16. Jean-Charles Fitoussi : «Impromptus»

Observatoire des nouveaux médias
Ensad 31 rue d’Ulm 75005 Paris
Mercredi 17 décembre 2008
18h30, Amphi Bachelier
Jean-Charles Fitoussi : « Impromptus », conférence-projection


Jean-Charles Fitoussi

« Impromptus »
Improvisé, à l’improviste, imprévu, accidentel, par hasard, inattendu, inespéré, fortuit, inopiné, déconcertant, déroutant, imprévisible, soudain, subit, musique, pièce, improvisation, divertissement — ou Comment je n’ai pas écrit certains de mes films.

Jean-Charles Fitoussi est cinéaste. Études de sciences et d’architecture. Assistant de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet entre 1996 et 2007. Principales réalisations : Aura été (fiction, 28′, 16 mm., 1994), Sicilia! Si Gira (documentaire, 80′,  vidéo, 2001), Les Jours où je n’existe pas (fiction, 114′, 35mm., 2002), Le Dieu Saturne (fiction, 35mm., 2004), Nocturnes pour le roi de Rome (fiction, 67′, vidéo de téléphone mobile, 2006), Je ne suis pas morte (fiction, 190′, 35mm., 2008), Temps japonais (essai, 70′, vidéo de téléphone mobile, 2008).



1. Présentation de la séance

Jean-Charles Fitoussi est une personne étonnante dans le champ du cinéma et des nouveaux médias. Son “actualité”, on la lit dans le numéro 680 des Inrockuptibles, daté du 6 décembre 2008 : Au Festival international du film de Belfort, “Entrevues 2008” qui s’est tenu du 23 au 30 novembre 2008, «la sensation la plus forte nous fut procurée par le dernier film de Jean-Charles Fitoussi, Je ne suis pas morte, work-in-progress, inventé au fil du tournage qui a duré 3 ans, accumulations de fictions, aventures et amours réjouissantes d’une femme-créature de Franckenstein dans la France bien d’aujourd’hui, magnifiées par l’image de Sébastien Buchmann.» (Jean-Baptiste Morin). Ce film a obtenu à Belfort le grand prix du film français (élu au sein des compétitions fiction et documentaire par la réunion des deux jurys du festival).
Cinéaste-artiste, essayiste, auteur (pour paraphraser les formules cinéma d’art et d’essai, cinéma d’auteur), Jean-Charles Fitoussi a la maîtrise parfaite du plan cinématographique à la Straub (cadre, mouvement des corps et voix des acteurs…), maîtrise qu’il déterritorialise depuis quelques années vers le dispositif cinématographique du téléphone portable (paradis et paradigme de l’art de la conversation ordinaire, son/image/texte, pour des millions de gens). On pourrait dire, après avoir vu ses pocket-films faits au Japon, en empruntant cette citation à Jacques Rancière, page 72 de son livre Le spectateur émancipé : «à l’intérieur de ce cadre, la stratégie de l’artiste se propose de changer les repères de ce qui est visible et énonçable, de faire voir ce qui n’était pas vu, de faire voir autrement ce qui était trop aisément vu, de mettre en rapport ce qui ne l’était pas, dans le but de produire des ruptures dans le tissu sensible des perceptions et dans la dynamique des affects. C’est là le travail de la fiction. La fiction n’est pas la création d’un monde imaginaire opposé au monde réel. Elle est le travail  qui opère des dissensus, qui change les modes de présentation sensible et les formes d’énonciation en changeant les cadres, les échelles ou les rythmes, en construisant des rapports nouveaux entre l’apparence et la réalité, le singulier et le commun, le visible et sa signification. Ce travail change les coordonnées du représentable; il change notre perception des événements sensibles, notre manière de les rapporter à des sujets, la façon dont notre monde est peuplé d’événements et de figures. Le roman moderne a ainsi pratiqué une certaine démocratisation de l’expérience. En cassant les hiérarchies entre sujets, événements, perceptions et enchaînements qui gouvernaient la fiction classique, il a contribué à une nouvelle distribution des formes de vie possibles pour tous……» LT

2. Jean-Charles Fitoussi: Filmer avec un téléphone portable

« Chaque outil à ses propres contraintes, en ce qui concerne le téléphone, ce sont d’abord les contraintes d’images et de sons. Je suis parti à chaque fois de ces contraintes et j’ai posé des règles. Je ne pouvais enregistrer les voix, donc le film est sans voix, j’ai dû chercher un autre moyen de restituer les dialogues, les textes.

Quand je filme, je souhaite que les spectateurs se disent que ces choses ont été et qu’elles ne sont plus. Les images dégradées obtenues avec le téléphone portable donnent ce sentiment de la disparition. C’était le thème du film que j’ai présenté l’an passé Nocturnes pour le roi de Rome. Cette année, j’ai voulu prendre un peu le contre-pied, donner à ces images fantomatiques quelque chose de plus vif, de plus allègre, j’ai plutôt essayé de filmer des anges…

J’utilise le téléphone sans équipe, je filme de manière épisodique, sans arrière-pensée, ce sont des images documentaires que je réintègre dans une fiction, pour leur donner un autre sens, de simples baigneuses deviennent des anges. Il y a plein de films tournés sur portable qui sont liés à soi. On est dans une démesure des egos, des petitesses, mais c’est lorsqu’on arrête un peu de se regarder qu’on commence à faire du cinéma.

Tous les films que j’ai filmés avec un portable, je les conçois pour un grand écran, pour un écrin noir, j’ai constaté qu’on gagnait en agrandissant les défauts de cet appareil, c’est une manière d’affirmer clairement ce choix esthétique. Mes films nécessitent un silence, un recueillement, s’il est perturbé, le film peut s’évanouir. »

Extraits de la conférence.

2.1.
«Impromptus»



2.2.
A propos de Temps japonais (essai, 70′, vidéo de téléphone mobile, 2008): «Un film qui dépend du moment où il sera projeté» et dont les éléments constitutifs sont stockés sur le blog de la Villa Kujoyama. Mais sur Vimeo les films sous-titrés sont accessibles.


TEMPS JAPONAIS 20080227 (Jean-Charles Fitoussi, 2008) from Aura été on Vimeo.


TEMPS JAPONAIS 20080329 (Jean-Charles Fitoussi, 2008) from Aura été on Vimeo.

Documents

1. Entretien avec Jean-Charles Fitoussi, cinéaste. « Terence Fisher a le sens de la cruauté ». Article paru dans l’édition du Monde du 21.06.07

Une rétrospective à la Cinémathèque française. Auteur d’un film adapté de Marcel Aymé, Les Jours où je n’existe pas (2003), où un homme n’existe qu’un jour sur deux, Jean-Charles Fitoussi est un cinéphile féru du cinéaste anglais Terence Fisher (1904-1980), maître du cinéma fantastique britannique, dont on peut revoir les films à la Cinémathèque française jusqu’au 29 juillet.
Qu’est-ce qui vous intéresse dans le cinéma fantastique ?
Ce n’est pas le « gore », avec ses effets et sa musique appuyés, où la surenchère rend les scènes risibles; ce sont les films de Murnau, de Tourneur, de Tod Browning, qui travaillent sur la suggestion. Le fantastique est une des voies d’accès au réel, à sa complexité, à toutes ses dimensions. Il m’intéresse quand il fait ressentir le frisson de la vie, l’étrangeté de l’existence. Je suis sensible aux thèmes du vampire et du démiurge, donc Fisher m’enchante.
Fisher a plongé le mythe de Dracula dans la société victorienne, montrant comment la pulsion sexuelle menace l’ordre social… A cet égard, j’aime son premier Dracula, Le Cauchemar de Dracula, où il évite le folklore des chauves-souris, et où Cushing incarne Van Helsing. Mais je préfère voir Cushing en baron Frankenstein, dont la série est pour moi ce que Fisher a fait de mieux. Il y revient au roman de Mary Shelley, où le personnage majeur, Frankenstein, est le baron, le savant, et non sa créature. Sans basculer dans le baroque, Fisher a le sens des couleurs, des rapports de classes, de la cruauté. De ce point de vue, il est parfois proche de Fritz Lang. Dans Frankenstein s’est échappé, on se situe au-delà du Bien et du Mal. Tous les personnages sont atroces et veules. D’où la sympathie que peut inspirer le terrible baron.
C’est donc Frankenstein le démiurge qui vous fascine, plutôt que sa créature, captive d’un corps qui n’est pas le sien ?
C’est avant tout le visage de Cushing. Par la créature, le spectateur est confronté à l’étrangeté de son propre corps, au fantasme de pouvoir en changer.
Vous venez vous-même de réaliser un Frankenstein ?
J’en rêvais depuis longtemps, et j’ai rencontré quelqu’un dont la ressemblance avec Cushing était telle qu’il pouvait être l’un de ses rejetons. J’ai imaginé une ramification à La Revanche de Frankenstein, où le baron, en fuite, se cache sous le nom du docteur Stein. Dans mon film, l’un des protagonistes, William Stein, est un descendant du Frankenstein de Fisher. Il reprend ses expériences et crée une femme à partir de plusieurs autres -en faisant en sorte qu’elle ne puisse pas tomber amoureuse. Cela se passe aujourd’hui.
Depuis Fisher, les progrès de la médecine ont relancé les débats sur ce qui obsédait Frankenstein : les greffes de visage, le clonage, l’opposition —à mes yeux factice— entre hasard génétique et manipulations humaines. Propos recueillis par Jean-Luc Douin



2. A propos de Je ne suis pas morte (site d’Arte)

Ancien assistant de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, Jean-Charles Fitoussi présentait dans le cadre de la section « Cinéastes du présent » son deuxième long métrage Je ne suis pas morte, œuvre imposante et inspirée de trois heures dix, où l’on retrouve d’emblée le goût prononcé du réalisateur pour le fantastique qu’il nomme plus précisément « le réel jusqu’en ses confins ». Le film est composé en trois parties intitulées « Par les beaux soirs d’été », « Le chant des séparés » et « Par des chemins étranges ». Alix, créature de vingt sept ans issue des expériences scientifiques de William Stein, n’a pas la capacité à éprouver de sentiment amoureux. Elle passe ainsi de garçons en garçons, obnubilée de ce manque évident. En parallèle, Frédéric souffre le martyre d’une rupture inconsolable, un désamour qui s’étend jusqu’au rejet de lui-même. Enfin Hélène s’occupe tendrement de sa mère plongée dans un coma profond. Cette dernière, tel un fantôme, embarque le spectateur dans un voyage lancinant, détaché de toute contrainte d’espace et de temps. Point de départ de ce film, la truculence mariée à l’extraordinaire qui vise à examiner une créature digne de Mary Shelley, est accompagnée de la découverte des partis pris esthétiques inouïs de Jean-Charles Fitoussi pour ce film : un format devenu rare (le format 1.37) et la qualité d’une lumière et d’un jeu de contrastes d’exception propres aux qualités du chef opérateur Sebastien Buchmann et des dernières bobines d’une pellicule hypersensible que le fameux laboratoire K. a cessé de produire récemment. Emulsion aux goûts multiples,  Je ne suis pas morte navigue en réalité au gré de l’inspiration d’un réalisateur entièrement libre et sans vrai scénario, tenu uniquement par son désir de filmer des êtres et des lieux, axes incontestables assimilés à l’intention d’éviter la coupe pour mieux privilégier la séquence et embrasser des registres très différents : la légèreté et l’humour des scènes consacrées à Alix cèdent la place aux ténèbres et à la mélancolie de Frédéric, remplacés plus loin par des visions extravagantes et rêveuses d’un esprit fantomatique. Mais encore, au-delà de cette simple succession, chaque moment préserve l’interpénétration des formes, bouscule invariablement toute prévision, un climat qui conjugue l’inattendu à tous les temps. Dans Je ne suis pas morte, Jean-Charles Fitoussi réussit le tour de force de convoquer à lui seul le cinéma de Jean Paul Civeyrac, celui d’Eugène Green, de Serge Bozon, des Straub et Huillet, parfois même de Rainer Fassbinder, aux détours de clins d’œil volontaires ou non, d’une désinvolture ou d’une déférence appliquée, quoiqu’il en soit avec un appétit insatiable à faire du cinéma comme si ce dernier était en danger, avec urgence et délectation.