Le programme du programme, Robert Filliou
Article publié le : Lundi 27 avril 2009. Rédigé par : Corinne LaurentEn vue de la performance de Ben Patterson (né en 1934, américain) qui aura lieu le 7 juin 2009 en collaboration avec notre équipe LMA dans le cadre de Futur en Seine, je vous propose ici ma tentative de comprendre Fluxus à travers une œuvre de Robert Filliou (1923-1987, français). Robert Filliou et Ben Patterson le 3 juillet 1962 performent la Galerie Légitime, ce que va réaliser de nouveau en juin Ben Patterson mais accompagnée des nouveaux médias, notamment de «wearable». Robert Filliou décrit cette performance dans le livre Enseigner et apprendre, les arts vivants ainsi:
«En 1962, je parcourais les rues de Paris en compagnie de Benjamin Patterson, proposant aux passants des petites œuvres d’art faites par lui que je portais dans mon chapeau baptisé Galerie Légitime [couvre-chef d'œuvre].»
Il accompagne cette explication de la carte de déplacement des deux artistes qui fut la maquette de l’invitation à cette «exposition».
Deux observations apparaissent. D’abord, le texte détaille une somme d’actions dans un certain ordre: «parcourais», «proposant», «faites par», «portais», «baptisé». Ensuite la carte rend visibles ces actions par des points horaires et géolocalisés (lieux de rendez-vous) et des traits les rejoignant créant l’idée d’un mouvement dans sa durée. De fait, la Galerie Légitime est une œuvre participative lors de laquelle les personnes invitées qui répondent à l’appel se mettent en action : «se rendre à un point de rendez-vous et suivre le parcours». Elles sont co-auteurs de l’œuvre au même titre que les passants à qui sera offerte une petite œuvre d’art. Le passant devient une donnée, variable certes, du programme de l’œuvre.
Et cette analyse rapide rejoint la conception de l’art de Robert Filliou qu’il décrit et met en pratique dans son livre Enseigner et apprendre, Arts Vivants par Robert Filliou et le lecteur, s’il le désire avec la participation de John Cage, Benjamin Patterson, Allen Kaprow, Marcelle Filliou, Vera Bjössi, Karl Rot, Dorothy Iannone, Diter Rot, Joseph Beuys. Ce livre est une compilation de textes et d’interviews écrits par Robert Filliou entre 1968 et 1970, édité en anglais en 1970 et traduit en français et ré-édité en 1998 soit 10 ans après le décès de Robert Filliou.
L’ensemble du livre est complété par une grande série d’exercices offerts aux lecteurs et Robert Filliou définit cet ensemble comme un «multilivre» (p. 7). Spontanément, le terme renvoie aux œuvres multimédias et interactives comme œuvres d’art contemporaines et participatives. L’artiste pense en programmation avec variables avant même l’introduction de l’informatique dans nos usages courants. Dès l’introduction, Robert Filliou renverse les codes d’écritures traditionnelles et nous invite à penser autrement la chronologie ou les dialogues. Il narre sa vie sous forme d’une histoire dont la chronologie boucle sur elle-même comme un «loop» en langage informatique et cela de façon imperceptible.
Racontant un dialogue qu’il a eu avec son grand-père qui voulait lui apprendre l’anglais (p8), il écrit déjà sous forme de script programmatique :
«Si quelqu’un te demande : do you speak English? Tu réponds par yes ou par no. Si tu dis yes ça veut dire que tu parles anglais, si tu dis no, ça veut dire que tu ne le parles pas.»
Ce script vient comme base générale de nombre d’œuvres interactives contemporaines: «s’il y a un signal, cela engendre ceci, sinon, cela n’engendre rien». En d’autres termes si l’interacteur agit sur le module interactif, l’œuvre réagit, sinon, rien ne se passe. Je propose alors une pièce : le programme du programme, hommage à Robert Filliou que vous pouvez expérimenter ici. (tapez votre réponse)
Les exercices proposés dans le multilivre sont donc autant de scripts d’instructions comme des programmes que chacun peut jouer et générer. D’une certaine manière, cette idée était proposée dans l’atelier K.OD. animé par Alexis Chazard chez Ars Longa lors de Upgrade Economie 0 (février 2008) lors duquel nous avons écrit des programmes à jouer/performer par des personnes du public qui souhaitaient participer. En cela les œuvres collaboratives et participatives proposés par Robert Filliou et d’autres artistes Fluxus sont en partage, soit publiées et jouables autant de fois que désirées. Nous retrouvons l’esprit open-source des logiciels et programmes d’aujourd’hui. Finalement de Fluxus aux artistes contemporains (qui pratiquent cette ouverture) cela intervient comme une critique puissante du statut d’œuvre d’art, de son institutionnalisation et de sa commercialisation jusqu’à l’idée de propriétaire.
En effet Robert Filliou nous dit: «cette étude traite de la création permanente et de la participation du public» (p. 7) car, pour lui, il n’y a pas que les artistes qui peuvent créer, chacun portant en soi un potentiel de création. L’artiste vient alors comme pédagogue d’où la somme d’exercices proposés. De fait l’auteur est le «co-auteur de chaque lecteur qui le souhaite» (p. 7) et qui devient co-auteur à son tour.
Ces exercices sont aussi des arts vivants car ils se jouent en temps réel, ils se performent. D’ailleurs Robert Filliou nous dit que «même écrire est un art vivant» (p.15) car écrire est une performance, une action qui se joue et se crée à l’instant tout en se déroulant sur une durée donnée. Par extension, il pense que «la vie devrait être (devenir) essentiellement poétique» (p. 15). Chacun possède son potentiel de création et peut devenir le créateur de sa vie. En effet, les artistes Fluxus (Fluxus Dixit, Nicolas Feuillie) rapprochent l’art et la vie et abolissent les frontières entre les différentes formes artistiques (plastique, théâtre et danse) que Robert Filliou englobe sous le terme «arts vivants». Il préconise enfin qu’une ouverture doit se faire au monde environnant notamment le milieu des avancées techniques et scientifiques.
Par ailleurs, il décrit le post-modernisme ainsi:
«Depuis la fin de la première guerre mondiale, l’invention a eu tendance à se substituer à la composition comme critères d’excellence dans les milieux d’avant-garde.» (p. 12)
Il cite les Ready-made de Marcel Duchamp, les Monochromes d’Yves Klein, le Silence de John Cage, la Found Poetry de John Giorno et Ronald Grosse et la vidéo Sleep d’Andy Warhol. Alors l’ouverture au monde technique et scientifique, une vie en devenir poétique et l’invention rapprochent la théorie de Robert Filliou de la théorie de la tecknê de Platon par la poïesis, soit l’action de créer à partir de la matière même du milieu en donnant jour à une nouvelle œuvre issue de l’invention de l’artisan par la technique et se détachant des œuvres naturelles ou d’une imitation de la nature par la composition.
J’entends cela également quand il nous parle de «la révolte des Médiocres» (p. 12) qui pourraient être les artisans de leur vie en regard des académiciens. Il surenchérit même son impertinence politique et poétique:
«Les seuls adultes qui s’efforcent d’obtenir autant de loisirs que possible et de les exploiter avec autant d’imagination que possible, ce sont les artistes.» (p. 21)
Pour terminer enfin, l’art de Robert Filliou comme celui de Fluxus pourrait se résumer dans cette phrase de l’artiste: «l’art est un processus» (p. 24). Le processus est un mot latin qui signifie «progrès» et il désigne un ensemble de phénomènes conçus comme actifs et organisés dans le temps, c’est un développement, un mécanisme en marche. Ainsi se comprennent les performances Fluxus comme les exercices proposés par Robert Filliou.
La Galerie Légitime en est l’exemple au sens propre comme figuré puisqu’une somme d’actions apparentées à des phénomènes ou des événements agencés dans un certain ordre se déroulent en marchant, en progressant dans Paris et ce dans des temps donnés. Le processus désigne également une façon de procéder impliquant un ordre dans le déroulement des phénomènes/événements: cela fait songer à la mise en place des dispositifs permettant aux œuvres multimédias et interactives de proposer une interface au co-auteur.
La traduction anglaise de processus, process, se charge encore de sens. Dans certains cas, le terme pourrait se traduire par être en train de faire quelque chose. Mais se retrouve aussi dans process, l’idée de traiter et transformer la matière par la technique. Avec le changement de milieu se déplaçant vers le monde informatique, la tecknê pourrait se concentrer sur la transformation de l’information pour mieux appréhender notre univers. Mais pour ce faire, nous avons besoin de pédagogues et les artistes peuvent jouer ce rôle, d’ailleurs Ben Patterson lui-même publia un livre traitant en partie de ce sujet en 1962 : Methods and Process et anima des ateliers.
Par extension découle le mot processing signifiant traitement, transformation d’une matière première mais c’est aussi le nom d’une interface de programmation open-source crée par Casey Reas et Ben Fry (deux artistes américains) destinée aux artistes qui souhaitent se libérer des contraintes des éditeurs commerciaux de logiciels (la pièce que je propose ici est conçue avec ce code informatique). Avec Processing comme avec Fluxus, une certaine idée de la liberté fait jour: chacun porte en soi un potentiel créatif alimenté par son imagination qui ne doit pas être bridé pour des raisons monétaires ou politiques. Et un homme ou une femme qui libère ainsi ses potentiels engendre ce même phénomène chez les autres par le simple processus de la communication intra-humaine.
Enfin, process renvoie au fait de défiler, à la procession et ce dernier mot a la même racine latine que processus dans l’idée de se dérouler comme une performance et un programme se déroulent. D’ailleurs, la Galerie Légitime pourrait prendre des allures de procession. Donc l’œuvre procède d’un processus, elle émane de lui d’où cette remise en question: qu’est-ce qui fait œuvre? Est-ce l’objet exposé ou est-ce le processus duquel elle procède et qui est reproductible par les co-auteurs qui peuvent être des passants ou des personnes du public?
Et si l’art n’était qu’un flux? Un flux d’informations, d’actions, d’événements qui suivent un processus? Un flux aussi inaltérable que le processus du temps? Fluxus, en effet, est le mot latin pour flux et signifie «écoulement».