01. Autour d’Alexander Sokourov. La question du médium. 13. 10. 2010
01. Autour d’Alexander Sokourov. La question du médium
Eléments pour le cours du 13 octobre 2010
01. 00.
Le cœur du problème
Le cœur du problème: la relation entre le médium peinture et le médium livre et par extension le médium cinéma, le livre numérique inaugurant un lieu possible de ces relations.*
01. 01.
Un livre d’artiste
Un livre d’artiste est «le fait» d’un artiste selon Paul-Armand Gette. Toute forme de livre de la simple feuille A4 jusqu’au livre numérique.
01. 02.
Mais qu’est-ce qu’un livre numérique?
Philip Roth, écrivain met en doute l’idée même de livre écranique **—associé à l’Ipad, voire à l’Iphone.
Q.: «Vous êtes très pessimiste sur l’avenir des livres et de la littérature…
P. R.: «Je suis pessimiste et je suis sûr d’avoir raison. C’est en premier lieu une question de temps. De combien de temps libre les gens disposent-ils quand ils rentrent chez eux? Deux heures, trois heures? Et ils sont face à la dictature de l’écran. L’écran de la télévision, l’écran de l’ordinateur, l’écran de l’Ipad… Ces écrans sont plus importants que les livres. Même les livres numériques, je ne suis pas sûr de ce qu’il en restera dans dix ans. Les gens n’ont plus cette «antenne» qui était consacrée à la littérature [à l’art pourrait-on ajouter], elle a été remplacée par une antenne électronique. Ils sont face à des écrans, à des pages qu’ils regardent, une par une. Ils ont perdu la faculté de se concentrer sur un livre. Les gens qui lisent vont devenir une secte très réduite. L’écriture va continuer mais le nombre de lecteurs va diminuer. Et à un moment ou à un autre, plus personne ne va lire. Mais bon, l’avantage d’avoir 77 ans, c’est que je ne serai plus là pour le voir.» (Libération 30 septembre 2010)
01. 03.
«Je hais les livres»
A l’inverse, dans les détracteurs de la lecture, on trouve étrangement Jean-Jacques Rousseau, celui du traité de l’éducation (Emile ou de l’éducation, 1762) http://classiques.uqac.ca/classiques/Rousseau_jj/emile/emile.html, qui revient sur cet appel à lire fait constamment aux enfants qui n’aiment pas lire et qui fait un éloge de la tradition orale :
«Je hais les livres, ils n’apprennent qu’à parler de ce qu’on ne sait pas. On sait qu’Hermès grava sur des colonnes les éléments des sciences, pour mettre ses découvertes à l’abri d’un déluge. S’il les eut bien imprimées dans la tête des hommes, elles s’y seraient conservées par tradition. Des cerveaux bien préparés sont les monuments où se gravent le plus sûrement les connaissances humaines.
[...] Puisqu’il nous faut absolument des livres il en existe un qui nous fournit, à mon gré, le plus heureux traité d’éducation naturelle. Ce livre sera le premier que lira mon Emile, seul il composera durant longtemps toute sa bibliothèque, et il y tiendra toujours une place distinguée. Il sera le texte auquel tous nos entretiens sur les sciences naturelles ne serviront que de commentaire. Il servira d’épreuve durant nos progrès à l’état de notre jugement, et tant que notre goût ne sera pas gâté, sa lecture nous plaira beaucoup. Quel est donc ce merveilleux livre? Est-ce Aristote, est-ce Pline , est-ce Buffon? Non c’est Robinson Crusoé.»
01. 04.
Le livre en tant que médium artistique
Le livre en tant que médium artistique appartient à l’histoire de l’art contemporain. Il a une origine datée que nous accepterons en tant que telle, le début des années soixante ainsi que le texte qui le dit : «Le livre comme œuvre d’art 1960-1972» de Germano Celant, écrit en 1971 à Gênes. On le trouve dans un catalogue Tim Guest, Germano Celant, Books by artists, Art metropole, 1981. Mais il est publié en français dans la revue VH 101, n° 9, automne 1972, sous le titre
Germano Celant, «Le livre comme travail artistique, 1960-1970».
Le concept est «dans les bagages» des artistes conceptuels californiens américains, et l’exposition à Paris en 1990, l’art conceptuel, une perspective, fera une part très belle à ces livres des années 60. Leverkusen Pieces, 1969 de Robert Barry, sous vitrine, en serait le paradigme. Le cartel en indique classiquement le médium : texte dactylographié sur papier 4 pièces: 28,1 x 22,3 cm, chacune signé en bas à droite: RB’69. Collection Paul Maenz, Cologne. Chacune de ces quatre feuilles (format A4 américain) comporte une seule phrase située au haut de la page
Something that is taking shape in my mind and will sometimes come to consciousness.
Something that is searching form and needs me to reveal itself.
Something I was once conscious of but have now forgotten.
Something which is unknown to me but which works upon me.Quelque chose qui prend forme dans mon esprit et vient parfois à la conscience.
Quelque chose qui cherche une forme et a besoin de moi pour se révéler.
Quelque chose dont j’ai été conscient mais que j’ai maintenant oublié.
Quelque chose qui m’est inconnu, mais qui fonctionne sur moi.
Le texte de Sol LeWitt, Sentences on Conceptual Art, manuscrit, publié dans le 0-9, New-York, 1969 et Art & Language, Coventry, mai 1969, p. 11, entre dans cette catégorie des feuilles porteuses de texte, ici manuscrit, et reproduit pour la publication.
Sol LeWitt, Sentences on Conceptual Art
Lawrence Weiner fait des statements plastiques et l’explique
«Qu’il s’agisse d’édifier une sculpture, de peindre ou de danser, quoiqu’il en soit l’information verbale est la manière la plus claire de la présenter. Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise manière. Un livre est la manière la plus simple. Vous faites un livre aux moindres frais et quiconque est intéressé par votre travail peut l’acheter et avoir toute information. En un sens, dès l’instant que vous connaissez un de mes travaux, vous le possédez. Il n’y a pas moyen que je grimpe dans la tête de quelqu’un pour le lui enlever.»
01. 05.
La question du médium selon Sokourov
Mais inventer des médiums artistiques, au fil des avancées des technologies médiatiques de l’information intégrant texte, photo, cinéma, ne peut éviter la question boomerang du médium artistique originaire: la peinture. Passer par la visio-lecture d’une œuvre cinématographique, courte pièce-essai de Sokourov, nous permettra aujourd’hui, dans notre séance de cours, d’avoir comme une vision prémonitoire du livre d’artiste numérique, (par l’abondance de texte de la voix off donnée en sous-titres qui mangent l’image animée volontairement «plate», avec la peinture placée en précurseur «sombre».
L’œuvre choisie de Sokourov est Hubert Robert. A Fortunate Life. Le cinéma se coltine à la peinture, Sokurov parvient à une concordance des arts dans cet essai de 30 minutes où ça, où il, parle d’abondance, ce qui en fait son caractère d’essai mais l’image cinématographique est aussi surabondante, d’autant qu’elle s’immerge dans la peinture.
Nous reprenons ici les propos de Sokourov (dans les bonus du DVD) qui révèlent une «espèce de conservatisme», il le dit lui-même, mais attitude qui l’entraîne vers une esthétique particulière de l’image cinématographique, qui est au cœur de la problématique du livre numérique, si nous en acceptons l’hypothèse : introduire de l’image animée sonore affleurant le plan de la page-écran.
Cinéma et peinture
selon Sokourov
«La question de la relation entre l’image au cinéma et la peinture est très importante. Le premier signe de rapprochement d’une image au niveau de l’art se produit si l’image porte l’empreinte de l’art. jusqu’à présent la peinture, le dessin portaient cette empreinte, la sculpture, la photo moins. Si le cinéaste moderne s’appuie sur les traditions, les traditions qui existent dans la peinture, si ça se produit et si ça s’avère possible, il y a des chances de création de nouvelles œuvres d’art. Qu’est-ce qui nous unit à la peinture? C’est le fait que malgré toutes les ruses, le cinéma et la peinture son sans aucun doute des phénomènes plats. Ils n’ont pas de relief. L’image au cinéma est projetée sur un écran plat. Avant cela cette image prend forme sur la surface plane du négatif. Tous les propos sur la création du volume au cinéma ne sont donc qu’un jeu ou une erreur. A mon avis il faut faire le maximum pour obtenir des résultats artistiques semblables à ceux obtenus par les peintres. Et c’est alors qu’on pourra dire qu’une œuvre d’art cinématographique, une vraie œuvre d’art est enfin née. L’optique nous gêne, c’est sûr, parce que l’optique détruit, elle essaie de jouer avec l’espace et trompe tout le monde. Pas pour longtemps, je pense que les cinéastes seront amenés à combattre l’illusion optique, et à s’occuper de l’art plastique. L’art plastique, plat, privé de perspective littérale ou physiologique, peut devenir attrayant par son résultat, qui nous permet de parler d’art. Dans l’image plane, il y a quelque chose qui reste réservé qui reste non dit à nos spectateurs. Or ce qui distingue l’art, c’est le mystère, les limites à ce qu’on dit, une limitation de ce que nous pouvons voir et ressentir immédiatement. Il faut du mystère. Une image plane nous donne ce mystère.
»
Les anciens maîtres en peinture.
«La peinture du 17e, 18e et 19e siècle est sans doute celle que je préfère. C’est l’époque où existait l’école de peinture, une grande maîtrise du métier, des vrais grands noms. En plus, il y avait le lien entre la tradition de la peinture et une culture religieuse bien fondée, très importante pour l’art. La stabilité est très importante. Je dirais même une espèce de conservatisme. L’époque contemporaine, le 20e siècle m’intéressent moins car les grands noms sont inexistants même s’ils sont connus. Les tableaux de certains artistes contemporains sont vendus des millions de dollars mais l’argent ne signifie rien. Mais des noms au niveau d’un Rembrandt, d’un Gréco ou encore d’un Turner n’existent pas. Personne ne me convaincra que Picasso soit à leur hauteur. Picasso est universel, c’est une figure culturelle du 20e siècle, un homme universel; mais par un Rembrandt, ni un Le Gréco. A part cela il faut noter que les peintres du 19e siècle prêtaient une grande attention au rendu du paysage. Ils avaient une remarquable maîtrise de l’art du portrait, que n’ont pas les contemporains. Ces derniers n’ont pas de tradition en matière de paysages qui soit valable et les résultats ne sont pas probants. Bien sûr, ils sont aussi loin derrière, en portraits, et ça c’est un problème important des arts plastiques de notre époque. L’absence de portraits parfaits et sublimes, et le manque de résultats fondamentaux en peinture. Par exemple l’œuvre de Turner qui, à mon avis, a anticipé et compris tout ce qu’ont pu faire les impressionnistes. Turner n’est pas très connu, donc, beaucoup admirent les impressionnistes français. L’art fondamental existe déjà, la peinture existe. On ne peut les nier, ou dire qu’ils ont perdu leur importance fondamentale et universelle.»
01. 06.
Passer de la peinture à la page: Matisse, Jazz, 1947
«Durant les années 40, la cécité croissante de Matisse le conduit à user de la technique du papier découpé, qui favorise son ambition de toujours dans la synthèse de la couleur et de la ligne. Matisse comble les potentialités qu’il voit dans la technique de découpage en préparant des dessins pour des reproductions au pochoir de son livre autobiographique, Jazz, 1947. Plutôt que de transposer des images de la toile sur la page imprimée, Matisse aborde la conception de la page comme une forme artistique en soi, inversant le point de vue habituel des artistes sur la relation entre peinture et illustration.»
01. 07.
Mallarmé, Un coup de dés jamais n’abolira jamais le hasard (1897-1914)
Le précurseur en la matière : penser la page comme espace pictural mais dont les figures qui s’y déploient et s’y composent sont des lignes de texte même, «mise en scène spirituelle exacte», c’est Mallarmé et l’ouvrage édité par Gallimard en 1914, le poème Un coup de dés jamais n’abolira jamais le hasard, considéré par Broodthaers comme «la source de l’art contemporain.» Nous y reviendrons un peu plus tard dans notre programme.
* 01. 08
Note bibliographique à propos du livre
«À quoi sert un livre sans image?» Lewis Carroll
** 01. 09
Note bibliographique sur le tout écran inauguré par la télévision qui perdure avec internet, opposé au livre.
Neil Postman, Se distraire à en mourir, nova éditions, 2010.
Dans Libération du lundi 11 octobre 2010: «L’essai de ce théoricien de la communication traduit en 1986 et réédité, part d’une distinction simple du régime de la terreur: soit le scénario imaginé par 1984, de George Orwell, qui prévient du risque «d’être écrasé par une force oppressive externe». Soit Le Meilleur des mondes, d’Aldous Huxley, qui n’a pas besoin de Big Brother, car «il sait que les gens en viendront à aimer leur oppression, à adorer les technologies qui détruisent leurs capacités de penser.» La phrase fait d’emblée écho dans une époque d’omniprésence de l’internet —encore dans les limbes quand Postman écrivait le livre— et traversée par des débats sur la neutralité du Net et le droit à l’oubli. Entre les deux anticipations, Postman choisit la seconde, celle de Huxley, celle où le contrôle sur les gens s’exerce en leur infligeant du plaisir. Par plaisir, il parle de télévision. L’analyse peut paraître primaire, elle repose en réalité sur une démonstration épistémologique, appliquée à l’histoire américaine. Son propre pays a ceci de pertinent qu’il s’est développé intensément à partir de l’imprimé. «Toute l’activité publique était canalisée dans le livre et s’exprimait à travers lui: il devint le modèle, la métaphore et la mesure de tout discours», écrit-il. Jusqu’à la fin du 19e siècle, le livre était tout, avec pour conséquence une «utilisation objective et rationnelle de la pensée. Mais «la pensée typographique» allait bientôt connaître le déclin. L’âge sombre aurait commencé en 1704, quand les publicités payées apparurent dans The Boston News Letter. Puis ce fut l’arrivée massive des illustrations et photographies et l’utilisation d’un langage non propositionnel (les slogans). Mais c’est le télégraphe qui donna un nouveau sens au discours public;[...] Le télégraphe a fait de l’information une marchandise [...] «Pour le télégraphe, l’intelligence consiste à avoir entendu parler de quantité de choses, non pas à les connaître.» [...] Puis la télévision «met des personnalités dans nos cœurs et non pas des abstractions dans nos têtes», prive de perspective historique par son aspect fragmenté lié au présent [...] Sa leçon reste celle de Huxley, simpliste mais à méditer: dans le Meilleur des mondes, la plus grande cause d’affliction des gens «n’était pas de rire au lieu de penser, mais de ne pas savoir pourquoi ils riaient et pourquoi ils avaient arrêté de penser».
Mais Postman précise qu’aucun média n’est dangereux si ses utilisateurs en connaissent les dangers.