04. Autour de Murnau.

Eléments de cours Autour de Tabou: un cinéma anthropologique néo-pictural et haptique. 4 novembre 2009.

Le contre-champ: Apichatpong Weerasethakul – PRIMITIVE, exposition monographique actuellement au Musée d’art moderne de la ville de Paris, sans doute «paresseuse», car reprise de Apichatpong Weerasethakul – Primitive / Haus der Kunst, Munich, et aussi le film subtil de Christelle Lheureux, A carp jumps in his mind, 2005, 33 min, vidéo, accessible en vod.

être cinéaste dans les années trente

Le raccord avec Jean Rouch : « Quand je demandai (1980), à Joris Ivens et à Henri Storck, de dire ce qu’était pour eux d’être cinéastes dans les années trente, [dans l’entre deux-guerres], ils répondirent que ce n’était pas un métier, que c’était simplement faire partie de l’avant-garde, à côté des poètes, d’architectes, de peintre, de musiciens, de conteurs d’histoires merveilleuses comme Robert Flaherty.» Il réalise les Maîtres fous (1954) «dans cette lignée, [dit-il encore], dans le droit fil d’un trajet périlleux, neuf ans après [la fin de la deuxième guerre mondiale]».

L’avant-garde dont parle Rouch est la suite des deux décennies précédentes.
«Au moment de la première guerre mondiale, les canaux de l’avant-garde artistique, [lit-on dans Art en théorie*, p. 252] sont ouverts. [...] Août 1914 met un terme brutal aux échanges fertiles. [...]  Consentants ou non, les artistes sont entraînés au centre du conflit. De nombreux sont blessés, tués ou s’effondrent psychologiquement. D’autres —ou parfois les mêmes— en conçoivent un tel dégoût des sociétés où ils vivent qu’ils s’allient avec les forces sociales qui ont juré leur perte. Alors que la révolution vient s’ajouter à la guerre, l’avant-garde artistique prend une dimension politique plus forte. Les dynasties des Habsbourg, des Hohenzollern, des Ottomans et des Romanov, dépositaires du pouvoir depuis des siècles, sont renversées. Les mouvements politiques de masses, le communisme puis le fascisme envahissent la scène de l’histoire», tout cela débouchant sur l’holocauste et la guerre contre le nazisme.

Dans l’Allemagne des années 20, sous la république éphémère de Weimar, expressionnisme  et dadaïsme s’opposent,  — le premier est né, avant la guerre (1906), le deuxième dans le traumatisme même causé par la guerre (1917 à Zurich et à Berlin) —,  avec un futur proche menaçant, la montée du nazisme.
«Être dadaïste [p. 292, Art en théorie*, in Richard Huelsenbeck, Manifeste dadaïste de la branche berlinoise, 1917] pourrait à la limite vouloir dire être commerçant ou politicien plutôt qu’artiste —n’être artiste que par hasard—, être dadaïste c’est se laisser entraîner et projeter par les choses, être contre toute stabilisation,» et être anti-expressionniste.
Le programme expressionniste gravé sur bois*, des artistes de Die Brücke de 1906, a le mérite d’être court: «Animés de la foi dans le progrès et dans une nouvelle génération de créateurs et d’amateurs d’art, nous appelons toute la jeunesse à se rassembler. Etant la jeunesse qui porte en elle le futur, nous voulons conquérir la liberté d’action et de vie face aux vieilles forces solidement rétablies. Tous ceux qui expriment directement et sincèrement leur impulsion créatrice ont leur place parmi nous.»
Malgré son côté tabula rasa, l’art expressionniste n’a pas été récupéré par les Nazis, qui en ont fait au contraire le modèle de l’«art dégénéré» dans les années trente et l’objet de la plus grande exposition d’art expressionniste, ces œuvres ayant été ensuite détruites ou dispersées.

L’expressionnisme très producteur de formes, dans les années vingt, l’est particulièrement  dans le domaine cinématographique. Il existe des chefs d’œuvre de cinéma expressionniste allemand. Lotte Eisner en a écrit le livre de référence, L’Ecran démoniaque*.  En 1922, le Docteur Mabuse de Fritz Lang, distancie le genre expressionniste à l’intérieur même du film. Il  fait dire à son personnage principal Mabuse: « L’Expressionnisme n’est qu’un jeu. Mais pourquoi pas. Aujourd’hui tout est devenu un jeu. »

Tabou (1931)

Murnau est communément placé dans la catégorie des cinéastes expressionnistes. Avec Nosferatu et L’Aurore, Murnau semble appartenir à cette catégorie, mais il s’en éloigne en empruntant au style Kammerspiel avec Le dernier des hommes (l’histoire de la chute sociale d’un portier de grand hôtel devenu homme-pipi et qui redevient un homme riche,—tout cela se passant dans l’unité de lieu du grand hôtel et des allers-retours entre son domicile et cet hôtel).
Mais Tabou, film-culte, son dernier film, muet, échappe à la fois au style expressionniste et au style Kammerspiel. Murnau est devenu un réalisateur à Hollywood. Il croise Flaherty (le cinéaste de Nanouk, et semble vouloir faire le film avec lui, mais Flaherty abandonne très vite pour incompatibilité d’humeur et intellectuelle. Murnau meurt d’accident avant sa présentation publique.
Tabou est dans la ligne du self othering, anthropologique, pictural et haptique. C’est un film de plein air, de pleine mer, fortement géolocalisé, une histoire d’amour entre deux jeunes gens vivant dans l’île de Bora Bora et de leur affrontement inéluctable avec des forces de mort, représentées par une autorité locale, sorte de chamane fantomatique, un représentant de la présence coloniale et l’idéologie consumériste à l’occidentale.
Murnau, en cette fin des années vingt a quitté l’Allemagne, a rallié Hollywood et s’est acheté un bateau, pour caboter le long des côtes des îles du Pacifique avec des amis dont Greta Garbo. L’idée et la réalisation du film font partie intégrante d’un style de vie qu’il a choisi, comme l’ont fait les peintres occidentaux exilés dans un refus des métropoles occidentales, la Metropolis de Lang.
Tabou est la fable anti-religieuse et anti-colonialiste d’un retour à la nature, réussi, mais forcément de courte durée. On retrouve aussi cette idée-même de moment, réussi et très court dans le film de Terence Malik (The Thin Red Line).

esthétique du noir et blanc du film Tabou

Pourquoi ça fait art, au sens classique du terme tel qu’on peut l’employer en peinture? On peut répondre en voyant chez Murnau une forme d’expanded-painting, d’un expanded-drawing. 
C’est un film muet, un film en noir et blanc.

«parce que | voilà ce qui s’est passé | la photographie | aurait pu être inventée en couleurs | elles existaient | mais voilà |au petit matin du vingtième siècle les techniques ont décidé | de reproduire la vie | on inventa la photographie | mais comme la morale | était encore forte | et qu’on se préparait | à retirer à la vie | jusqu’à son identité | on porta le deuil | de cette mise à mort | et avec les couleurs du deuil | le noir et le blanc | que la photo se mit à exister» Jean-Luc Godard. Histoire(e)s de cinéma – 2*, Gallimard, p. 188.

Le noir et blanc travaillé chez Murnau comme une dialectique de la vie et de la mort, du jour et de la nuit, avec entre ces deux puissances, soit un no man’s land, soit l’évocation d’une zone grise intermédiaire [qu’on trouve nommée ainsi chez Furuhashi, Dump Type et non celle de Primo Levi] perceptible dans Tabou, à l’écran, au sens littéral de plans à tonalité grise: scènes d’apparition du prêtre Hitu et de ses Parques, réelles et/ou hallucinatoires et plus subtilement dans la transformation de la gestuelle presque fantomatique, somnambulique du personnage de la jeune fille à partir du moment où elle est déclarée «Tabou», car promise à devenir grande prêtresse, par décision de ce chamane.

No man’s land et/ou zone grise relais, parce que [dit Jean Douchet*], «le Jour a un aussi grand besoin de la Nuit que celle-ci du Jour. C’est pour obéir à cette grande et inexorable loi, véritable ‘tabou’, universel, que, en son domaine paradisiaque, le Jour fait surgir de la mer, le gardien de la Nuit et ses prêtresses, toutes de noir vêtues. La Vie donne à la Mort la garde de sa plus belle création, comme si, par ce traité inviolable, ces deux puissances concluaient une alliance éternelle et indéfectible. Tout ce qui vient de la Vie est promis à la mort tout aussi naturellement que le spectacle des danses est offert aux sinistres visiteurs.»

«Par une ironie tragique qui caractérise l’œuvre entière de Murnau, [dit encore Douchet],  la Nuit, pour subvenir à l’existence de son univers d’apparences, se donne l’apparence de l’existence. Monde de la pure illusion, où la lumière artificielle toute en brillance, [la perle confondue avec la lune dans Tabou] semblant fallacieux de celle du Jour, attire à elle et dévore ceux qui s’y laissent prendre. L’agitation se substitue aux mouvements, l’excitation et la sensation aux vrais sentiments, le plaisir à la joie. Caricature de la vie d’autant plus redoutable qu’elle se donne comme la Vie elle-même. Les êtres naïfs, parce que innocents, qui se laissent prendre à ce monde de grimace, offrent leur existence à la Nuit qui les capte, les abandonnant, désespérés, vidés de leur substance.»

l’espace pictural, le dessin, l’espace architectural, l’espace filmique

La maîtrise de l’espace cinématographique chez Murnau est conduite par cette dialectique des lumières et des ténèbres. Les mouvements internes au plan affectent  l’écran entier. Ils sont analysés par Rohmer* comme «tantôt centrifuges, tantôt centripètes et signifient expansion, épanouissement, germination, naissance et — tout au contraire— repli, flétrissure, pourrissement, mort.»
«Le terme d’espace, au cinéma, peut désigner trois notions différentes qui correspondent aux trois modes d’aperception par le spectateur de la matière filmique. Ils résultent aussi de trois démarches, généralement distinctes, de la pensée du cinéaste, et de trois étapes de travail, où il utilise chaque fois des techniques différentes.

«1. celle de la photographie  dans la notion d’espace pictural.
L’image photographique, projetée sur le rectangle de l’écran —si fugitive ou mobile qu’elle soit—, est perçue et appréciée comme la représentation plus ou moins fidèle de telle ou telle partie du monde extérieur.

2. celle de la décoration dans la notion d’espace architectural.
Ces parties du monde elles-mêmes, naturelles ou fabriquées, telles que la projection sur l’écran nous les représente, avec plus ou moins de fidélité, sont pourvues d’une existence objective, pouvant, elle aussi, être, en tant que telle, l’objet d’un jugement esthétique. C’est avec cette réalité que le cinéaste se mesure au moment du tournage, qu’il la restitue ou qu’il la trahisse.

3. celle de la mise en scène et du montage dans la notion de l’espace filmique.
En fait, ce n’est pas de l’espace filmé que le spectateur a l’illusion, mais d’un espace virtuel  reconstitué dans son esprit, à l’aide des éléments fragmentaires que le film lui fournit. 
Des collaborateurs participent à chacune des trois opérations. Directeur de la photographie, directeur des costumes, décors, paysages…

1. L’espace pictural chez Murnau, le dessin.

La conception photographique, chez Murnau, doit à la peinture des musées parfaitement assimilée. Un photogramme extrait du film le révèle. Dans Tabou, c’est assez clair, «il sait feindre de conserver le pouvoir d’investigation brut, photographique, de la caméra pour nous faire pénétrer de plain-pied dans un univers d’essence picturale. Il nous révèle que l’univers, notre monde quotidien est pictural en sa nature profonde. Il vérifie et corrobore la vision du monde que nous ont livrée les étapes successives de la peinture.
Il subordonne la forme à la lumière, la lumière comme organisatrice absolue de l’espace, qui modèle les formes.
On peut citer des noms, mais dans Tabou, on est plus proche du dessin.
«Il peut paraître paradoxal de parler de dessin à propos d’un cinéaste, c’est-à-dire d’un photographe [voir plus haut la citation de Godard]. L’impression immédiate que donne un photogramme de Murnau est celle d’une certaine ampleur, d’une plénitude du trait.  Murnau évite les gros plans qui substitue le visage au paysage, «on note une prédilection pour le plan rapproché (PR) montrant l’acteur en buste et affirmant sa présence à la fois plastique et dramatique.
Non seulement, les proportions relatives du «sujet» par rapport à son environnement  s’en trouvent grandies, mais les objets sont souvent dotés de proportions au-dessus de l’ordinaire et d’une simplicité de formes qui frappent le regard.[On trouve cela chez Ozu]. Les personnages ont une certaine rondeur. [Dans la période américaine, Murnau joue sur l’opposition entre la stature imposante des héros comme Matahi et la fragilité des héroïnes. Les «sages» comme Reri dont les formes pleines et un peu rustiques semblent le mieux inspirer l’invention plastique de Murnau.]
Murnau aime le mouvement en peintre et dans la représentation de celui-ci il accède à la beauté picturale beaucoup plus aisément que dans celle de l’immobilité. C’est le mouvement surtout chez lui, qui fait le dessin. C’est le mouvement qu’il charge de déformer, d’interpréter à la place de sa main absente.  Il ne le brime sous aucun prétexte, moins attaché à la vraisemblance qu’à son aisance. Le geste emportera notre conviction non par son identité à un modèle connu, mais par son élégance intrinsèque. L’appel fait  à l’action des éléments naturels, les nuages, la flamme et surtout le vent qui sculpte et dessine les formes. L’expression crée la ligne.
Cinéma de la présence, le cinéma de Murnau est un cinéma au présent [et se rapproche de Rossellini et Renoir]. Et l’idée du présent est moins fournie par la nature du déroulement de l’action —lui-même coupé d’ellipses— que par l’organisation de l’espace.»

Les formes.
«Dans un film de Murnau, courent parallèlement deux espèces de sujets: une organisation, une dramaturgie des formes pures, et, en même temps, un drame au sens courant du terme, une thématique, une problématique. L’œuvre se présente sur deux plans distincts, sur chacun desquels nous pouvons nous installer. Formes qui courent non d’un objet à l’autre mais participant d’un TOUT en mouvement. On peut y deviner des figures géométriques simples dont elles dérivent.
Dans Tabou, il y a de profondes analogies entre l’univers du peintre Albrecht Altdorfer. 
Il y a un côté plein, dense, ferme de l’univers de Murnau, le ciel dans Tabou, se présente comme un plein avec la lune énorme et maléfique.

2. L’espace architectural.

Les décors. La fonction des décors.
«Dans Tabou, la mer, le sable, les rochers, les cabanes. Tous ces lieux pèsent sur les attitudes des personnages, infléchissent leurs jeux, dictent leurs déplacements. Les éléments naturels, orages ou vagues, dans Tabou, font fonction de destin.»

Les costumes.
«Le «nu» dans Tabou tentera Murnau. Dans cet univers de pur désir, il n’y a de place que pour le chasseur et sa proie: qu’il use de la fascination de son regard ou de la pure violence, c’est tout comme. Chacun sait ce qu’il cherche dans son partenaire. Les coquetteries de Réri et de Mahari dans Tabou, sont surtout rituelles et emportées dans le tourbillon d’une dépense physique, bain ou danse —qui est le vrai propos. C’est de cette profonde idée biologique que les types créés par Murnau tirent leur exemplarité et l’évidence avec laquelle ils s’imposent.»

3. L’espace filmique.

«Est le champ d’exercice de deux espèces distinctes de mouvements.

3.1. Mouvement du motif filmé qui se meut à l’intérieur de l’espace cerné par le cadre.

3.2. Mouvement de l’appareil qui change de point de vue.
Ce mouvement peut être continu ou discontinu. Dans le premier cas, la caméra se déplace en filmant (panoramique, travelling sur chariot ou optique). Dans le second, elle occupe successivement des places différentes et ne fonctionnent qu’à l’arrêt. Cette dernière méthode suppose un découpage préalable de l’espace filmé en champs successifs et un montage des différents plans ainsi tournés.

3.3. 

Le découpage et le montage.
La mise en scène de Murnau s’applique, à lier entre eux les divers lieux de l’action. Ce lien peut être exceptionnellement un mouvement d’appareil. Il est en général l’effet d’un montage. Dans ses films, les relations spatiales priment les temporelles, nous ne pouvons nous y représenter d’avance, comme dans d’autres, la figure de l’événement espéré ou redouté. Le moment nous est connu, mais la nature précise du danger, sa forme, sa place, dans l’espace reste à découvrir. Ce qui le limite, ce n’est pas le besoin d’une référence avec le connu, mais la simple nécessité de l’insertion de cette forme dans l’espace du film. Les apparitions, sont ici la loi commune.

3.4. Le jeu.
L’homme, ses déplacements, ses gestes, ses mimiques, bref l’ensemble de ses actions et de ses expressions. Cela peut être aussi le monde matériel mû par les forces naturelles.
3.4.1. la nature. le mouvement de l’eau dans Tabou. Le vent.
3.4.2. l’acteur. Le travail de Murnau est un travail d’appropriation, de décantation. Il cultive une forme d’»expressionisme fondamental» au sens de son culte de l’expression pour elle-même, comme fin de la recherche et objet de notre contemplation. L’expression ici, nous convie à considérer rien d’autre que sa propre figure, au sens géométrique du terme, lavée de toutes les associations d’idées. Ils sont musique.»

qualité haptique de l’image de Tabou

A rebours de l’esthétique expressionniste, cette qualité d’haptique, de la sensation du toucher par la vue, est analysée dans cette grappe de citations, publiées le 23 février 2004 par Raphaël Bessis. Elle est applicable au traitement formel de l’image en mouvement de Tabou, productrice d’un effet de moirage, dans les plans en lumière vive ou de dilution, dans les plans en lumière douce, plans grisés ou les scènes nocturnes. Mais paradoxalement, ce caractère haptique s’hybride au travail de dessin dynamique décrit plus haut par Rhomer, et amène un correctif sur le qualificatif d’«anorganique» associé au caractère haptique.  Mais on peut aussi regarder le film du seul point de vue haptique de dilution des figures dans le paysage. Ce qui est l’issue du film.

«Espace lisse/Espace strié (haptique et optique) – «Espace de proximité, d’affects intenses, non polarisé et ouvert, non mesurable, anorganique et peuplé d’événements ou d’héccéités, l’espace lisse s’oppose à l’espace strié, c’est-à-dire métrique, extensif et hiérarchisé. Au premier sont associés le nomadisme, le devenir et l’art haptique, au second, le sédentarisme, la métaphysique de la subjectivité et l’art optique.» (Mireille Buydens, «Espace lisse / Espace strié» in Le vocabulaire de Gilles Deleuze (sous la dir. Robert Sasso et Arnaud Villani), Les Cahiers de Noesis n° 3, Printemps 2003, p. 130.)
« Se fondant sur l’analyse de Leroi-Gourhan (L’Homme et la Matière, Ed. Albin Michel, 1943), l’espace strié est rapporté au modèle du tissu, avec sa structure (fils de trame et fils de chaîne, et croisement perpendiculaire des deux), sa finitude (largeur du tissu définie par le cadre de la chaîne et l’aller-retour du fil de chaîne dans ce cadre fermé) et son ordre dynamique (les fils de chaîne s’écartent pour laisser passer le mouvement régulé des fils de trame), alors que l’espace lisse sera pensé sur le modèle du feutre, comme «anti-tissu» qui n’implique aucun dégagement des fils, aucun entrecroisement, mais seulement un enchevêtrement aléatoire des fibres, à la fois homogène («lisse»), susceptible de croître en tous sens, et infini en droit. (…)
C’est à l’occasion des développements sur l’art haptique comme antithèse de l’art optique que ces notions seront développées de la manière la plus fine (Mille plateaux,1980, pp.614-622). Deleuze distingue en effet deux grandes voies dans l’art plastique occidental: la première, qui a toute sa faveur et qui fut mise en oeuvre par des peintres comme Cézanne ou Bacon, est définie comme l’expression d’une «vision rapprochée» et d’un espace haptique ou lisse. La seconde, négativement indexée, apparaît comme un «fourvoiement représentatif», fille de l’essentialisme et de ses quadrillages imposés, et exprime au contraire une «vision éloignée», se déployant dans un espace optique ou strié.
L’espace lisse donc l’espace spécifique de l’art haptique: c’est un espace sans profondeur, un espace d’immédiateté et de contact, qui permet au regard de palper l’objet, de se laisser investir par lui et de s’y perdre. (…)
L’espace lisse, enté sur la notion de proximité, est aussi un espace aformel. Il ne contient ni formes ni sujets, mais se peuple de forces et de flux, constituant un espace fluide, mouvant, sans ancrage ni polarisation, sans empreinte qui ne soit éphémère.» (Mireille Buydens, «Espace lisse / Espace strié» in Le vocabulaire de Gilles Deleuze (sous la dir. Robert Sasso et Arnaud Villani), Les Cahiers de Noesis n° 3, Printemps 2003, pp. 132-13

* bibliographie



Lotte H. Eisner. F.W. Murnau, textes additionnels de Robert Plumpe et Robert Herlth. Paris. Ramsay. Ramsay Poche Cinéma. 1987.


Le corps du spectateur pris dans le corps du cinéma.