14-15. Parabole de la création poétique et cinématographique. 02. 03. 2011

(14-15)
01. «Parabole de la création poétique et cinématographique.» (R. Bellour)
1.1.2. séance du 2 mars 2011 en atelier A1-175:
Le Testament d’Orphée
de Cocteau à la lumière du Coup de dés de Mallarmé (+ Le livre à venir de Maurice Blanchot et  Toute révolution est un coup de dés, film de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub).

Parabole : c’est une histoire qui traite d’un sujet. Ce qui prime est le sujet et toute œuvre importante comme un film pourrait se résumer à cette formule à deux termes de Godard appliquée au Petit Soldat.
«Le petit soldat a un sujet: un garçon a l’esprit confus, il s’en aperçoit et cherche à avoir l’esprit plus clair et une histoire: 1958, la France doit faire face à la guerre d’Algérie. Bruno Forestier, déserteur, travaille en Suisse, pour le compte d’un groupuscule d’extrême-droite. Ses amis le soupçonnent de pratiquer le double jeu et le mettent à l’épreuve en lui ordonnant d’assassiner un journaliste de Radio Suisse… Interdit par la censure française, le Petit Soldat ne sortit qu’en 1963. Godard y donnait sa définition du cinéma : ‘C’est vingt-quatre fois la vérité par seconde’.»

in «Jean-Luc Godard, entretien à propos du Petit Soldat»)
Godard lui oppose A bout de souffle qui est une histoire, sans sujet.

Le sujet commun

aux deux pièces cinématographiques présentées est la création poétique et cinématographique, car par chance, Straub et Huillet ont fait du poème de Mallarmé un film et Cocteau poète a choisi le cinématographe pour une ultime expression poétique. On peut supposer que Mallarmé y a pensé en fabriquant ses double-pages où la discontinuité des écarts spatiaux entre les phrases, les registres typographiques différents, sont la marque même de son caractère cinématographique virtuel. «Lorsque Mallarmé [et Cocteau]», dit Blanchot, «donne au poète pour devoir et au Livre [et au cinématographe] pour tâche: ‘l’explication orphique de la Terre’, ‘l’explication de l’homme’, qu’entend-il par ce mot répété ‘explication’? Exactement ce que ce mot comporte: le déploiement de la Terre et de l’homme en l’espace du chant. Non pas la connaissance de ce que l’un et l’autre sont naturellement, mais le développement —hors de leur réalité donnée et en ce qu’ils ont de mystérieux, de non éclairé, par la force dispersante de l’espace et par la puissance rassemblante du devenir rythmique— de l’homme au monde. Du fait qu’il y a poésie, il y a non seulement quelque chose de changé dans l’univers, mais comme un changement essentiel d’univers, dont la réalisation du Livre [du film] ne fait que découvrir ou fonder le sens. La poésie inaugure autre chose. Par rapport au réel de notre monde, ‘l’interrègne’ ou ‘l’éternel’; par rapport à l’action qui modifie la nature ‘l’action restreinte’.»

En ce qui concerne ce passage du livre de poèmes (Cocteau et Mallarmé sont des poètes) au cinématographe, nous pourrions lui appliquer la formule Ut cinematografia poesis, reprise de l’Ut pictura poesis, d’Horace, combattue au  18e siècle au nom de la spécificité des disciplines, et que le cinématographe, réanime paradoxalement.

Le vers 361 de l’Art poétique d’Horace/ l’Ut pictura poesis:
«Ut pictura poesis. Erit quae, si proprius stes,
Te capiat magis, et quaedam, si longius abstes;
Haec amat obscurum, volet haec sub luce videri,
Iudicis argutum quae non formidat acumen;
Haec placuit semel, haec deciens repetita placebit.»

«Une poésie est comme une peinture. Il s’en trouvera une pour te séduire davantage si tu te
tiens plus près, telle autre si tu te mets plus loin. L’une aime l’obscurité, une autre voudra
être vue en pleine lumière, car elle ne redoute pas le regard perçant du critique; certaines ne
font plaisir qu’une fois, d’autres, reprises dix fois, font toujours plaisir.»

in L.T,  «Les dispositions relatives du texte et de l’image.»

 

1. 1.
Jean Cocteau. Le Testament d’Orphée, 1959.

Cocteau meurt  dans son testament même, qui est une ultime mise en forme artistique. Le Coup de dés est le testament de Mallarmé qui se met en scène en vieux capitaine de navire qui fait naufrage. Claude Mauriac dit à propos du Testament: «Nous regardons avec appréhension Cocteau mimer sa propre mort. Cette œuvre traite des liens mystérieux qui rattachent à leur auteur les créatures de son imagination.» On peut appliquer cela à Mallarmé, les éléments naturels font figure de créatures de son imagination.

Dans son livre L’Entre-images, Photo, cinéma, vidéo, La Différence, 1990, Raymond Bellour opère cette réactualisation d’une Ut pictura poesis généralisée:

«Il y a désormais, de plus en plus d’images. Des passages entre les images. Parce que tout passe à la télévision. Parce que la vidéo a pu former, transformer toutes les images. [...] Entre photo, cinéma, vidéo, l’entre-images est un lieu de passages. Le lieu où passent aujourd’hui les images. Entre immobilité et mouvement, figuration et défiguration. Et, aussi, entre peinture et littérature ou langage.»

Il titre le dernier chapitre, p. 271: «Autoportraits». 
Le premier sous-chapitre «I. Fictions» ouvre sur le livre de Stendhal La Vie de Henry Brulard, «où il cherche une façon de dire Je.  [...] Ainsi s’annonce l’obsession autobiographique de Stendhal. [...] Il emplit son texte d’images». 
Le deuxième sous-chapitre «II. Inventaire» dit: «Voilà une dizaine d’années que le dossier de plus en plus lourd et subtil des relations entre cinéma et littérature s’est enrichi d’un pan nouveau, avec le décalage qui existe toujours entre la théorie, l’histoire, et la pratique (les films et leur critique); on s’est mis à parler de cinéma subjectif et d’autobiographie.»  Jonas Mekas est un des représentants de «L’écriture du Je au cinéma», et Brakhage… . 
Ces autobiographies cinématographiques ont «cette qualité rare d’être à la fois des autobiographies (mais toujours partielles, consacrées à tel problème, tel fragment de vie, tel moment, même si l’enfance y prévaut) et des entreprises, réfléchies et perverses, de destruction de l’autobiographie. On la voit s’effondrer, minée, à la fois structurellement et dynamiquement, par la fiction, le glissement logique, débordant vers la fiction. Ses pièges, ses dédoublements, ses équivoques, à mille lieues de toute vérité prescriptible. La fiction qui devient le lieu pour apprendre, comprendre, ce que livre le récit ‘vrai’.» [Cocteau apparaît à ce moment de l’analyse]:

«Enfin, il y aurait, à l’autre extrême de la carte apparemment, en fait tout proche, le ‘vrai cinéma’ des grands ‘auteurs», miné de l’intérieur par l’autobiographie rêvée. Le Testament d’Orphée est  bien une entreprise de cet ordre. Héritant de la fiction antérieure (Orphée) pour se la réincorporer, habité par la présence physique de l’auteur devenu personnage de la fable qu’il construit, s’engageant tout entier, comme il le dit dans le prologue, aux côtés de lui-même mais sans jamais chercher à se rejoindre et à se raconter par aucun récit rétrospectif qui témoignerait aussi peu que ce soit de la réalité concrète de sa propre vie, attaché, bien plus qu’à le dire, à prescrire les conditions qui le destinent à la mort pour que l’œuvre puisse apparaître comme la condition d’une résurrection: tel est Le Testament. Une autobiographie pré-métamorphosée en parabole de la création poétique et cinématographique, avec ses lieux, ses images, ses symboles et ses dieux.»

Quelques éléments donnés par Cocteau en 1960:
«On a dit que mon film n’avait pas de sens. Il n’a pas d’intrigue. C’est un film où les idées prennent corps, s’enchaînent les unes aux autres, un peu comme dans un rêve, mais ce n’est pas un rêve. Je n’ai jamais aimé qu’on raconte les rêves, j’aime le mécanisme du rêve et je m’en inspire.
J’aime la poésie qui se fait toute seule, et je voudrais parler aussi de la jeunesse, parce que le film s’appelle Le Testament d’Orphée parce que je le lègue à toute une jeunesse qui m’a toujours soutenue, c’est une jeunesse de l’ombre, une arrière jeunesse, comme on dit l’arrière pays qui est la partie cachée et magnifique de la Côte d’Azur.  Picasso a dit: « On met très longtemps à devenir jeune.. Cettre phrase est doublée par une phrase de Resnais: « Nous autres jeunes, nous ne pouvons pas faire de films jeunes, parce que nous sommes soumis à un impératif de contact immédiat avec des foules. On ne nous permet pas de faire des films jeunes. Il faut donc devenir vieux pour faire des films jeunes. »
Dans le Testament, il n’y a que un ou trois personnages principaux et l’on rencontre des figures énigmatiques. Le film n’a aucun rapport avec le titre. C’est un film austère et sans pittoresque. J’y interprète mon propre rôle. L’idée est de laisser aller l’esprit entr’ouvert, donner corps à de vagues images, dans un état second, ni la veille, ni le sommeil.»

1.2.
Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, Toute révolution est un coup de dés, 1977.

Ce film de 10 minutes 10 secondes, en couleur, est une lecture cinématographique du Coup de dés n’abolira jamais le hasard de Stéphane Mallarmé (1897).
Explication en profondeur du Coup de dés de Mallarmé  et référence clé du Livre à venir de Maurice Blanchot.

La sensation de lecture d’un texte résistant à la seule lecture livresque est révélée dans la forme cinématographique.

La genèse du film décrite dans un entretien filmique avec le réalisateur.

«Un spectateur: A propos de la résistance du texte… Comment avez-vous rencontré le Mallarmé de Toute révolution est un coup de dés: Un coup de dés n’abolira jamais le hasard.

Jean-Marie Straub: Oh, je l’avais vaguement survolé au lycée… Et puis, ensuite je suis parti, pendant onze ans je ne pouvais pas revenir, etc. Et puis avant de revenir, je me suis dit Tiens… il faudrait vraiment faire un film sur la Commune. Mais qui ne ressemble à rien d’autre, à rien de ce qui existe et… puis j’y ai renoncé, parce que je ne savais pas par quel bout le prendre. Je ne voulais en aucun cas utiliser Brecht ou des choses comme ça. Et alors… A peine j’ai été amnistié, on s’est promenés beaucoup à pied dans Paris et… et par hasard on a fini dans cet angle-là… au bout du Père Lachaise. Et je me suis dit Tiens voilà le film que tu devrais faire, mais il n’y avait encore rien, c’était comme la terrasse de Corneille sans Corneille. Tout d’un coup… le Mallarmé a fait irruption dans cet angle-là au-dessus de Paris, au Père Lachaise. Parce que le Mallarmé, tout d’un coup, je m’en suis souvenu. Mallarmé, il habitait de l’autre côté de la grille de la Gare Saint-Lazare. C’est là qu’il y a eu la dernière barricade, malgré tout. Alors ce qu’il pensait exactement de la Commune, il y a des gens qui de nos jours disent Ouais Ouais, lui aussi, mais moi je n’en crois pas un mot. La dernière barricade a eu lieu sur le boulevard des Batignolles à la hauteur de sa maison ou à peu près.

Le spectateur: Mallarmé a eu des amitiés anarchistes.

Jean-Marie Straub: Oui bien  sûr. Il y a un type qui a dit qu’il ne valait pas beaucoup mieux que Flaubert. Tout ça, c’est des histoires de mode et des trucs épisodiques comme ça. Moi, je ne doute pas de Mallarmé sur ce point-là. Je dis, même si c’était le cas, je m’en fous, voilà tout.

Le spectateur: Comment s’est effectué le travail de répartition, de, justement, de ce texte très particulier, entre les neuf récitants?

Jean-Marie Straub: Bêtement: suivant la typographie. Lui-même le disait naïvement ou brutalement. Il disait Ce que j’ai écrit en lettres capitales, c’est les hommes; ce qui est écrit en lettres pas capitales, c’est les femmes. (Des rires). On n’en sortira jamais… Et puis il y a des silences. Il y a deux lignes et puis tout d’un coup il y a un blanc comme ça et c’est décalé.

Jean-Marie Straub: Le film, c’est ça et rien d’autre. Ce n’est pas mystérieux. Chaque caractère est un personnage et chaque personnage à l’intérieur des blocs qu’il a, a des pauses qui ne sont pas les siennes. Ce sont des pauses… typographiques, des pauses de l’espace de la page, qui sont d’ailleurs très mystérieuses.

Le spectateur: Oui, votre film, du reste, conserve totalement l’opacité du texte.

Jean-Marie Straub: Comment cela aurait été possible autrement puisqu’il est demeuré opaque pour moi. C’était ça le défi.

Jean-Marie Straub: C’était de combattre l’opacité… en sachant très bien qu’on n’arriverait à aucun résultat. Dans ce sens-là, le film ressemble à aucun de nos films parce qu’à part quelques moments je n’ai jamais fait un film avec des phrases que je ne comprenais pas.
(Extrait de Maintenant dites-moi quelque chose de Philippe Lafosse. Editions Ombres/Al-prod. 2010