Rencontre(s) in-« formelles »
Salut Eléonore, je suis un étudiant de Paris 8 et j’ai été à ta conférence. Contrairement à toi, je n’ai pas encore de diplômes et mon travail n’a pas été exposé, bon pratiquement pas. Parfois ça m’a plu ce que tu as fait mais parfois non. Quand ça ne m’a pas plu, c’est parce que je ne l’ai pas trouvé très abouti (ne pense pas que c’est gratuit!).
Pour moi ton travail se situe à la frontière de différentes techniques, genres et problématiques. Tes Portraits Flamands par exemple jouent entre l’ambiguïté de l’image fixe et l’image en mouvement, l’image photographique et l’image vidéographique, mais aussi sur l’idée du portrait et sa capacité de représentation. André Rouillé dans son livre La Photographie nous dit que l’objet photographié «[…] n’est pas une chose en soi, immuable et inflexible […]» et qu’un portrait «[…] adviendra toujours à la conjonction d’au moins deux séries de variations: celles des infinies expressions du visage, celles des multiples actions de l’opérateur […]» (1). On pourrait dire que ce travail nous interroge sur ces notions avec la création de ce portrait en 5 minutes.
Deux autres travaux qui m’ont plu sont Danyela (et la poésie) et Claire-Marine, Ludmina et Mélodie-Amour (Les petites personnes), tendre travail sur l’isolement réel et/ou fictif, qui se rapprochent de certains travaux de Werner Herzog ou d’Harmony Korine. Connais-tu par exemple Grizzly man ou Julien Donkeyboy? Dans ta vidéo, est-ce que les enfants vivaient vraiment seuls? As-tu (toi Eléonore) des problèmes légaux avec la scène où les enfants sont nus dans la baignoire? Tu es juste dans une position contemplative ou revendiques-tu quelque chose par rapport à la solitude? Dis-moi Eléonore, s’il te plaît(!) car je commence à me questionner sur tes actions en tant qu’opératrice. Dans tes vidéos tu n’est que silencieuse derrière la caméra, comme un alien qui vient espionner les êtres humains, et dans ta conférence tu parles plutôt d’anecdotes sur la production du travail… peut-être es-tu une femme réservée… peut-être as-tu un plan secret en filmant toute cette solitude… Bref, tu laisses l’analyse aux autres.
Par contre Jacques le canapé, je trouve que ça ne le fait pas trop. Les propos étant vagues et la partie interactive pas forcément intéressante, cette pièce n’est pas très aboutie. Puis Jacques Lacan n’est pas mon philosophe de confiance. Je ne vois pas non plus le but de Lacan la chenille, une pièce où tu as un peu forcé la rencontre entre le philosophe et Disney. Cette expérience avec Lacan fait plutôt un bémol dans l’ensemble de ton travail.
Eléonore, pour finir je voulais juste parler de ton film Un film abécédaire. Ici tu as une approche assez spéciale vis-à-vis ton sujet, cette communauté qui habite dans ce parc en Alsace. Tout d’abord la rationalisation en forme d’abécédaire, pour chaque lettre «une image», produit un compte régressif, que le temps s’épuise et surtout les images! Une sensation pas tout à fait désagréable, plutôt dérangeante s’est emparée de moi. Puis c’est génial, l’idée de tous ces petits microcosmes, cet ensemble de marginalités, ébranlant la notion d’identité et d’unité, si chère à quelques homme politiques (tu penses que Brice Hortefeux aurait pu aimer ton film?), car il vaut mieux reconnaître l’individualité de chacun que contre-plaquer un cliché. Bref, à mon avis tu as bien joué sur le tableau institutionnel par rapport à la commande faite mais aussi sur celui de tes convictions personnelles.
Lucas Henao
(1) Rouillé, André, La Photographie, Gallimard, Saint Amand, 2009.
Réponse de Eléonore Saintagnan à Rencontre(s) in-« formelles ».
Bonjour Lucas,
je vais essayer de répondre dans l’ordre à toutes ces questions. Tout d’abord, sache que tu n’as absolument pas à t’excuser pour l’aspect critique de ton discours, je pense au contraire qu’une conversation ne peut être productive que si elle se base sur des désaccords. Surtout en art, je pense qu’une pratique n’est pas intéressante si elle ne suscite pas de réticences, si elle glisse comme de l’eau sur une pierre. Le consensus en art n’est pas intéressant. Tu sais, quand tout le monde dit « C’est beau, c’est bien, c’est chouette », ensuite on n’a plus rien à se dire, et hop, au lit! J’aime l’art quand il est porteur d’ambiguïtés, de questions, qu’il pose des problèmes. Je suis donc bien heureuse que tu soulèves ces problèmes, d’autant plus que ce sont apparemment les oeuvres les plus récentes qui t’ont dérangé, et que les oeuvres les plus récentes, on se pose encore longtemps des questions dessus après les avoir terminées, on essaie de les raccrocher à sa pratique, de comprendre ce qu’on a fait et pourquoi on l’a fait, et souvent on trouve des réponses a posteriori. Tu me parles de solitude et d’isolement à propos de mon travail, et c’est vrai que ce sont des choses qui reviennent souvent dans mon travail, je ne m’en étais pas rendu compte. Les enfants des Petites Personnes vivaient en réalité chez leur père, qui s’occupait d’eux à sa manière, mais pour qui était très importante aussi la notion d’autonomie. J’ai accentué ça dans le film en retirant complètement le père au montage. Ce choix était dénué de valeur morale, j’ai plutôt voulu accentuer par là le côté étrange de l’atmosphère du film, laisser la possibilité au spectateur d’imaginer un monde sans adultes. Je me sers du réel pour créer de la fiction, en cela mes films s’éloignent du documentaire, je n’ai pas de prétention à l’objectivité dans mon travail. A un moment du montage, on voyait le père rentrer chez lui et prendre son bain, pendant que les filles lui servaient un verre de vin et du saucisson, en lui chantant des chansons (un peu comme dans le film Gummo d’Harmony Korine, où la mère shampooine son fils qui mange des spaghettis bolognaise dans son bain). J’ai plutôt vu dans cette scène une sorte de vision d’un bonheur un peu trash, un peu crade, mais où chacun y trouve son compte. Les rôles étaient inversés: au lieu que ce soit le parent qui s’occupe des enfants, c’étaient les enfants qui s’occupaient de leur papa. La monteuse, elle, trouvait gênante la nudité du père devant ses petites filles. Personnellement j’ai grandi dans une famille où on pouvait se balader à poils sans que cela ne choque personne, sans que cela provoque un malaise. Je me suis rendu compte que cette scène était perçue par beaucoup comme une scène de pédophilie, qu’elle donnait une mauvaise image du père. Comme mon intention n’était pas de critiquer la manière dont ce père élevait ses enfants, j’ai fini par retirer cette scène du film. Tu as raison de me poser la question de la scène où les filles sont dans la baignoire, car on a montré le film récemment à Bordeaux et il paraît que plusieurs personnes ont trouvé le film malsain (je n’étais pas là mais ma productrice qui était là m’a raconté ça). Je ne sais pas si c’est une spécialité de Bordeaux (tu sais que c’est la ville du scandale de Présumés Innoncents) mais je trouve plutôt que ce sont ces gens-là qui sont malsains, ceux qui voient dans n’importe quelle image d’enfant nu de la pornographie.
Maintenant, je vais te répondre en ce qui concerne ma position en tant qu’opératrice. Je parle beaucoup avec les personnes que je filme, avant de les filmer, et même parfois en les filmant. Mais je garde surtout les images silencieuses, ou celles du moins où moi, je disparais derrière la caméra. Je te renvoie pour cela à l’entretien de Corinne Berland avec Bruno Dumont qui vient de paraître dans le dernier numéro de la revue Particules. Je l’ai lu hier et ai vu qu’il faisait la même chose avec ses acteurs. Il réduit de plus en plus leurs paroles à chaque prise. Essayer de faire oublier le dispositif au spectateur passe par là. A la fois on parle beaucoup avec les acteurs pour qu’ils soient en confiance, et on disparaît pendant les prises, pour leur laisser plus de liberté.
Concernant mon travail avec Jacques Lacan, moi non plus je ne peux pas dire qu’il soit mon philosophe de confiance. Déjà, il n’est pas philosophe mais psychanalyste, et puis on ne peut pas dire que sa théorie ait un rapport quelconque avec la confiance. Il a été et est toujours très controversé. Mais mon problème n’est pas de le juger. Une fois encore, le réel, le fait qu’il ait existé, qu’il ait dit des choses plus ou moins claires d’ailleurs, devient ma matière première. Je le comprends à ma manière, quelqu’un d’autre le comprendra autrement, chacun interprète le discours de l’autre comme il résonne en lui. C’est d’ailleurs là-dessus qu’est basée une grande partie de sa théorie. De la même manière, qu’est-ce qu’une pièce aboutie? Je pense qu’il faut laisser la place, en art tout du moins, à des choses qui ne sont pas abouties, pas trop bien ficelées, pas toujours complètement « réussies ». J’ai lu quelque part (je ne sais plus où) que l’art est une terre d’accueil pour ce qui n’a pas sa place ailleurs, et je trouve cette idée très belle. Proposer des alternatives à un monde où tout doit être au top, où tout doit être utile, fonctionner comme une mécanique bien huilée, être rentable. Si la rencontre entre Lacan et Disney te semble forcée, tu as bien raison. Ce n’est pas une évidence, je ne sais d’ailleurs toujours pas si les dessinateurs de la chenille se sont inspirés de Lacan mais je sais que Lacan était un grand lecteur de Lewis Carroll et peut-être a-t-il vu, lui, un écho entre son amour des jeux de mots et l’attention qu’il portait aux sonorités du langage, et ce personnage. En tous cas, une fois encore, je n’affirme rien mais pose la question. En d’autres termes, il s’agit là d’une expérimentation. J’ai essayé de relever une coïncidence. D’ailleurs, cette vidéo est un truc pas abouti, et la recherche non plus, car la vérité m’importe peu finalement. Et maintenant, l’Abécédaire. Il ne s’agit pas d’une communauté qui habite dans un parc, mais plutôt comme tu le dis d’un ensemble de marginalités qui se trouvent sur un même territoire. Concernant Brice Hortefeux, je ne connais pas ce monsieur et ne suis pas très attentive à la politique médiatique donc je ne peux pas te répondre, mais ce que je peux te dire c’est que j’ai essayé de répondre à la commande, qui m’imposait 20 min de film maximum et me demandait de:
« 1. Interroger les liens historiques et culturels entre les trois versants de ce territoire labellisé.
2. Tenter de mesurer le poids des influences liées au brassage des populations »
Cette demande me semblait proche de celle qu’on aurait faite à un ethnologue ou à un sociologue, avec un souci « scientifique », auquel j’ai pensé aussi que répondrait ingénieusement la forme de l’abécédaire. C’était aussi une solution de facilité quant au montage, sur lequel nous nous cassions la tête avec ma monteuse car il n’y avait aucune continuité narrative mais plutôt plusieurs petits tableaux.
Voilà, je vais m’arrêter là. Il y aurait encore plein de choses à dire mais il faut bien s’arrêter à un moment.
Merci en tous cas pour tes questions, j’espère t’apporter quelques éclaircissements à travers ma réponse.
Et bon courage pour la suite de ton travail artistique!
Eléonore.