09.01. Mallarmé. Un coup de dés jamais n’abolira le hasard
«Work in Progress» au 15 décembre 3010
Matériaux pour une lecture du livre, repris de l’édition ancienne Garnier Flammarion, où le texte est très annoté pour en faciliter la lecture. Nous reprenons quasiment l’ensemble de cet appareil critique indispensable (à télécharger en ) et nous restituons au-dessous le une forme de lecture linéaire du poème avec les notes qui en explicitent les zones syntaxiques obscures.
Ci-dessous, pour ouvrir le propos, la préface écrite par Mallarmé. A lire ou ne pas lire… Le texte flotte dans l’espace de l’écran, les bords ne sont que suggérés par une marge dont la largeur se déduit de l’espace entre les 2 pages alignées verticalement ici. Le texte même du poème (images à suivre) se lit à l’horizontale de chaque double page ouverte, il n’y a pas de verso… tout se lit en recto des feuilles, leur verso n’apparaît qu’en très faible transparence.
Que dit le texte
«Dans un cadre cosmique grandiose, avec une mer démontée, un ciel parcouru de nuages ou illuminé
d’étoiles, on assiste au naufrage d’un navire; le capitaine sait que toutes ses connaissances
nautiques sont devenues inutiles; il ne lui reste qu’à se laisser engloutir par les flots et à consentir
à ce destin, ou à jeter les dés dans un geste de défi prométhéen [Prométhée- Littér. Caractérisé
par le goût de l'action, la foi en l'homme.L'esprit prométhéen, plus encore peut-être que
l’apollinien, était privilège de l'Europe. J. ROMAINS].
Mais finalement, même dans ce dernier cas, le hasard ne sera pas vaincu. La mer recouvre tout;
rien ne paraît s’être passé et les points du dé se confondent avec la constellation de la Grande
Ourse au-dessus d’un océan indifférent. Que l’événement ait eu lieu ou non, importe peu. Le
poème retrace ainsi la lutte de l’homme contre le destin et contre le cosmos.
Mallarmé souhaite conserver aux mots leurs valeurs intellectuelles, en leur donnant les avantages
de la musique. De même les images ne se développent pas selon un mode musical, mais au
contraire de manière intellectuelle; ainsi l’analogie domine: entre les nuages bas et l’aile qui ne
parvient pas à l’envol, entre les vagues et les flammes, entre les points et les étoiles.»
Le poème en intégral en version «lecture linéaire» assorti de notes.
Les pages a sont les pages de gauche, les pages b les pages de droite, le numéro qui les précède est le numéro unique de chaque double page. Ensuite peut s’effectuer des lectures sérielles par type de caractère typographique (ne sont pas visible ici, les changements de corps)
page 1b
UN COUP DE DÉS
page 2b
JAMAIS 1. l’adverbe jamais laisse planer une certaine ambiguïté; il peut signifier ‘à une époque quelconque’ ou ‘à aucun moment’; le verbe n’abolira qui suit dissipe l’équivoque en ne laissant subsister que la seconde possibilité.
QUAND BIEN MÊME LANCÉ DANS DES
CIRCONSTANCES ÉTERNELLES 2. Selon G; Davies, Mallarmé se donne ici des conditions idéales, dégagées de toute influence extérieure. Il écarte volontairement le temps et l’espace. Cet isolement nécessaire à la réussite de l’opération est assuré par le décor: le ciel et la mer. ajoutons que tout coup de dés, du seul fait qu’il marque une imperfection de l’Être est une chute et un naufrage.
DU FOND D’UN NAUFRAGE
page 3a
SOIT
que 3. il s’agit ici d’une pure hypothèse, ce qu’indiquait déjà la locution ‘quand bien même’; il faut ici entendre: par exemple quand.
l’Abîme
blanchi
étale
furieux 4
. ces trois épithètes qualifient l’abîme; après l’orage, la mer est blanche d’écume et encore agitée. blanchi indique une concrétisation et un passage à la réalité. Cohn rapproche cela du lait féminin (don du poème, hérodiade) et des étoiles de la voie lactée. ’pure jaillissement de beauté, comme une chute de neige réjouit le coeur d’un enfant, il s’étendra par universelle à tous les jaillissements possibles de lumière et de blancheur ou de Forme comme aile, voile’.
sous une inclinaison
plane désespérément
d’aile 5
. comprendre: ‘même si l’abîme, blanchi à mer étale, sous (ou selon) une inclinaison, devait désespérément tendre une aile, la sienne’ (Cohn). Peut-être l’aile désigne-t-elle les nuages qui s’étendent au-dessus de la mer. Aile implique toujours l’élan et le dynamisme. Mallarmé souligne ici son incapacité à s’élever.
la sienne
par
page 3b
avance retombée d’un mal à dresser le vol
et couvrant les jaillissements
coupant au ras les bonds 6
6. les nuages sont si bas qu’ils dissimulent le jaillissement des vagues et paraissent couper leurs crêtes. Tout ce passage doit évidemment être rapproché du poème ‘a la nue accablante’.
très à l’intérieur résume
l’ombre 7. résume l’ombre a pour sujet l’abîme. Mallarmé par le seul mot de naufrage a évoqué un navire qui s’est englouti. Résume a le sens de rappeler par une image. L’ombre désigne le navire disparu, qui n’existe plus maintenant que dans le souvenir. enfouie dans la profondeur par cette voile alternative 8. le navire est évoqué d’abord par un nuage qui prend la place de la voile. Cette nouvelle voile remplace l’autre.
jusqu’adapter
à l’envergure
sa béante profondeur en tant que la coque
d’un bâtiment
penché de l’un ou l’autre bord 9. A cette voile neuve, l’abîme joint ‘sa béante profondeur’ et il lui adapte ainsi une coque. Le navire fantôme est sujet au roulis. Son mouvement suggère l’hésitation, comme le faisait celui qu’avait le balancier de la pendule dans Igitur.
page 4a – 4b
4a
LE MAÎTRE 10. Ici apparaît le personnage principal du poème, le capitaine du navire qui remonte de l’abîme. Son corps apparaît subitement sur la mer.
4b
hors d’anciens calculs
où la manœuvre avec l’âge oubliée 11. dans la situation où il se trouve, les connaissances nécessaires à la navigation ne sont plus d’aucun secours au capitaine. la possibilité de maœuvrer a été oubliée avec l’âge. Gardner Davies fait remarquer qu’il ne s’agit pas d’un défaut de mémoire dû à la vieillesse, mais du gouffre qui sépare la vie d’autrefois de son état actuel.
4a
surgi
inférant 13. inférant est épithète de Maître. Le héros tente de réfléchir à partir des éléments du paysage qu’il a sous les yeux: les flots agités, l’horizon indéfini de la mer.
4b
jadis il empoignait la barre 12. cette image du capitaine dirigeant son vaisseau se trouve déjà dans ‘au seul souci de voyager’ et dans ‘salut’. elle s’applique au poète lui-même, dont le capitaine est une figure mythique.
4a
de cette conflagration
4b
à ses pieds
de l’horizon unanime
4a
que se
4b
prépare
s’agite et mêle
au poing qui l’étreindrait
4a
comme on menace
4b
un destin et les vents
4a
l’unique Nombre 14. Gardner Davies commente ainsi ce passage: ‘de l’aspect de la mer et de l’horizon, le maître conclut que le Nombre n’est pas encore prêt, mais qu’il se prépare dans sa main fermée. Igitur lui aussi secoue les dés; et dans les contes indiens, on voit un royaume qui est joué aux dés: ‘tant qu’un enjeu restera, sa main crispée agite la ruine. Le poing fermé constitue une sorte de défi au destin; deux forces luttent ici: le héros poussé à agir et rappelé à ses devoirs par les vents, le poing serré qui indique le refus de lancer les dés. qui ne peut pas
4b
être un autre
Esprit 15. Esprit est mis en apposition à maître; le héros doit devenir esprit pur s’il veut réaliser le coup de dés; le remplace ici nombre. Tant que les dés restent dans le poing du héros, leur total est divisé; une fois lancés, l’addition se fait et apparaît un seul chiffre, le Nombre.
pour le jeter
dans la tempête
en reployer la division et passer fier
4a
hésite
cadavre par le bras
4b
écarté du secret qu’il détient
4a
plutôt
que de jouer 16. Hésite a pour sujet le maître. Il ne reste plus qu’un bras au-dessus de l’eau, et cela écarte encore le maître du secret. Le maître envisage de ne pas jeter les dés et de s’engloutir dans la mer.
en maniaque chenu
la partie
au nom des flots
un
4b
envahit le chef 17. On a ici une parenthèse: une vague (un flot) recouvre la tête du héros, l’eau ruisselle sur son visage et sur sa barbe.
coule en barbe soumise
4a
naufrage cela 18. Naufrage cela est une apposition à la proposition précédente. Il ne s’agit pas d’un navire mais d’un homme qui s’enfonce dans la mer.
4b
direct de l’homme
sans nef
n’importe
où vaine
page 5a – 5b
5a
ancestralement à n’ouvrir pas la main
crispée
par delà l’inutile tête
legs 19. l’adverbe ancestralement se rapporte à hésite. Le héros, soumis à l’influence de ses ancêtres, hésite à laisser son poing fermé. legs est apposé à main; mais le légataire demeure ambigu. en la disparition
à quelqu’un
ambigu 20. il faut construire: l’ultérieur démon immémorial…, celui (qui est immémorialement) l’ombre puérile du vieillard… (et ultérieurement) né d’un ébat, la mer tentant une chance…’ les deux épithètes qui considèrent successivement le passé et l’avenir sont développées à tour de rôle.
l’ultérieur démon immémorial
ayant
de contrées nulles
induit
le vieillard vers cette conjonction suprême avec la probabilité
celui
son ombre puérile
caressée et polie et rendue et lavée
assouplie par la vague et soustraite
aux durs os perdus entre les ais
né
d’un ébat 21. Selon Gardner Davies, Mallarmé envisage deux issues possibles: ou ‘la mer, pour tenter sa chance, s’est servie du vieillard, qui aura consenti à ‘jouer la partie au nom des flots’, se laissant engouffrer par les vagues sans avoir jeté les dés (la mer par l’aïeul tentant une chance)’, ou ‘le vieillard a su résister à la mer assez longtemps pour accomplir le coup de dés avant de s’abandonner aux vagues (l’aïeul contre la mer tentant une chance)’
la mer par l’aïeul tentant ou l’aïeul contre la mer
une chance oiseuse
Fiançailles
dont
le voile d’illusion rejailli leur hantise
ainsi que le fantôme d’un geste
chancellera
s’affalera 22. l’union de la mer et du vieillard n’est pas encore réalisée, à cause de l’indécision de ce dernier; aussi n’en est-on encore qu’au moment des fiançailles. on en reste à une période d’hésitation; Mallarmé évoque ensuite l’avenir avec deux verbes au futur: chancellera, s’affalera. il va maintenir dans l’incertitude ces deux notions, mais, dans les parenthèses, il va tenter d »amener le récit de l’action jusqu’au moment évoqué par ces deux verbes: le futur qu’ils expriment à la cinquième page sera devenu, à la neuvième, un présent.’ (davies)
folie
5b
N’ABOLIRA
page 6a – 6b
6a
COMME SI
Une insinuation
6b
simple
6a
au silence
6b
enroulée avec ironie
ou
le mystère
précipité
hurlé 23. le vieillard a deux solutions devant lui; la première, de se laisser glisser dans la mer, ce qui entraînera un silence total, et cette solution ne manque pas d’ironie; la seconde, de jeter les dés et de révéler ainsi le secret.
6a
dans quelque proche
6b
tourbillon d’hilarité et d’horreur
6a
voltige
6b
autour du gouffre
sans le joncher
ni fuir
et en berce le vierge indice
COMME SI
page 7a – 7b
7a
plume solitaire 24. le mot plume, apposé aux deux sujets de voltige, éclaire l’analogie entre le dénouement incertain et le vol hésitant d’une plume légère. éperdue
sauf
7b
que la rencontre ou l’effleure une toque de minuit 25. toque de minuit est une allusion très lointaine au personnage et au drame d’Hamlet (voir l’étude sur hamlet: ‘les aberrations que cause l’orage battant la plume délicieuse de sa toque’ Divagation). la toque va immobiliser la plume. le velours chiffonné de la toque pourrait représenter la surface sombre de la mer.
et immobilise
au velours chiffonné par un esclaffement sombre 26. le héros se rend compte que l’action et le refus d’agir conduisent à un résultat identique; aussi s’empresse-t-il de rire.
cette blancheur rigide
dérisoire
en opposition au ciel
trop
pour ne pas marquer
exigüment
quiconque
prince amer de l’écueil
s’en coiffe comme de l’héroïque 27. le contraste de la plume blanche sur le noir du ciel rend remarquable quiconque se coiffe de la toque. Prince amer renvoie à Hamlet.
irrésistible mais contenu
par sa petite raison virile
en foudre
page 8a – 8b
8a
soucieux
expiatoire et pubère
muet
8b
rire
que
SI 28. il faut comprendre: ce serait amusant de voir que, si c’était le Nombre, ce serait le hasard. quatre adjectifs qualifient rire. la proposition hypothétique ‘permet d’introduire la révélation qui rendra’ la décision de jeter les dés ‘inutile’(davies). même si le nombre était révélé, cela ne servirait à rien.
8a
La lucide et seigneuriale aigrette
8b de vertige
8a
au front invisible
scintille
puis ombrage
8b
debout
8a
une stature mignonne ténébreuse 29. la phrase qui commence à la lucide constitue une parenthèse. la plume blanche qui rappelle celle qui orne la toque d’hamlet ombrage (c’est-à-dire: laisse dans l’ombre, et par là révèle le contraste) la stature mignonne ténébreuse, qui est l’ombre puérile représentant la Notion pure à laquelle répond le Héros.
en sa torsion de sirène
8b
le temps
de souffleter
8b
bifurquées
8a
par d’impatients squames ultimes
8b
un roc
faux manoir
tout de suite
évaporé en brumes
qui imposa
une borne à l’infini 30. tout ce passage vient qualifier le mot stature. cette notion pure est représentée comme une sirène qui sort de l’eau et y replonge immédiatement. on fera un rapprochement avec le vers du poème ‘A la nue accablante’: ‘le flanc enfant d’une sirène’. celle sirène fouette de sa queue un roc, un écueil. qualifié par l’apposition manoir, ce roc figure une sorte de borne qui vient s’opposer à l’essor vers l’infini.
page 9a – 9b
9a
C’ETAIT
9b
LE NOMBRE
9a
issu stellaire
9b
EXISTÂT-IL 31. ici commence un certain nombre d’hypothèses qui précisent la supposition précédente. Mallarmé insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas du tout d’une illusion.
autrement qu’hallucination éparse d’agonie
COMMENÇÂT-IL ET CESSÂT-IL
sourdant que nié et clos quand apparu 32. il faut entendre: sorti, encore que momentanément invisible et dissimulé (parce qu’il est réparti sur les deux dés.)
enfin
par quelque profusion répandue en rareté
SE CHIFFRÂT-IL
évidence de la somme pour peu qu’une
ILLUMINÂT-IL
9a
CE SERAIT
pire
non
davantage ni moins
indifféremment mais autant
9b
LE HASARD 33. voici enfin la révélation capitale, longtemps retardée: même si le héros avait jeté les dés avant de sombrer dans la mer et même si le Nombre était alors apparu, le hasard ne serait pas pour autant supprimé. le mot hasard est complément d’objet de abolirait dans la grande phrase centrale du poème; mais il est aussi attribut dans la phrase: ce serait le hasard.
Choit
la plume
rythmique suspens du sinistre
s’ensevelir
aux écumes originelles
naguères d’où sursauta son délire jusqu’à une cime
flétrie
par la neutralité identique du gouffre 34. ici s’achève une parenthèse commençant à choit. maintenant que l’incertitude est levée, la plume tombe dans la mer. c’est de ces écumes originelles que naguères ‘sortit, tout récemment encore, l’incertitude qui dut imprimer à la plume son mouvement vertigineux’ (davies). le gouffre reste indifférent, parce que les deux solutions possibles sont en fin de compte identiques.
page 10a – 10b
10a
RIEN
de la mémorable crise
ou se fût l’événement
10b
accompli en vue de tout résultat nul
humain
N’AURA EU LIEU 35. dans cette nouvelle parenthèse s’annonce la conclusion du poème. le drame paraît bien n’avoir pas eu lieu. le drame paraît bien ne pas avoir eu lieu; ou bien alors l’événement se serait accompli.
une élévation ordinaire verse l’absence
QUE LE LIEU 36. il semble désormais que rien ne se soit passé; seul subsiste le lieu: un océan plein de vagues qui paraissent vouloir faire disparaître toute trace du drame.
inférieur clapotis quelconque comme pour disperser l’acte vide
abruptement qui sinon
par son mensonge
eût fondé
la perdition
dans ces parages
du vague
en quoi toute réalité se dissout
page 11a – 11b
11a
EXCEPTÉ
à l’altitude
PEUT-ÊTRE 37. ici, Mallarmé fait une exception. après avoir parlé du coup de dés éventuel, mais qui ne s’est pas réalisé effectivement, le poète songe à un coup de dés idéal qui pourrait se passer en altitude; il annonce ainsi la vision de la constellation finale.
aussi loin qu’un en droit
11b
fusionne avec au delà
hors l’intérêt
quant à lui signalé
en général
selon telle obliquité par telle déclivité
de feux
vers
ce doit être
le Septentrion aussi Nord
UNE CONSTELLATION 38. toute la série qui précède précise les conditions d’apparition de la constellation: très éloignée, à une distance où fini et infini se confondent; à un endroit capital du ciel; dans la direction du nord. il s’agit de la grande ourse: callisto a été transformée en ours par artémis et jupiter l’a placée dans le ciel nocturne (voir les dieux antiques p. 1243)
froide d’oubli et désuétude
pas tant
qu’elle n’énumère
sur quelque surface vacante et supérieure
le heurt successif
sidéralement
d’un compte total en formation 39. la constellation et le coup de dés vont désormais se confondre. les cinq participes qui suivent montrent la formation aussi bien de la constellation que du total des dés.
veillant
doutant
roulant
brillant et méditant
avant de s’arrêter
à quelque point dernier qui les sacre
Toute pensée émet un Coup de Dés 40. le moindre acte, la moindre pensée mettent en jeu le hasard et laissent planer l’incertitude.