Partis du champs 4, nous arrivâmes à 4 chemins à 4 pattes.
Anju Grossiste est un camion. (Des éléments surgissant au cours de notre pérégrination ponctuent mes impressions.)
Cash & curry ! le quartier indien n’est pas très loin. Trompe-l’oeil au mur, vrai mur au plafond : le ciel gris semble un drap posé sur les meubles d’une vieille maison abandonnée. Nous sommes les souris qui serpentent sous les armoires. Fumée de cigarette, parfum plus doux que son inhalation. Nous sommes ici sur la rive droite du canal. Rive droite de la rive droite de la Seine, on ne peut être plus l’Est. On m’a toujours prise pour une slave. Quartier Crimée, les cités les sandwicheries grecques, ce quartier où je craignais de m’aventurer autrefois. Je le fuyais, restant sur ma rive gauche côté Ourcq. Froid et humide, je frissonne. L’architecture 70’s avec ses tours rétro-futuristes reste laide mais intéressante par tous les temps. Curieuse idée d’architecte que de construire des balcons en escalier inversé.-CRIPS- Machine à remonter le ciel ?
Nous empruntons une rue qui mène au canal ; des portes entrebâillées s’ouvrent sur des cours en désordre. Je reconnais le poste de police d’un immeuble où j’ai failli habiter. Les fenêtres de l’appartement donnaient directement sur celles de la police, sans autre alternative ! Fin d’interdiction. Le canal et ses bateaux. Enfin nous sommes au bord de la mer. Ancre marine, cliquetis de chaîne, le bastingue : comptoir de quai, et ligne droite jusqu’à l’infini. La péniche Abricadabra est toujours là : j’entends encore la voix d’Amélie et l’accordéon de Sophie s’ébrouer lors des concerts de la Toute Folle. Flonflon punk et froufrou cheap. Souvenir confit qui m’écœure un peu. Une enseigne affiche les mots dépôt vente brocante/contemporain. La juxtaposition de ces deux mots me laisse songeuse. Ainsi l’âge contemporain est-il déjà englouti par le passé ? Angoisse. L’âge contemporain ne devrait pas vivre plus de 77 ans, comme les jeux de société ! Promenade Signoret Montand. Pas de feuilles mortes s’il vous plaît.
Nous ne ferons pas tourner la rotonde de Ledoux comme une toupie dans un flipper, nous traversons le pont suspendu échappant à la douane. J’aurais bien continué tout droit, bifurqué à droite pour arriver chez Yann, et échapper au froid, ou bien me réfugier dans les sièges rouges et profonds du MK2 devant une toile. Du haut du pont, je me retourne et j’aperçois encore un souvenir : les fenêtres de l’atelier, chez Christine où nous faisions du shiatsu danse et des impro-goûters l’an dernier.
Le nez rougi et les mains transies, je n’échappe pas à ma nostalgie accrue par l’anonymat de cette dérive. Je suis trop d’ici.
Du haut du pont qui bouge, on aperçoit toujours les moulins de pantin.
Rive gauche. Cet été y aura-t’il de nouveau des régates de planche à voile et de catamaran sur le canal devant les terrasses assoiffées du bar Ourcq, pour l’instant tristement fermé ? Nous longeons le canal.
Les magasins généraux désormais habités par des étudiants et des artistes. Quelques immeubles abandonnés jouxtent la rue Colmar. Les trottoirs toujours sales ici sont arpentés par des gamins qui m’impressionnaient autrefois. Et je sens monter la mélancolie de plus en plus fort. C’est chez moi ici !! C’est mon quartier depuis que j’ai 6 ans !! Nous passons sous ce pont métallique qui ressemble à une cage où je rêvais de me suspendre. Puis le pont de la petite ceinture, ses voies ferrées désertées. De l’autre côté, chez Bryan B, dans son appartement ferry qui donne sur le canal avec sa terrasse où nous aimions siroter du rosé l’été. Cheminée d’usine. Ce coin est très étrange. Toujours plane une sensation-mystère quand je longe cette partie du canal. Je téléphone à ma grand-mère qui s’ennuie dans feu ma chambre non loin de là. « Allô Mamie !? Je pense bien fort à toi !! » Il fait trop froid. J’ai envie de hurler qu’ici c’est chez moi à tous ces promeneurs ignorants ! Je sais je connais ! J’y ai vécu ! Croyez-moi c’est triste à mourir ! Fuyez !
Le bassin de la Villette là où s’élargit le canal. Expansion de l’espace-temps. Souvenirs embrumés, nébuleuse d’une adolescence morne à traîner sous les ponts et le long du canal. Atmosphère atmosphère. À projeter ma vie en mieux, ma vie future sublimée. Voilà que j’ai rendez-vous avec moi à 15 ans lorsque je rêvais de moi maintenant. Que n’ai-je pas réalisé ? Et que n’avais-je jamais songé à réaliser et que j’ai pourtant inventé ?
La Villette. Je connais trop ce lieu. Pourtant je n’en ai pas exploré les bâtiments, les expositions, le musée des sciences. Il reste tant à approfondir. Je ne vois que la surface. Je ne peux me défaire de mon regard sur cet endroit. Aucune impression nouvelle n’arrive à recouvrir les anciennes. La promenade ne fait que réveiller des souvenirs hantés par mes bonheurs passés. Beaucoup de bons souvenirs ici : le dragon qui fume des joints, les batucadas survoltées, les concerts, les délires à tout casser, des rendez-vous amoureux, et quelques mélancolies aussi. Une satisfaction étrange, égoïste, personnelle s’empare de moi. La malice d’avoir cette longueur d’avance sur les autres. De déjà connaître les lieux. Je possède cet endroit, il m’appartient !! À moi ! Vous ne me le prendrez pas !
Nous passons sous l’énorme pont des maréchaux et du périphérique. Chantier. Je suis à la traîne avec quelques égarés. Mes pensées m’ont retardée ! Droite ou gauche ? Sur le point de s’égarer, je me rappelle que nous nous dirigeons vers Aubervilliers, et qu’il y avait un chemin qui continuait le long du canal. Il est bien caché par le chantier. Nous le retrouvons derrière un camion. Mes chers moulins, pourquoi avez-vous succombé au lifting ? Je suis triste de vous voir si transformés. Je rêvais de venir vous explorer, vous photographier lorsque vous étiez encore abandonnés. Désormais high-tech, je vous trouve repoussants. À côté fume encore la grande blanchisserie de Pantin. Sa fumée blanche efface les murs et se perd dans le blanc du ciel ! Le ciel est une fumée de cheminée.
Au carrefour du canal et de la mairie, je salue le CND que j’affectionne ! Il est très laid de dehors : béton super gris, austère à en
crever, c’est un ancien hôtel de police. Mais c’est le lieu de toutes les excentricités dansées !
Liliane Charlotte Karen et moi avançons désormais en terre inconnue, semées par le peloton de tête. Nous perdons Kim, qui reste accroché à son appareil photo. C’est fou !! J’ai vécu si près pendant des années, et je ne me suis jamais aventurée sur cette grand-route !! Enfin de l’inconnu ! je me réjouis et je vacille. J’ai perdu le pilotage de mon quartier, de mes souvenirs, alors que nous sommes encore si près de la porte de Pantin. Je ne sais pas où nous allons mais c’est la bonne direction.
Alors retraverser les voies
ferrées, observer la séduisante désolation. Le désert ferrailleux de rails tortueux qui se perdent au loin.
Un rond-point idiot qui trahit sa modernité contraste avec le vieil immeuble ouvrier grisâtre à un étage resté là à guetter. Le choc des époques modifie le visage des villes. Je pense à ces vieilles cartes postales du début du siècle et j’y vois un collage sauvage et mal intentionné de conquête moderne. L’urbanisme est réfléchi, certes, mais les matériaux criards dénaturent l’harmonie. Pourquoi n’y a-t-il pas de styliste chez les architectes ? Et puis marcher, marcher, marcher. Tout droit, croiser des commerces, des visages, des pensées diluées. Nous sommes perdues.
Arrivée à un grand carrefour : je reconnais l’intersection Aubervilliers 4 chemins !! C’est donc là ! J’étais déjà venue aux laboratoires. Une excitation m’envahit : celle de connecter enfin dans ma géographie intérieure des lieux que je connais, mais que je n’avais jamais reliés !
Un coup de fil des troupes : ils sont au café après la route. Repos bien mérité après dérive gelée, dans un de ces cafés populaires, où se retrouvent les immigrés. Nous envahissons le lieu, en s’appropriant toutes les tables. Penchés sur nos pupitres pour réécrire chacun notre parcours. Un homme accoudé au bar s’évertue à me faire des grimaces. Je me retiens de rire.
Julie Barranger