09.02. Autour de Maurice Blanchot. Le Livre à venir
«À quoi sert un livre sans image?» Lewis Carroll
Il ne faut pas confondre nouvelles formes du livre et nouvelles formes de la lecture, qui elles, remettent en cause le livre ordinaire comme lieu unique de la lecture, certes, mais revenir sur «le Livre à venir» de Maurice Blanchot participe de la remise en cause du livre de type codex (le cahier de feuilles porteuses de texte), et l’article de Blanchot qui donne son titre au livre est centré sur l’idée du livre selon Mallarmé, premier acteur-déconstructeur du livre de type codex, exemplifié par le poème Un coup de dés jamais n’abolira jamais le hasard (1897-1914)
Mallarmé, Un coup de dés jamais n’abolira jamais le hasard (1897-1914)
ou penser la double page du livre ouvert comme espace pictural mais dont les figures qui s’y déploient et s’y composent sont des lignes de texte même, «mise en scène spirituelle exacte». Le poème édité par Gallimard en 1914, Un coup de dés jamais n’abolira jamais le hasard est considéré par Broodthaers comme «la source de l’art contemporain» et il en fait plusieurs remakes dont un sur feuilles d’aluminium anodisé.
La constellation d’étoiles de la fin du poème de Mallarmé, Un coup de dés n’abolira jamais le hasard, groupement des points lumineux d’étoiles est l’équivalent inversé des points des dés jetés noyés dans la mer par le navigateur dont le bateau est englouti dans l’océan, —le lancer de dés n’a pas pu le sauver du naufrage—, ou des caractères typographiques du poème qui perdureraient comme des points GPS immuables. L’argument du Coup de dés qui est la question de l’œuvre d’art même, distribué dans les doubles pages du poème, motif secondaire—le motif principal étant le titre— est en caractère Times, corps 16 romain capitale:
(page 2b) «QUAND BIEN MÊME LANCÉ DANS DES CIRCONSTANCES ÉTERNELLES / DU FOND DU NAUFRAGE
(page 3a) SOIT
(page 4a) LE MAÎTRE
(page 9b) EXISTÂT-IL / COMMENÇÂT-IL ET CESSÂT-IL / SE CHIFFRÂT-IL / ILLUMINÂT-IL
(page 10a) RIEN
(page 10b) N’AURA EU LIEU / QUE LE LIEU
(page 11a) EXCEPTÊ / PEUT-ÊTRE / (page 11b) UNE CONSTELLATION.»
Lecture du texte de Blanchot. Citations.
«Le Livre : qu’entendait Mallarmé par ce mot ? Son aspiration au Livre unique mais fait de plusieurs volumes. «Cette pluralité de l’unique vient de la nécessité d’étager, selon des niveaux différents, l’espace créateur», [...] autre trait invariable : de ce livre, il voit d’abord la disposition nécessaire, livre « architectural et prémédité, délimité, hiérarchisé ». [...] La poésie ne répond pas à l’appel des choses. Elle n’est pas destinée à les préserver en les nommant. Au contraire, le langage poétique est « la merveille de transposer un fait de nature en sa presque disparition vibratoire. » Le hasard [décision de supprimer le hasard] sera tenu en échec par le livre, si le langage, allant jusqu’au bout de son pouvoir, attaquant la substance concrète des réalités particulières, ne laisse plus apparaître que « l’ensemble des rapports existant dans tout ».
La poésie devient alors ce que serait la musique réduite à son essence silencieuse: un cheminement un déploiement de pures relations, soit la mobilité pure » (page 305)
Echappant au hasard par sa structure et sa délimitation, le livre accomplit l’essence du langage qui use les choses en les transformant en leur absence et en ouvrant cette absence au devenir rythmique qui est le mouvement pur des relations; le livre sans hasard est un livre sans auteur: impersonnel. [...] Mallarmé parle du livre comme s’il existait déjà inné en nous et écrit dans la nature: « Je crois tout cela écrit dans la natur de façon à ne laisser fermer les yeux qu’aux intéressés à ne rien voir. Cette œuvre existe, tout le monde l’a tentée, sans le savoir: il n’est pas un génie ou un pitre, qui n’en ait retrouvé un trait sans le savoir ». « L’œuvre implique la disparition élocutoire du poète, qui cède l’initiative aux mots, par le heurt de leur inégalité mobilisés…. » Le poète disparaît sous la pression de l’œuvre, par le même mouvement qui fait disparaître la réalité naturelle. [...] La nature se transpose par la parole dans le mouvement rythmique qui la fait disparaître, incessamment et indéfiniment; et le poète, par le fait qu’il parle poétiquement, disparait en cette parole et devient la disparition même qui s’accomplit en cette parole, seule initiatrice et principe: source.
Le livre sans auteur. « Impersonnifié, le volume, autant qu’on s’en sépare comme auteur, ne réclame aucune approche de lecteur. Tel, sache, entre les accessoires humains, il a lieu tout seul: fait, étant. »
Nous sommes loin de la tradition romantique et de la tradition ésotérique. Mallarmé repousse l’idée de substance, comme l’idée de vérité permanente et réelle. Quand il nomme l’essentiel —que ce soit l’idéal, le rêve—, cela a toujours trait à quelque chose qui n’a pour fondement que l’irréalité reconnue et affirmée de la fiction. De là que le problème majeur soit pour lui: quelque chose comme les Lettres existe-t-il? de quelle manière la littérature existe-t-elle? quel rapport entre la littérature et la réalité de l’être?
On sait que Mallarmé retire toute réalité au présent. « … il n’est pas de présent, non —un présent n’existe pas… » « Mal informé celui qui se crierait son propre contemporain… »
Et pour la même raison, il n’admet pas dans le devenir historique de passage, tout est coupure et rupture, « tout s’interrompt, effectif, dans l’histoire, peu de transfusion ». Son œuvre est tantôt figée dans une virtualité blanche, immobile; tantôt —et c’est le plus significatif— animée d’une extrême discontinuité temporelle, livrée à des changements de temps et à des accélérations, des ralentissements, des ‘arrêts fragmentaires‘, signe d’une essence toute nouvelle de la mobilité, où c’est comme un autre temps qui s’annonce, aussi étranger à la permanence éternelle qu’à la durée quotidienne: « ici devançant, là remémorant, au futur, au passé, sous une apparence fausse de présent ».
Sous ces deux formes, le temps exprimé par l’œuvre, contenu par elle, intérieur à elle, est un temps sans présent. [Mais] Mallarmé niant le présent, le réserve à l’œuvre, tout en faisant de ce présent celui de l’affirmation sans présence où tout ce qui brille en même temps qu’il s’évanouit (« l’instant qu’ils y brillent et meurent dans une fleur rapide, sur quelque transparence comme d’éther »). L’évidence du livre, son éclat manifeste sont donc tels que l’on doit dire de lui qu’il est, qu’il est présent, puisque sans lui rien ne serait jamais présent, mais cependant il est toujours en défaut par rapport aux conditions de l’existence réelle: étant mais impossible.
[...] Mallarmé s’est interrogé sur l’histoire. Il s’est interrogé sur les rapports entre l’action générale —fondée sur l’économie politique— et celle qui se détermine à partir de l’œuvre (« l’action restreinte« ). Constatant que « l’époque » est peut-être toujours pour l’écrivain « un tunnel« , un temps d’intervalle et comme l’entre-temps, il a exprimé cette idée, que, plutôt que de risquer sur des circonstances qui ne pourraient jamais être qu’incomplètement favorables les conclusions d’art extrêmes contenues dans l’intégrité du livre, il valait mieux jouer contre toute opportunité historique et en ne faisant rien pour les ajuster au temps, mais au contraire en mettant en évidencen le conflit, la déchirure temporelle, afin d’en tirer une clarté. L’œuvre donc doit être la conscience du désaccord entre « l’heure » et le jeu littéraire, et cette discordance fait partie du jeu, est le jeu même.
Mallarmé n’a pas été moins attentif à la crise majeure que traverse de son temps la littérature, crise historique propre à la génération récente: [...] « … dans des bouleversements, tout à l’acquit de la génération récente, l’acte d’écrire se scruta jusqu’en l’origine. Très avant, au moins, quant au point, je le formule: —A savoir s’il y a lieu d’écrire. » « Les gouvernements changent: toujours la prosodie reste intacte. »
[...] Tout cela nous fait pressentir le grand bouleversement que l’atteinte à la rime « gardienne » représente pour lui. Pourtant sa dernière œuvre est un « poème ». Poème essentiel (et non un poème en prose) mais qui, pour la première et unique fois, rompt avec la tradition: non seulement consent à la rupture, mais inaugure intentionnellement un art nouveau, art encore à venir et l’avenir comme art. Décision capitale et œuvre elle-même décisive.
[...] Un coup de dés
Si (un peu hâtivement ) on admet que Mallarmé a toujours reconnu dans le vers traditionnel le moyen de vaincre le hasard « mot à mot« , on verra qu’il y a dans Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, une étroite correspondance entre l’autorité de la phrase centrale déclarant invincible le hasard et le renoncement à la forme la moins hasardeuse qui fût: l’antique vers. La phrase Un coup de dés jamais n’abolira le hasard ne fait que produire le sens de la forme nouvelle dont elle traduit la disposition. Mais par là, et du moment qu’il y a corrélation précise entre la forme du poème et l’affirmation qui le traverse en le soutenant, la nécessité se rétablit. Le hasard n’est pas libéré par la rupture du vers réglé: il est au contraire, étant précisément exprimé, soumis à la loi exacte de la forme qui lui répond et à laquelle il doit répondre.
[...] Un coup de dés, l’œuvre même qu’il constitue et qui ne fait pas du poème une réalité présente ou seulement future, mais sous la double dimension négative d’un passé inaccompli et d’un avenir impossible, le désigne dans l’extrême lointain d’un peut-être d’exception… Un coup de dés n’est que dans la mesure où il exprime l’extrême et exquise improbabilité de lui-même, de cette Constellation qui, à la faveur d’un peut-être d’exception (sans autre justification que le vide du ciel et la dissolution de l’abîme), se projette « sur quelque surface vacante et supérieure« : naissance d’un espace encore inconnu, celui de l’œuvre. [...] « Veillant doutant roulant brillant et méditant« . Il faudrait s’arrêter sur ces cinq mots par lesquels l’œuvre se présente dans l’invisibilité du devenir qui lui est propre. Cinq mots très purs de toute provocation magique et qui, dans la tension infinie où semble s’élaborer un temps nouveau, le temps pur de l’attente et de l’attention, en appellent à la seule pensée pour qu’elle veille sur l’éclat du mouvement poétique.
Naturellement, je ne dirais pas qu’il est le Livre, [mais]
Un coup de dés annonce un livre tout autre que le livre qui est encore le nôtre: il laisse pressentir que ce que nous appelons livre selon l’usage de la tradition occidentale, où le regard identifie le mouvement de compréhension avec la répétition d’un va-et-vient linéaire, n’a de justification que dans la facilité de la compréhension analytique. Au fond il faut bien nous en rendre compte: nous avons les livres les plus pauvres qui puissent se concevoir, et nous continuons de lire, après quelques millénaires, comme si nous ne faisions toujours que commencer à apprendre à lire.
C’est à la fois dans le sens de la plus grande dispersion et dans le sens d’une tension capable de rassembler l’infinie diversité, par la découverte de structures plus complexes, qu’Un coup de dés oriente l’avenir du livre. (page 319) L’esprit, dit Mallarmé après Hegel, est « dispersion volatile« . Le livre qui recueille l’esprit recueille donc un pouvoir extrême d’éclatement, une inquiétude sans limite et que le livre ne peut contenir, qui exclut de lui tout contenu, tout sens limité, défini et complet. Mouvement de diaspora qui ne doit jamais être réprimé, mais préservé et accueilli comme tel dans l’espace qui se projette à partir de lui et auquel ce mouvement ne fait que répondre, réponse à un vide indéfiniment multiplié où la dispersion prend forme et apparence d’unité. Un tel livre, toujours en mouvement, toujours à la limite de l’épars, sera aussi toujours rassemblé dans toutes les directions, de par la dispersion même et selon la division qui lui est essentielle, qu’il ne fait pas disparaître, mais apparaître pour s’y accomplir.
Un coup de dés est né d’une entente nouvelle de l’espace littéraire, tel que puissent s’y engendrer, par des rapports nouveaux de mouvement, des relations nouvelles de compréhension. Mallarmé a toujours eu conscience de ce fait, méconnu jusqu’à lui et peut-être après lui, que la langue était un système de relations spatiales infiniment complexes dont ni l’espace géométrique ordinaire, ni l’espace de la vie pratique ne nous permettent de ressaisir l’originalité. (note: Pour Mallarmé, le langage n’est pas fait de mots même purs: il est ce en quoi les mots ont toujours déjà disparu et ce mouvement oscillant d’apparition et de disparition). L’espace poétique, source et « résultat » du langage, n’est jamais à la manière d’une chose; mais toujours, « il s’espace et se dissémine« . De là, l’intérêt que Mallarmé porte à tout ce qui le conduit vers l’essence singulière du lieu, le théâtre, la danse, et sans oublier que le propre des pensées et des sentiments humains est aussi de produire un « milieu ». « Toute émotion sort de vous, élargit un milieu; ou sur vous fond et l’incorpore. »
Cette langue nouvelle [...] est une langue stricte, destinée à élaborer, selon des voies nouvelles, l’espace propre au langage, que nous autres, dans la prose quotidienne comme dans l’usage littéraire, nous réduisons à une simple surface parcourue par un mouvement uniforme et irréversible. A cet espace, Mallarmé restitue la profondeur. Une phrase ne se contente pas de se dérouler d’une manière linéaire; elle s’ouvre; par cette ouverture s’étagent, se dégagent, s’espacent et se resserrent, à des profondeurs de niveaux différents, d’autres mouvements de phrases, d’autres rythmes de paroles, qui sont en rapport les uns avec les autres selon de fermes déterminations de structure, quoique étrangères à la logique ordinaire —logique de subordination— laquelle détruit l’espace et uniformise le mouvement.
Mallarmé est le seul écrivain qu’on puisse dire profond. Il ne l’est pas d’une manière métaphorique, et à cause du sens profond de ce qu’il dit; mais ce qu’il dit suppose un espace à plusieurs dimensions et ne peut s’entendre que selon cette profondeur spatiale qu’il faut appréhender simultanément à des niveaux différents (d’ailleurs, que veut dire la formule dont nous nous servons si volontiers: cela est profond? La profondeur du sens consiste dans le pas en arrière —en retrait— que le sens nous conduit à faire par rapport à lui.
Un coup de dés est l’affirmation sensible de ce nouvel espace. Il est cet espace devenu poème. La fiction qui y est à l’œuvre, ne semble avoir d’autre visée —par l’épreuve du naufrage d’où naissent et où s’exténuent des figures de plus en plus subtilement allusives à des espaces toujours plus lointains —que de parvenir à la dissolution de toute étendue réelle, à la « neutralité identique du gouffre« , avec quoi, au point extrême de la dispersion, ne s’affirme plus que le lieu: le rien comme le lieu ou rien n’a eu lieu [...] « béante profondeur » de l’abîme, qui, se renversant à l’altitude de l’exception, fonde l’autre abîme du ciel vide pour y prendre figure de Constellation: dispersion infinie se rassemblant dans la pluralité définie d’étoiles, poème, où, des mots ne restant que leur espace, cet espace rayonne en un pur éclat stellaire.
[...] La pensée poétique de Mallarmé, si elle se formule d’une manière privilégiée en termes d’univers, [...] c’est plutôt par l’exigence de l’espace créateur, et créateur en tant qu’infiniment vide et d’un vide infiniment mouvant.
Mallarmé a doué l’homme d’une expérience nouvelle: l’espace comme l’approche d’un autre espace, origine créatrice et aventure d’un mouvement poétique. [...] c’est toujours du côté de la joie, de l’affirmation exaltante, que la poésie se déclare, chaque fois que Mallarmé « civilisé édennique » se voit contraint de la situer. [...] La poésie « doue ainsi d’authenticité notre séjour ». (note: « la poésie est l’expression, par le langage humain ramené à son rythme essentiel, du sens mystérieux des aspects de l’existence; elle doue ainsi d’authenticité notre séjour et constitue la seule tâche spirituelle. »)
Pour Mallarmé, ce que fondent les poètes, l’espace —abîme et fondement de la parole—, est ce qui ne demeure pas, et le séjour authentique n’est pas l’abri où l’homme se préserve, mais c’est en rapport avec l’écueil, par la perdition et le gouffre, et avec une « mémorable crise » qui seule permet d’atteindre au vide mouvant, lieu où la tâche créatrice commence.
Lorsque Mallarmé donne au poète pour devoir et au Livre pour tâche: « l’explication orphique de la Terre« , « l’explication de l’homme« , qu’entend-il par ce mot répété « explication »? Exactement ce que ce mot comporte: le déploiement de la Terre et de l’homme en l’espace du chant. Non pas par la connaissance de ce que l’un et l’autre sont naturellement, mais le développement —hors de leur réalité donnée et en ce qu’ils ont de mystérieux, de non éclairé, par la force dispersante de l’espace et par la puissance rassemblante du devenir rythmique— de l’homme et du monde. Du fait qu’il y a poésie, il y a non seulement quelque chose de changé dans l’univers, mais comme un changement essentiel d’univers, dont la réalisation du Livre ne fait que découvrir ou fonder le sens. La poésie inaugure autre chose. Par rapport au réel, on peut l’appeler irréel (« ce pays n’exista pas« ); par rapport au temps de notre monde, « l’interrègne » ou « l’éternel« ; par rapport à l’action qui modifie la nature « l‘action restreinte« .
Cette autre chose. Un coup de dés est une œuvre où sont mis également en rapport l’espace poétique et l’espace cosmique. [...] Un coup de dés dit d’une manière qui nous engage dans un avenir essentiel, la décision propre à la parole créatrice. Et Mallarmé lui-même, en cessant de donner à l’œuvre le genre de certitude qui ne convient qu’aux choses et en l’évoquant sous la seule perspective d’où sa présence peut nous parvenir, comme l’attente de ce qu’il y a de plus lointain et moins sur, est dans un rapport beaucoup plus confiant avec l’affirmation de l’œuvre. Ce qui pourrait se traduire en disant (inexactement): le doute appartient à la certitude poétique, de même que l’impossibilité d’affirmer l’œuvre nous rapproche de son affirmation propre celles dont les cinq mots « veillant doutant roulant brillant et méditant » remettent le soin à la pensée.
Un coup de dés est le livre à venir. Mallarmé affirme clairement, et en particulier dans la préface, son dessein qui est d’exprimer, d’une manière qui les change, les rapports de l’espace et du mouvement temporel. L’espace qui n’est pas, mais « se scande », « s’intime », se dissipe et se repose selon les diverses formes de la mobilité de l’écrit, exclut le temps ordinaire. Dans cet espace —l’espace même du livre—, jamais l’instant ne succède à l’instant selon le déroulement horizontal d’un devenir irréversible. On n’y raconte pas quelque chose qui se serait passé, fût-ce fictivement. L’histoire est remplacée par l’hypothèse: « Soit que… » L’événement dont le poème fait son point de départ n’est pas donné comme fait historique réel, fictivement réel: il n’a de valeur que relativement à tous les mouvements de pensée et de langage qui peuvent en résulter et dont la figuration sensible « avec retraits, prolongements, fuites« , est comme un autre langage instituant le jeu nouveau de l’espace et du temps.
Cela est nécessaire, très ambigu. D’un côté, nous avons la tentative d’exclure la durée historique en y substituant des rapports de proportion et de réciprocité dont la recherche de Mallarmé a toujours fait grand emploi: « si ceci est cela, cela est ceci« , lisons-nous dans les notes du manuscrit posthume ou encore : « deux alternatives d’un même sujet —ou ceci ou cela— (et, non pas traitées par suite, historiquement— mais toujours intellectuellement). » [...] Il cherche à imiter les procédés de rigueur géométrique pour libérer la parole de la succession sensible et lui rendre la maîtrise de ses propres rapports. Mais ce n’est qu’une imitation. « Tout se passe par raccourci, en hypothèse; on évite le récit ». Pourquoi évite-t-on le récit? Non seulement parce qu’on élimine le temps du récit, mais parce qu‘au lieu de raconter, on montre. Pour la première fois, l’espace intérieur de la pensée et du langage est représenté de manière sensible. La « distance … qui mentalement sépare des groupes de mots ou les mots entre eux » est visible typographiquement, ainsi que l’importance de tels termes, leur puissance d’affirmation, l’accélération de leurs rapports, leur concentration, leur éparpillement, enfin la reproduction, par l’allure des mots et par leur rythme, de l’objet qu’ils désignent. [...]
Que nous apprend de plus Un coup de dés? L’œuvre littéraire y est en suspens entre sa présence visible et sa présence lisible: partition ou tableau qu’il faut lire et poème qu’il faut voir et, grâce à cette alternance oscillante, cherchant à enrichir la lecture analytique par la vision globale et simultanée, à enrichir aussi la vision statique par le dynamisme du jeu des mouvements, enfin en cherchant à se placer au point d’intersection où entendre, c’est voir et lire, mais se plaçant aussi au point où, la jonction n’étant pas faite, le poème occupe seulement le vide central qui figure l’avenir d’exception.
Mallarmé veut se maintenir en ce point antérieur —le chant antérieur au concept— où tout art est langage et où le langage est indécis entre l’être qu’il exprime en le faisant disparaître et l’apparence d’être qu’il rassemble en lui-même pour que l’invisibilité du sens y acquière figure et mobilité parlante. Cette indécision mouvante est la réalité même de l’espace propre au langage, dont le poème —le livre futur— est seul capable d’affirmer la diversité des mouvements et des temps qui le constituent comme sens, tout en le réservant comme source de tout sens. Le livre est ainsi centré sur l’entente que forme l’alternance presque simultanée de la lecture comme vision et de la vision comme transparence lisible. Mais il est aussi constamment décentré par rapport à lui-même, non seulement parce qu’il s’agit d’une œuvre à la fois présente et toute en mouvement, mais parce que c’est en elle que s’élabore et d’elle que dépend le devenir même qui la déploie.
Le temps de l’œuvre n’est pas emprunté au nôtre. Formé par elle, il est à l’œuvre en elle qui est la moins immobile qu’on puisse concevoir. Et dire « le temps », comme s’il n’y avait ici qu’une seule manière de durer, c’est méconnaître l’énigme essentielle de ce livre et sa force inépuisable d’attrait. [...]
« sous une apparence fausse de présent », ne cessent de se superposer des possibilités temporelles différentes, et non en un confus mélange, mais parce que tel ensemble (représenté le plus souvent par une double page) auquel convient tel temps, appartient aussi à d’autres temps, dans la mesure où le groupe d’ensembles où il se range fait prédominer une autre structure temporelle, —tandis que, « en même temps », comme une puissante traverse médiane, retentit à travers toute l’œuvre la ferme voix centrale où parle le futur, mais un futur éternellement négatif— « jamais n’abolira« —, lequel toutefois se prolonge doublement: par un futur antérieur passé, annulant l’acte jusque dans l’apparence de son non-accomplissement — »n’aura eu lieu« — et par une possibilité toute nouvelle vers laquelle, par delà toutes les négations et en prenant appui sur celles-ci, l’œuvre s’élance encore: le temps de l’exception à l’altitude d’un peut-être.
La lecture, l’ »opération »
L’on pourrait se demander si Mallarmé ne confie pas à la lecture le soin de rendre présente cette œuvre où se jouent des temps qui la rendent inabordable. Problème qu’il n’a pas supprimé en supprimant le lecteur. Au contraire, le lecteur écarté, la question de la lecture n’en est que plus essentielle. « Pratique désespérée » dit Mallarmé. C’est sur la communication du livre —communication de l’œuvre à elle-même dans le devenir qui lui est propre— que le manuscrit posthume nous apporte des clartés. Le livre sans auteur et sans lecteur, qui n’est pas nécessairement clos, mais toujours en mouvement, comment pourra-t-il s’affirmer selon le rythme qui le constitue, s’il ne sort pas en quelque manière de lui-même et s’il ne trouve pas, pour correspondre à l’intimité mobile qui est sa structure, le dehors où il sera en contact avec sa distance même? Il lui faut un médiateur. C’est la lecture. Cette lecture n’est pas celle d’un lecteur quelconque, lequel tend toujours à rapprocher l’ouvrage de son individualité fortuite. Mallarmé sera la voix de cette lecture essentielle. Disparu et supprimé comme auteur, il est, par cette disparition, en rapport avec l’essence apparaissante et disparaissante du Livre avec son oscillation incessante qui est sa communication.
Ce rôle d’intermédiaire, on peut le comparer à celui du chef d’orchestre ou à celui du prêtre pendant la messe. Mais si le manuscrit posthume tend à donner à la lecture le caractère d’une cérémonie sacrée qui tient de la prestidigitation, du théâtre et de la liturgie catholique, il faut surtout retenir que Mallarmé a conscience, n’étant pas un lecteur ordinaire, de n’être pas non plus un simple interprète privilégié, capable de commenter le texte, de le faire passer d’un sens à l’autre ou de le maintenir en mouvement entre tous les sens possibles. Il n’est pas vraiment lecteur. Il est la lecture: le mouvement de communication par lequel le livre se communique à lui-même, —d’abord selon les divers échanges physiques que la mobilité des feuillets rend possibles et nécessaires; puis selon le mouvement nouveau de l’entente qu’élabore le langage en intégrant les divers genres et les divers arts; enfin par l’avenir d’exception à partir duquel le livre vient vers lui-même et vient vers nous, en nous exposant au jeu suprême de l’espace et des temps.
Mallarmé appelle le lecteur « l’opérateur ». La lecture comme la poésie est « l’opération« *. Or, il garde toujours à ce mot à la fois le sens qu’il tient du mot œuvre et le sens presque chirurgical qu’il reçoit ironiquement de son allure technique: l’opération est suppression, c’est en quelque manière l’Aufhebung hégélienne. La lecture est opération, elle est l’œuvre qui s’accomplit en se supprimant, qui se prouve en se confrontant avec elle-même et se suspend tout en s’affirmant. Dans le manuscrit posthume, Mallarmé insiste sur le caractère de danger et d’audace qu’implique la lecture. Danger de paraître s’arroger sur le livre un droit d’auteur qui en ferait à nouveau un livre ordinaire. Danger qui vient de la communication même: de ce mouvement d’aventure et d’épreuve qui ne permet pas, même au lecteur Mallarmé, de savoir à l’avance ce qu’est le livre, ni s’il est, ni si le devenir auquel le livre répond tout en le constituant par sa suppression infinie, a dès maintenant un sens pour nous et aura jamais un sens. « Veillant doutant roulant brillant et méditant« , cette chute des temps où s’exprime l’échange indéterminé par lequel se fait l’œuvre, heurtera-t-elle à la fin le moment où tout doit s’achever, le temps ultime qui, fuyant en avant du livre, l’immobilise par avance en posant devant lui le « point dernier qui le sacre« ? Moment où tous les moments s’arrêtent dans l’accomplissement final, terme de ce qui est sans terme. Est-ce là la fin? Est-ce en ce point d’immobilité que nous devons dès à présent regarder toute l’œuvre avec ce regard futur de la mort universelle, qui est toujours, quelque peu, le regard du lecteur?
Mais par delà cet arrêt et au-delà de cet au-delà, Un coup de dés nous apprend qu’il y a encore quelque chose à dire, l’affirmation dont la fermeté est comme le résumé et le « résultat » de tout le livre, parole résolue où l’œuvre se résout en se manifestant: « Toute Pensée émet un Coup de Dés« . Cette sentence, isolée par un trait presque dur, et comme si, par elle, s’achevait souverainement l’isolement de la parole, est difficile à situer. Elle a la force conclusive qui nous interdit de parler plus loin, mais elle est elle-même déjà comme en dehors du Poème, sa limite qui ne lui appartient pas. Elle a un contenu qui, mettant en communication la pensée et le hasard, le refus du sort et l’appel au sort, la pensée qui se joue et le jeu comme pensée, prétend détenir en une courte phrase le tout de ce qui est possible. « Toute Pensée émet un Coup de Dés« . C’est la clausule et c’est l’ouverture, c’est l’invisible passage où le mouvement en forme de sphère est sans cesse fin et commencement. Tout est fini et tout recommence. Le Livre est ainsi, discrètement, affirmé dans le devenir qui est peut-être son sens, sens qui serait le devenir même du cercle 1. La fin de l’œuvre est son origine, son nouveau et son ancien commencement: elle est sa possibilité ouverte encore une fois, pour que les dés à nouveau jetés soient le jet même de la parole maîtresse qui, empêchant l’œuvre d’être —Un coup de dés jamais— laisse revenir le naufrage dernier où, dans la profondeur du lieu, tout a toujours déjà disparu: le hasard, l’œuvre, la pensée, EXCPTé à l’altitude PEUT-ETRE…
1. Le conditionnel indique qu’il ne s’agit pas ici du dernier mot du Coup de dés sur le sens du devenir poétique qui y est en jeu. Devant ce poème, nous éprouvons combien les notions de livre, d’œuvre et d’art répondent mal à toutes les possibilités à venir qui s’y dissimulent. La peinture nous fait souvent pressentir aujourd’hui que ce qu’elle cherche à créer, ses ‘productions’ ne peuvent pas être des œuvres, mais voudraient répondre à quelque chose pour lequel nous n’avons pas encore de nom. Il en es de même pour la littérature. Ce vers quoi nous allons est pauvre et riche d’un avenir que nous ne devons pas figer dans la tradition de nos vieilles structures.
* »l’activité de lecture perd du terrain au fur et à mesure que l’opération de lecture se généralise? » Barthes Compagnon