Éléonore Saintagnan travaille sur la thématique de la rencontre ou l’utilise comme démarche créative. Elle s’inscrit dans les démarches post-modernes de ces artistes qui après Duchamp convoquent les nouvelles technologies avec la volonté de provoquer une forme d’incongruité lors de l’exposition de l’œuvre. La provocation post-moderniste à l’origine de ce process fait que l’utilisation du médium constitue en soi une part importante de la démarche. Dans ce sens l’artiste s’oppose, dans les faits et dans les paroles, à ce que l’on pourrait décrire comme étant de l’art numérique. Ainsi la technologie en tant que problématique n’est de prime abord pas le sujet de son travail.
Son vocabulaire formel bien qu’hétérogène n’en constitue pas moins un langage, principalement celui du détournement et du jeu. Les technologies sont des leviers pour provoquer des rencontres de ton et de registres incongrues dont la genèse semble venir d’une pratique du documentaire non comme image-vérité (cf. André Rouillé – la photographie) mais comme message plastique ou comme ton. La dimension documentaire des images provient d’une mythologie fortement inscrite dans notre culture. Il s’agit en fait d’un certain vocabulaire formel qui «fait plus vrai qu’un autre» et qui donne sa légitimité notamment à l’image journalistique. En sémiologie, c’est que l’on appelle le message plastique, c’est-à-dire le sens véhiculé par la technique elle-même et par la manière dont elle est utilisée.
Marshall Mac Luhan en a fait son slogan «le médium c’est le message». Le faux-semblant des postures modernistes et post-modernistes laisse sous-entendre que le travail d’artiste n’a plus rien avoir avec la Technique, celle-ci étant réservée aux artisans, mais que leur travail tient davantage de l’idée, de la posture ou de l’action (cf. Nicolas Bourriaud, L’Esthétique Relationnelle).
Dans mon travail de critique je postule après Edmond Couchot, Roberto Barbanti, Bernard Stiegler et bien d’autres que la Technique doit-être pensée et qu’elle occupe une place importante dans l’Art, même moderne et post-moderne.
Le postulat de mon travail de recherche s’appuie sur l’affirmation selon laquelle l’Art socialise les techniques. Pour plus de détails sur cet appareillage je vous invite à aller lire cet article sur mon blog numer ars crisis : nouvel appareillage critique.
Je vais m’appuyer sur une œuvre, en l’occurrence Portraits flamands, pour analyser plus en détail le travail d’Éléonore Saintagnan.
1 – le discours de l’œuvre s’articule autour d’une technique
– analyse des techniques employées.
De prime abord l’œuvre ne semble pas traiter de technique. Mais le dispositif d’installation n’est possible que grâce à un certain nombre d’outils de captation actuels, ainsi que certains outils de post-production.
L’œuvre semble traiter de la photographie, dans une sorte de référence implicite, via la vidéo. La pose de modèles laisse sous-entendre que la destination de la captation sera plutôt fixe. L’artiste garde malgré tout la captation dans son intégralité.
a – existence — Il s’agit donc d’un travail sur la vidéo numérique. Le contexte de diffusion est aussi très important puisque l’écran plat présenté à la française renvoie à une forme classique, picturale, en dehors de l’usage ménager que l’on ferait de ces écrans conçus pour retranscrire un dispositif cinématographique. La vidéo numérique s’appuie sur une technologie LCD, des capteurs encodent les informations lumineuses, ou les émissions de photons renvoyées par les objets placés dans le champs de référence face à l’objectif (inspiré des objectifs photographiques). La lentille donne à l’image une forme proche de celle de l’œil (lentille convexe) que l’on appelle communément une image rétinienne, qui est en fait lacunaire car elle ne retranscrit pas la stéréoscopie du regard humain, mais uniquement les conditions physiques de réception de la rétine qui est donc une vision monoculaire plus proche de la peinture classique que de la vision humaine.
Les informations lumineuses parvenant aux capteurs sont encodées à raison de 50/60 jusqu’à 100 hertz c’est à dire 50/60 etc… images par seconde. Ces informations sont divisées en trois parties le rouge, le vert, le bleu qui combinées forme le blanc et permettent ainsi de retranscrire une grande partie des couleurs du spectre visible. Les informations sont stockées sous formes de paquets d’informations numériques sur un disque ou sur une bande magnétique. Les images captées sont en fait la première étape de la production effective (si l’on excepte la pré-production, le scénario, le story-board , etc…) d’un documentaire. La forme finale n’aboutira qu’après les étapes de post-production (montage, étalonnage, encodage, montage son, etc.). Aussi l’artiste confesse que «ces instants de vérité» sont en fait montés et que l’on n’est pas face à la «vérité nue» mais que les trop gênants clignements réflexes des yeux on été effacés (Platon en aurait-il fait ses choux gras?), et la vérité nue à été maquillée pour paraître plus vraie sous le feu des projecteurs.
b – présence — La présence du spectateur n’est pas capter, mais elle prévue par un dispositif qui selon les publics changent (pour les enfants les écrans sont descendus à 1 mètre de hauteur)
c – comportement — Le comportement des vidéos n’est pas programmé (informatiquement parlant) mais se situe dans le rapport de l’œuvre au spectateur qui s’attend à une image fixe et devine avec le temps qu’il s’agit en fait d’une vidéo. L’artiste exploite un phénomène de compensation cognitif qui tend à animer les images fixes par l’imagination. Ici la confusion se fait alors entre l’objet observé et l’objet imaginé (dont on sait maintenant qu’il active exactement les mêmes régions du cerveau).
d – génération — Les formes générées sont en fait des micro-mouvements confusément perçus comme des compensations cognitives puis rétablis dans leur réalité factuelle d’existence.
e – mythèmes technologiques / consistances — La réputation de la vidéo numérique, dans ce que j’appelle les mythèmes technologiques, c’est qu’elle peut — de part la durée de ses supports d’enregistrements, de part la dématérialisation numérique de son enregistrement, et la qualité de définition de son image— engrammer les faits même et les mettre en «trésor dans la machine pour être analysés ultérieurement» (cf. Moles).
2 – L’œuvre est un discours sur le sensible et la technique
Quelle autre œuvre saurait jouer aussi finement avec nos perceptions et déranger nos réflexes de perception. Le moteur même d’interaction avec l’œuvre est un réflexe de perception ou de compensation, incorporé, des techniques de contrôle (au sens de Deleuze).
3 – Elle nous projette d’un point connu vers l’inconnu.
Elle nous présente un contexte de diffusion d’image fixe qui déjoue nos attentes en provoquant d’imperceptibles ruptures dans nos attentes et qui nécessite une observation longue (5min ce qui est un exploit si on en croit les statistiques du temps d’observation des œuvres dans les musées).
4 – Elle constitue une articulation existence/consistance exemplaire qui intensifie la relation entre l’individu et le fond collectif.
L’œuvre tend à impliquer le spectateur dans un regard questionnant les réflexes du regard proposant de fait une remise en question de notre rapport «ethnologique» aux autres. Elle propose de poser un regard moins figé sur ces personnes qui deviennent personnages et sur qui, par un effet Koulechov, nous projetons des personnalités, des profondeurs qui n’existent pas mais qui sans topos, consistent.
5 – L’œuvre suit un circuit long dans lequel elle trans-individue par la pratique de sa fréquentation.
L’œuvre est présentée dans des expositions liées au projet et n’a pas connue de court-circuit particulier.
6 – Conclusion
Bien qu’adoptant une posture post-moderne, l’œuvre Portraits Flamands s’appuie sur une technique qui tend à faire consister par référence en cascade la vidéo en dépassement du cliché (dans les deux sens du terme). On voit également bien que la technique n’est pas l’ennemi de la poésie. Le mythe de Zeuxis hante encore les esprits platoniciens qui voient dans l’art la nécessité d’une forme de metis (ruse, retournement des forces en présence)et donc la technique comme une force génératrice d’inégalité. La technique par sa pratique et non pas par son usage permet de faire consister les existences en valeurs leur donnant ainsi le statut de technique.
Les techniques non-socialisées ont une puissance de sidération liée à la méconnaissance des phénomènes physiques à l’œuvre. Leurs capacités exploitées, pour le pire et le meilleur, amènent des conduites toxiques. En jouant la carte du spectacle «magique», les techniques nouvelles court-circuitent les trans-individuations et dépossèdent de leur puissance d’agir les usagers des techniques.
En sidérant, la Technique circonscrit la puissance d’agir, elle capte l’attention et dissocie le sentir de l’agir. Surtout elle devient spectacle, elle fait ignorer le pourquoi de l’émotion par la puissance-signal qu’elle réalise en actes, ou en existences. Spectacle, c’est-à-dire en opposition avec une pratique poétique.
La poésie convoque des existences pratiquées par le groupe de référence ou le milieu associé dans lequel il est technique et consiste donc en valeurs symbolisées.
Contrairement au spectacle, qui use du manque d’expériences esthétiques du groupe de référence, la poésie convoque des existences dont les aspects physiques sont connus dans ce milieu associé. Aussi la puissance-signal ou puissance de sidération n’est pas à l’œuvre, c’est plutôt la consistance elle-même qui est présentée dans son processus (par lequel il consiste). La poésie c’est l’Existence qui prend consistance alors qu’elle semble sans valeur, c’est le moment où les techniques passent de l’usage à la pratique. C’est en fait lorsque nous réalisons, qu’à l’usage les existences deviennent Technique (pratiquées), c’est-à-dire tout ce qui fait que notre sentir, ou notre pensée affecte le Monde.
Yann Aucompte