Librairie du Centre Pompidou, février 2009. Autres parutions aux Presses du réel dans la collection Mamco (Genève) : Jean-Marc Poinsot, Quand l’œuvre a lieu – L’art exposé et ses récits autorisés (nouvelle édition revue et augmentée); Thierry de Duve, Faire école. (Ou la refaire ?) – Nouvelle édition revue et augmentée. Ainsi que la revue du Mamco : Retour d’y voir n° 01 et 02.
collection :
Mamco, Musée d’art moderne et contemporain
10, rue des Vieux-Grenadiers, CH – 1205 Genève http://www.mamco.ch/
336 pages, 22 dessins, format : 17×24 cm
ISBN : 978-2-84066-277-8
Prix : 25 €
L’ouvrage contient deux nouveaux textes : « La perspective relationnelle » et « Les arts interactifs s’exposent-ils ? »
Le CD-ROM contient un nouveau film interactif : Les Perspecteurs.
Sommaire
Introduction : La relation comme forme 9
À propos du vidéodisque Le Bus, ou l’Exercice de la découverte 14
Dramaturgie de l’interactivité 22
Pour que poussent les images 30
Le logiciel comme rêverie 46 Artifices 54
La collection à l’œuvre 78
Machines à communiquer faites œuvres 92
Vertus des mondes bornés 120
Notes sur l’esthétique du virtuel 132
Une esthétique de la saisie 148
Programmes interactifs 178
Des arts dans la logique de leur technique 216
Le CD-ROM de la 3e Biennale d’art contemporain de Lyon 224
L’image n’est pas seule 230
Le moment interactif 238
L’image-relation 262
La perspective relationnelle 298
Les arts interactifs s’exposent-ils ? 314
Liste des illustrations 333
Sommaire du CD-ROM : Album sans fin, 1989 Globus oculi, 1992-1993 Flora petrinsularis, 1993-1994 Mutatis mutandis, 1995 Bifurcation, 1996 Autoportrait, 1999 La Morale sensitive, 1999-2001 Dozographie, 2000 Le Petit Manuel interactif, 2001 Acrostiche, 2001 Modus operandi, 2002-2003 Les Perspecteurs, 2004
En couverture : dessin de l’installation-performance Les Perspecteurs, 2004-2005.
EXTRAITS
Introduction
La relation comme forme
Si « la relation comme forme » émerge comme titre légitime pour ce recueil ayant trait principalement à l’interactivité en art, cette proposition n’en constitue pas le projet systématique et approfondi. Considérant la suite des textes rassemblés ici, il faudrait chercher les diverses apparitions du mot relation et voir comment, avec les nouveaux médias numériques, la relation devient forme et s’inscrit dans des objets apparentés à l’art. Continuation de la photographie et du cinéma, la prise de vues, telle qu’elle est intentionnellement maintenue dans les programmes vidéo-interactifs, est attachée à l’idée de relation au réel. Cette idée est là pour prendre en compte la tradition picturale chinoise ou pour mettre en oeuvre la poétique de la collection, pour construire le diagramme de l’exploration d’un coin de banlieue ou pour mettre en scène un modèle qui se prête à la modélisation de ses gestes. Avec Rousseau, on parle de relation au monde, sur le mode du signe sensitif, de la réminiscence ou de la rêverie sans objet. C’est sans conteste ce qui donne sa pertinence à une entreprise visant à interpréter son texte sur le mode de la performance interactive et à prendre cette lecture comme critère de l’expérimentation d’une écriture nouvelle. Qu’elle soit prélèvement de fragments ou de traces ou qu’elle relève de codes ou de langages, la saisie permet le passage du photographique vers l’image calculée, le virtuel et l’interactivité. La saisie s’identifie alors, en tant que relation, à un processus formel et productif. L’association saisie-ressaisie qualifie la version de l’interactivité la plus homogène à tout ce qui relève de la figuration et de la représentation. La perspective interactive, où la programmation tient la place qu’a la géométrie dans la perspective optique, désigne le dispositif de la construction ou de la saisie des relations. Il est alors possible de concevoir une image-relation qui, au-delà du partage des actions, est une présentation directe de la relation. La jouabilité de l’oeuvre atteste la figurabilité des relations. Cette jouabilité, empruntée aux jeux informatiques, voit sa signification élargie à toutes les acceptions du mot jeu, jeu nécessaire du fonctionnement mécanique, jeu interprétatif, théâtral et musical, jeu de l’exercice corporel et mental, jeu de langage.
Ma première approche du téléphone mobile vidéo est un peu particulière. En effet, je réfléchis depuis assez longtemps sur les dispositifs de prise de vue : cinéma, vidéo, photographie, envisagés sous l’angle ce qu’a apporté le numérique dans le domaine artistique. Je ne peux donc pas avoir une approche spontanée, ce qui n’est pas forcement une qualité. Cette première approche a donc été plutôt théorique. Le téléphone, qui désormais est portable, a subi toute une transformation qu’il faut prendre en compte. Comme il y a une transformation du cinéma ou de la vidéo, il y a une transformation du téléphone. Déjà, le téléphone portable a constitué une espèce de petite révolution. En particulier le fait que le téléphone soit désormais attaché à des personnes et non plus à des lieux. Et maintenant le fait que ces téléphones intègrent des appareils photos puis des appareils d’enregistrement vidéo, et que ces vidéos puissent être transmises.
Les écrans mobiles
On a beaucoup tenté de théoriser la numérisation de l’image photographique et vidéo mais pour moi une des choses importantes, qui n’était pas d’emblée lié au numérique mais qui l’est devenu, c’est le fait que la photographie ou le film puissent être regardés sur l’appareil même qui les a enregistrés. C’est un changement dans la procédure de prise de vue qui touche tout autant la question de la diffusion et de la réception de l’image. Les camescopes ou les appareils photo numériques avaient déjà cette caractéristique, celle de pouvoir être des instruments de visionnage et d’une certaine façon de diffusion.
En ce qui concerne le téléphone, il m’a semblé intéressant de chercher un usage, en tant que camescope, qui soit en rapport avec sa fonction de communication. Je me pose la question de la cohérence entre le téléphone et la caméra qui lui a été ajoutée. Cet ajout est peut-être une bizarrerie et en même temps, il a sa logique si l’on considère que la prise de vue est un prolongement de la prise de son. On peut penser que ça a été fait dans l’otique de la visiophonie. On annonce la visiophonie depuis longtemps. Dans la science fiction des années cinquante, il y a toujours des visiophones. Mais la science fiction se trompe toujours plus ou moins. Et il me semble que la visiophonie en tant que telle a d’ailleurs aujourd’hui des difficultés commerciales. Le téléphone est destiné à être un appareil « multi-usages ». C’est l’idée d’une espèce de baladeur, d’un appareil mixte, hybride, qui finalement modifie l’usage propre du téléphone.
J’ai donc cherché comment on pouvait combiner le caractère extrêmement mobile de cette caméra très légère avec le fait que le téléphone soit en même temps une visionneuse portative. Le téléphone vidéo fait partie d’une famille plus large que j’appellerai les écrans mobiles ou nomades, même si « nomade » est un terme déjà trop connoté par la philosophie ou la sociologie. Dans la famille des écrans mobiles, il y a le téléphone mais il y a aussi les consoles de jeux portables, sur lesquelles on peut mettre des films, des appareils photos qui ont aussi des écrans et puis les baladeurs comme le iPod vidéo qui est une sorte d’intermédiaire.
Ce qui me semble primordial, c’est que le contexte de la réception, de la lecture ou de la consultation d’images, est devenu variable. Ainsi, par exemple, le cinéma a connu une très grande transformation du jour où il n’a plus été attaché à des salles. Même si aujourd’hui encore, lorsque l’on parle de cinéma, on désigne à la fois le film, la pratique du cinéma, artistique ou non, mais aussi une salle. Tout ça a bien-sûr été noté par tous les historiens du cinéma, par des cinéastes comme Godard, qui, on le sait, attache beaucoup d’importance à la projection et à son contexte et aussi par des artistes contemporains qui font un cinéma « installé ».
« Passer un film »
À partir de cette réflexion, je me suis inspiré des théories linguistiques et de ce qu’on appelle les embrayeurs. Les embrayeurs sont des éléments linguistiques dont le sens est attaché au contexte de l’énonciation. Sans rentrer trop dans les détails, il y a des mots comme « je », « tu », « hier », « demain », le fameux : « t’es où ?» (la phrase la plus prononcée sur un téléphone portable), qui sont absolument relatifs au contexte de leur énonciation. À mon sens, le téléphone est typiquement un support de ces embrayeurs. Le langage SMS montre qu’il y a toute une pratique dans laquelle l’essentiel des informations dépend du contexte dans lequel elles sont émises. Lorsque l’on dit par exemple « j’arrive », qui est ce « je », « arriver » mais où ?, et il y a potentiellement un interlocuteur, un « tu » à qui on s’adresse. La question que je me pose est : peut-on trouver dans les images et, plus généralement, dans la performance de l’échange médiatisé par le numérique, l’équivalent de ces embrayeurs, de ces shifters comme on les désigne en anglais ? Ce n’est pas évident mais je pense que l’on peut trouver des choses qui se rattachent à ça. L’image d’un doigt qui montre, même si ça semble un peu naïf, est un exemple qui illustre cette idée. C’est un exemple un peu trop littéral car c’est la définition même de ces embrayeurs, qu’en français on nomme déictique : ce qui, précisément « montre du doigt ». Il s’agit du principe de désignation. Si une image devient quelque chose qui désigne un élément du contexte de sa réception, alors, cette image fonctionne comme embrayeur.
Quand en 2005, lors de la première édition du festival Pocket Films, j’ai participé à un débat, j’ai voulu montrer l’un de ces petits films que j’ai réalisés. Je m’étais contenté de faire du texte animé, des phrases déroulantes, justement pour écarter provisoirement le problème de l’image, tout en gardant à l’esprit qu’un texte sur un écran, c’est aussi une image. Du fait que l’on n’avait pas prévu le matériel pour passer ces films sur grand écran, j’ai dit au public : « je vous passe le film ». Au moment même où je prononçais cette phrase, je me suis dit : « passer un film », ça peut être ça. Le téléphone est passé de main en main dans l’assistance . Cela s’est fait de façon non préméditée. On a trouvé qu’il y avait désormais une autre manière de passer des films. Qu’est-ce que c’est que de passer un film ? Ici l’écran lui-même se déplaçait. On pourrait imaginer des projets qui soient faits pour être passés de la sorte, un peu comme on se passe des notes, des billets. Je pense que dans les films faits avec ou pour le téléphone, il y a quelque chose qui relève de la correspondance, de la conversation, ou encore de la carte postale. Dans le champ artistique, on pourrait penser à des choses comme le mail-art et à tout ce qui s’est passé autour d’Internet.
On est pris dans une aspiration vers le cinéma, dans la tentative de maintenir les caractéristiques du cinéma, mais il y a des choses qui se situent plutôt dans la logique des dispositifs de transmission et de réseau. Je pense qu’il y a des procédures intéressantes à imaginer qui mettent véritablement en jeu le fait que ces caméras et ces écrans soient mobiles et qu’ils puissent intégrer des contextes de réception variables.
La caméra-stylo
Beaucoup de gens le remarquent, le téléphone mobile vidéo est une sorte de caméra-stylo. On a beau dire que l’on veut avoir une caméra sur soi, elle est toujours trop lourde. Avec le téléphone, quelque chose s’est passé. Le téléphone, contrairement à la caméra, les gens l’avaient déjà dans leur poche. Aujourd’hui, si on sort sans son téléphone, on se sens mal, on retourne le chercher. Le festival Pocket Films s’est d’abord référé explicitement au cinéma et je pense que c’est l’une de ses qualités. Cela restreint en quelque sorte le champ et en même temps ça rattache la recherche à la tradition du cinéma, qui est évidemment d’une richesse inégalée. Le cinéma, c’est l’art majeur d’un siècle entier, déjà marqué par la question des technologies. Il faut insister sur les révolutions technologiques tout en sachant qu’elles sont toujours relatives. Soit c’est le cinéma lui-même qui connaît une nouvelle variante, soit c’est quelque chose de nouveau qui arrive, qui n’a pas vraiment de nom, mais qui existera d’autant plus que ce sera standardisé par l’industrie. Le cinéma a été standardisé, et nommé d’un nom propre, avant même d’être entre les mains des artistes. Sauf si l’on considère que les frères Lumière étaient eux-mêmes des artistes, ce qui est légitime au regard de la révolution esthétique spécifique que porte le Cinématographe.
Il y a vingt ou trente ans, Godard prédisait le moment où les caméras deviendraient abordables et qu’alors les jeunes gens qui voulaient faire du cinéma n’auraient pas d’excuse de ne pas en faire. C’est fait, le cinéma est littéralement entre toutes les mains. Est-ce encore du cinéma ? Je pense que oui. Il a ses caractéristiques, sa faible résolution, etc., mais on s’en accommode, on lui trouve un style, une écriture. Mais c’est aussi un genre, avec des attitudes tout à fait nouvelles. Par exemple, son aspect de prise de notes est important. Quand on parle de nouvelle écriture, tout le monde a en tête l’idée d’une caméra-stylo, un rêve qui dure depuis que le cinéma est né, pratiquement. Mais, pour moi, l’évolution la plus marquante touche le dispositif, le rapport entre production et réception, avec, comme c’est généralement le cas dans le numérique et l’interactivité, dans le virtuel et le cyberespace, une transformation des positions respectives d’auteur et de lecteur. Une chose très importante et qui a été oubliée, c’est la réversibilité des premières caméras. Les premières caméras étaient en même temps des projecteurs. La caméra Lumière, quand on met une lampe derrière, se transforme en projecteur. C’est impressionnant de voir que les nouveaux appareils dont on se sert maintenant, sont très exactement réversibles. Ils sont à la fois caméra et projecteur.
On retrouve là une préoccupation dont je parlais pour commencer, cette histoire d’embrayeur. Sur le plan artistique, le fait que ces images relèvent de la désignation, de la notation, c’est intéressant. Pour le premier festival, je m’étais inspiré du texte de Barthes : « Le shifter comme utopie ». C’est un très beau texte, l’un des petits chapitres de son livre Roland Barthes par Roland Barthes (1975). Roland Barthes parle de « fuites d’interlocution », d’« opérateurs d’incertitude », de « fluidité amoureuse », de « flou de la différence ». Il donne l’exemple d’une correspondance sur carte postale : Lundi. Je rentre demain. Jean-Louis. (1)
On peut à mon sens employer ce texte comme programme de l’usage les téléphones portables vidéos. D’ailleurs, si l’on continue de regarder chez Barthes, on voit qu’il est lui-même très touché par tout ce qu’il range dans la catégorie du haïku, de la poésie japonaise. Il y a chez lui des choses passionnantes sur la question de la désignation et de la notation comme matériau de base du roman. Je pense que cette caméra très légère, qui permet la transmission d’une sorte de cartes postales, peut amorcer une nouvelle modalité de la fiction. Il faut encore, pour saisir la capacité d’anticipation et la puissance poétique que peut prendre un authentique échange vidéo, se reporter aux très belles Video Letters de Shuji Terayama et Tanikawa Shuntaro (2).
Comment un outil devient artistique ?
Pour les besoins de mes cours et aussi pour un article que j’ai rédigé pour l’artiste japonais Masaki Fujihata, j’ai fait une étude rétrospective de quelque chose que j’avais connu en direct dans les années soixante et soixante-dix : les films réalisés avec une caméra 16 mm portable avec son synchrone. Ce type de caméra a été une révolution considérable dont l’un des initiateurs est Jean Rouch. Il est à l’origine d’un cinéma ethnographique mais aussi ce que lui-même a appelé, pendant un temps, le « cinéma vérité ». Cette caméra a été une nouvelle technologie qui a eu une très grande conséquence artistique. Il y a eu une collaboration à l’époque, décrite assez bien dans des interviews, je j’ai ré-écoutées récemment, faites autour du film Chronique d’un été, tourné à Paris en 1959 par Jean Rouch et Edgar Morin. Jean Rouch était en contact avec André Coutant, un ingénieur qui fabriquait des caméras pour l’armée. Plus exactement, il s’agissait de caméras destinées a être embarquées sur des fusées, quand la France lançait des fusées au Sahara. Il fallait qu’elles soient extrêmement légères et précises. Plus tard, cet inventeur a travaillé pour la société Eclair. D’ailleurs les premières caméras 16 mm portables avec son synchrone, et avec des magasins permettant de filmer relativement longtemps en continu, s’appelaient Eclair-Coutant. Quand Jean Rouch raconte le tournage de Chronique d’un été, il dit que l’équipe du film allait pratiquement tous les trois jours voir cet ingénieur pour faire modifier la caméra. Il est toujours intéressant de modifier les appareils en fonction des besoins des artistes. C’est d’ailleurs ce que fait, dans une certaine mesure, le Festival Pocket Films avec SFR, à propos du montage à distance. Un outil devient véritablement un instrument pour l’art le jour où les artistes peuvent le critiquer, le transformer ou le faire eux-mêmes. Ou alors il faut prendre ce qu’on nous donne comme une contrainte positive.
L’intérêt d’un téléphone, c’est qu’il est en réseau avec d’autres téléphones. Il y a un travail collectif à faire, il y a des protocoles à imaginer. Je m’intéresse à l’art conceptuel, aux arts du processus, de la performance. Mon goût personnel, comme celui de ma génération, me portent à ça. J’ai remarqué que tout ce qui relève des nouvelles technologies pousse dans ce sens. On peut voir le GPS associé au land-art, par exemple. Il y a aussi tout ce qui croise texte et image. J’ai d’ailleurs quelques idées de scénarios qui travailleraient le rapport performatif du texte et de l’image. Par exemple, une personne lit un livre ou pense à quelque chose et envoie des directives à un partenaire par téléphone. La réponse doit être faite par un film. Il y a beaucoup de choses à expérimenter et à découvrir du côté des protocoles contraignants et performatifs.
Expérience Mobile Tube (conception : Gwenola Wagon), Centre Pompidou, 15 juin 2008. (photo JLB)
Deux ou trois choses encore, à propos de la notion d’image performative. C’est par exemple le fait qu’une image à peine captée se retrouve exposée sur un blog, se trouve cartographiée sur Google Maps. Ou encore le phénomène du « happy-slapping », ces jeunes qui agressent des gens pour les filmer, est en parfaite adéquation avec l’instrument du portable vidéo. Cette pratique, même si elle est révoltante, démontre une situation où le réel, la transformation du réel (séduire quelqu’un, mettre le feu à des voitures…), le désir d’exister, sont soumis à la prise d’images et à leur consommation immédiate. C’est une aliénation, mais je soupçonne qu’elle peut se renverser en prise de conscience, en prise de distance. Et l’art a besoin de distance.
NOTES
1. Roland Barthes par Roland Barthes, Le Seuil, 1975, pp. 168-169 (voir le texte ci-dessous)
2. Terayama Shuji et Shuntaro Tanikawa, Video Letters, 1982-1983, vidéo, 75mn. http://www.ubu.com/film/terayama_video-letter.html
DOCUMENT
Roland Barthes Le shifter comme utopie
Il reçoit une carte lointaine d’un ami: « Lundi. Je rentre demain. Jean-Louis. »
Tel Jourdain et sa prose fameuse (scène au demeurant assez poujadiste), il s’émerveille de découvrir dans un énoncé aussi simple la trace des opérateurs doubles, analysés par Jacobson. Car si Jean-Louis sait parfaitement qui il est et quel jour il écrit, son message, parvenu jusqu’à moi, est tout à fait incertain: quel lundi ? quel Jean-Louis ? Comment le saurais-je, moi qui, de mon point de vue, dois instantanément choisir entre plusieurs Jean-Louis et plusieurs lundis ? Quoique codé, pour ne parler que du plus connu de ces opérateurs, le shifter apparaît ainsi comme un moyen retors — fourni par la langue elle-même — de rompre la communication : je parle (voyez ma maîtrise du code) mais je m’enveloppe dans la brume d’une situation énonciatrice qui vous est inconnue; je ménage dans mon discours des fuites d’interlocution (ne serait-ce pas, finalement, toujours ce qui se passe lorsque nous utilisons le shifter par excellence, le pronom « je » ?). De là, il imagine les shifters (appelons ainsi, par extension, tous les opérateurs d’incertitude formés à même la langue : je, ici, maintenant, demain, lundi, Jean-Louis) comme autant de subversions sociales, concédées par la langue, mais combattues par la société, à laquelle ces fuites de subjectivité font peur et qu’elle colmate toujours en imposant de réduire la duplicité de l’opérateur (lundi, Jean-Louis), par le repère « objectif » d’une date (lundi 12 mars) ou d’un patronyme (Jean-Louis B.). Imagine-t-on la liberté et si l’on peut dire la fluidité amoureuse d’une collectivité qui ne parlerait que par prénoms et par shifters, chacun ne disant jamais que je, demain, là-bas, sans référer à quoi que ce soit de légal, et où le flou de la différence (seule manière d’en respecter la subtilité, la répercussion infinie) serait la valeur la plus précieuse de la langue ?
Ces deux textes (ci-dessus en format pdf) destinés à des catalogues de l’artiste explicitent les recherches artistiques et technologiques de Masaki Fujihata. Avec le couplage de l’enregistrement vidéo et de la captation des coordonnées spatiales et de l’orientation de la caméra, il invente ce qui peut devenir un nouveau standard du cinéma. Mais il découvre d’abord un mode de relation aux gens et à leur espace, poétique et documentaire, à la fois subjectif et objectif. Si l’image est un panorama, le « preneur de vue » se trouve rejeté de sa place privilégiée, « derrière la caméra » pour rejoindre l’espace de ce qui est filmé, avec les autres. C’est ce qui se passe dans Landing Home in Geneva (2005). Mais déjà Morel’s Panorama (2003) opérait cela, inscrivant de façon très surprenante les regardeurs dans un panorama « vu de l’extérieur ». Cette expérience de défamiliarisation du miroir devient l’argument central dans Unreflective Mirror (2005).
Adolfo Bioy Casares, L’Invention de Morel, 10/18, Paris, 1992. Préface de Jorge Luis Borges. Morel’s Panorama de Fujihata se réfère à ce roman (1940), classique de la réflexion sur le pouvoir des représentations (qui a inspiré L’Année dernière à Marienbad de Alain Robbe-Grillet et Alain Resnais, Portrait numéro 1 de Luc Courchesne, etc.) — voir aussi l’article du 9 janvier 2009.
Un extrait du texte de Jean-Louis Boissier « La question des nouveaux médias numériques » publié dans: Centre Pompidou : 30 ans d’histoire, ouvrage collectif sous la direction de Bernadette Dufrêne, 2007, 664 pages, 850 ill. noir et blanc et couleurs, format 19 x 24 cm relié, ISBN 978-2-84426-322-3. Pages 374 à 391.
En 1972, l’ingénieur André Truong invente le premier micro-ordinateur au monde. Sa machine répond à une demande de l’Institut de recherche agronomique français. Destinée à la mesure de l’émission de vapeur d’eau dans les champs, elle doit être autonome, résister aux intempéries et pouvoir être portée. Peut-être portée comme un enfant, comme une prothèse, en tout cas portée vers la réalité d’un terrain. Le corps que nous rencontrons ici ressemble à celui d’un herborisateur, sinon d’un promeneur solitaire, attaché à la collecte des plantes.
Micro-ordinateur Micral
Bon nombre d’années plus tard, une autre image s’enchaîne à cette première vision, toujours sur le terrain, dans un verger, et il y est encore affaire de plantes : c’est un film qui démontre les méthodes de modélisation et visualisation informatique des plantes par l’institut de recherche agronomique de Montpellier. Deux chercheurs, un homme et une femme, se parlent à travers les branches d’un abricotier. Il observe méticuleusement un rameau, du doigt et de l’œil. Elle est assise un peu plus loin sur deux cageots et tape sur un ordinateur portable posé devant elle, sur un autre cageot: »Quatre rameaux courts, un bourgeon tombé, une cicatrice de fruit, un rameau court.— Il est en position terminale, ce rameau court ?— Non, avant, le relais a lieu après.— Alors d’abord un rameau court et le relais qui est en position deux, c’est ça ?— Voilà. On a fini la pousse de l’année, on passe à un autre rameau, au rameau quatorze. On va commencer à l’année quatre-vingt huit. Les écailles ne sont pas très visibles…— Alors j’en mets zéro.— Cinq bourgeons végétatifs, un rameau court, un rameau cassé… »
Extrait du film Ça pousse de Joëlle Miau et l’Unité de modélisation des plantes du Cirad, Montpellier, 1990. Courtesy Revue virtuelle, Centre Pompidou, N° 8, « L’Herbier numérique », vidéodisque sous la direction de Jean-Louis Boissier, octobre 1993-janvier 1994
Mis en mémoire sous forme de tableaux statistiques, ces mots se transportent vers les ordinateurs du laboratoire. Ici coopèrent plusieurs sciences : la botanique, la physiologie végétale, la mécanique, l’agronomie. Et déjà l’informatique est devenue indispensable, pour traiter en masse ces valeurs numériques captées. Alliée aux mathématiques elle travaille la probabilité d’événements complexes, elle intègre des règles d’architecture et de transformation, des processus stochastiques, elle construit des modèles de croissance. L’infographie va traduire ces modèles en objets virtuels. Les maquettes numériques de plantes se prêteront à des usages qui vont de la simulation d’une plantation ou d’un parc à la confection d’un bouquet ou d’un décor de film. Comme entités automatiques véridiques, elles seront prédictives. Car de telles images s’affichent ainsi parce qu’elles ont, à leur manière, poussé. Sur le mode de la simulation, elles commencent à respirer, à pomper l’eau de leur sol, à chercher la lumière, à émettre des rejets si on les taille. En leur ajoutant du temps on les verra aux quatre saisons et à tous âges, on verra leurs rameaux s’étioler et mourir. On pourra aussi les prendre simplement comme graines au devenir aléatoire ou comme bourgeons en dormance, avec tout un potentiel d’activité, de ramification et d’inflorescence. Elles sont l’expression d’un processus qui n’est pas seulement celui de leur fabrication technique, mais aussi l’indice de l’existence extérieure, lointaine et proche à la fois, d’une plante naturelle, et encore l’histoire d’une capture, d’une rencontre avec un corps actif par la vision et la parole. On a beaucoup entendu dire que les images calculées « s’émancipent totalement du réel », « partent de rien ». On insiste ici sur leurs filiations multiples au réel, sans solutions de continuité, fondées sur la saisie. Il est vrai que d’autres approches seraient possibles. On pourrait avoir recours aux objets de la géométrie fractale, dont le propre père, Benoît Mandelbrot, a dit que ce sont d’acceptables « contrefaçons » de plantes. Ou aux grammaires génératives, comme les « systèmes L » de Lindenmayer, qui décrivent la morphogenèse d’objets arborescents par la propagation d’un signal de transition.
Cependant, la position nécessairement pragmatique d’un agronome est de considérer d’abord la réalité de la plante, de s’obliger aux relevés sur le terrain, quitte à se laisser porter par la promesse de belles images informatiques. Le film La Palmeraie sous la brume, produit par ce même laboratoire en 1990, plonge le spectateur dans un lent mouvement de travelling, dans un réseau touffu de feuilles souples, dans un jeu complexe d’ombres et de lumières adouci par une perspective brumeuse. L’art à venir n’est probablement pas là, mais il réside peut-être derrière, ou avant, ce « beau film ». Nous en aurons l’intuition en apprenant que l’origine des images est un problème de rendement d’huile. La production du palmier est dépendante de la lumière solaire qui frappe chacune de ses feuilles. Or les feuilles sont traduites en millions de facettes dans la maquette numérique. L’opération classique, en image de synthèse, le « lancer de rayon », destinée à calculer l’aspect lumineux des constituants de la scène, permet aussi dans ce cas la mesure d’innombrables taches de lumière. L’image visible n’est alors qu’un luxe, un supplément rétinien, « pour se faire plaisir » diront les ingénieurs. En dépit de cette joliesse, comment assumer un art du virtuel technologique ? Confectionner un herbier, se saisir des plantes pour les insérer entre des pages, c’était déjà rendre compte d’une visibilité faite lisibilité, reconnaître à la taxinomie botanique l’évidence d’une idéographie. Pour observer un cheminement inverse, qui va de l’artifice à la nature, on s’intéressera par exemple à un film de la croissance d’un caféier en images calculées (1). Sa force esthétique et dramatique tient d’abord à ce qu’on y assiste au déroulement d’une existence, de la vie à la mort, avec ses phases colorées de fleurs et de fruits, les inflexions de ses rameaux, le rythme de leur apparition et de leur extinction dans un flux de temps énergique. C’est la conscience soudaine de la réconciliation d’une fonction rationnelle, à la fois description, analyse, compréhension, mise en équations, avec la nostalgie de la pure saisie que serait une herborisation, une collecte de fragments du réel. C’est l’actualisation d’un virtuel, faite œuvre, dans la circonstance, à la faveur d’un équivalent-plante automate extrait du réel, ou mieux encore, branché sur le réel.
Par une opération analogique au passage de la peinture à la photographie, on est porté à imaginer un passage de l’image de synthèse à une synthèse autonome, où les objets seraient aptes à s’autoformer, voire à automodéliser leur comportement. Ils découvriraient d’eux-mêmes les lois de leur morphogenèse. Ainsi serions-nous passés, par dessus une modélisation faite exclusivement de connaissances codifiées, de la prise de vue à ce qu’on appellerait naïvement une « prise de vie ». Il faut donc invoquer le photographique, le cinématographique, pour ce qu’ils nous donnent de saisie indifférenciée et énigmatique des apparences, à décrypter toujours, à saisir soi-même à nouveau pour un libre usage. La photographie a porté à son comble d’automaticité une saisie singulière, « idiote », qui en fonde la puissance artistique. Avec elle on peut saisir sans comprendre. Ce serait plus vrai encore d’une « prise de vie ». Nous verrons plus loin comment une œuvre fondée sur une telle saisie du réel inscrit une posture relationnelle qui, sur le mode d’une saisie inverse, renvoie à un réel.
2. La saisie comme manipulation interactive
Voilà cependant que le problème se déplace. Le branchement de l’image sur le réel n’est plus une utopie mais au contraire une banalité si on le considère dans le processus de la manipulation interactive. L’image interactive possède toujours, à un degré ou à un autre, une dimension qui est celle de la vie de ses destinataires. L’objet virtuel le plus modeste, dépourvu d’ »intelligence », capable par exemple de simplement apparaître ou disparaître — on pense à la bobine du Fort-Da freudien –, trouvera une complexité pragmatique et symbolique lorsqu’il entrera dans la capture d’un geste. Après avoir poussé très loin la mathématisation des comportements du corps, après avoir produit des automates virtuels perfectionnés, construits sur des modèles physiques d’équilibre, de tension musculaire, voire d’attitudes psychologiques, l’injection directe de la motion capture s’est imposée, pour la marionnette virtuelle de la télévision comme pour le spectacle chorégraphique le plus noble. Il fut un temps où les chercheurs en images de synthèse cachaient les formes en plâtre qui, une fois saisies, laborieusement et point par point, permettaient d’exhiber des volumes autrement plus subtils que ceux des bibliothèques de formes basées sur des objets mathématiques. Le modelage se déguisait ainsi parfois en modélisation. Parallèlement, les objets virtuels, dont on appréciait l’apparition de purs automates, retrouvaient vie en se connectant au corps de leurs manipulateurs. Pour autant, la complexité fictionnelle des objets virtuels devait se renforcer. À la faveur de l’accélération incessante des machines, les jeux informatiques reproduisant les sports, les poursuites, les combats, la vie sociale comme le dressage des animaux, ont entrepris un perfectionnement dans une double direction : ils intègrent des comportements modélisés complexes et, simultanément, amplifient l’interaction dialogique et désormais partagée et « persistante » que vivent les joueurs.
L’interactivité réimporte paradoxalement dans des objets numériques — où tout semble rangé du côté de l’intelligible et du descriptible — un réel qui est celui du lecteur et de son contexte. Là où la saisie s’est estompée derrière la modélisation, le saisir a resurgi dans le fonctionnement interactif, dans l’acte nécessaire à l’existence même de l’œuvre, dans son actualisation par le geste partagé entre automate et lecteur. La saisie a changé de régime, d’espace et de temporalité, d’écriture. Cependant, s’il lui est attaché une esthétique, c’est qu’elle sauvegarde une condition pour qu’il y ait art, un lien contingent et fluctuant, discret ou flagrant, au fond toujours aveuglant, avec un réel qui garderait sa capacité foncière de variabilité et d’incompréhensibilité. Le geste de saisie, comme Barthes a pu désigner le gestus social, devrait restituer à l’œuvre du virtuel une profondeur vivante et sociale, mentale et politique.
3. La saisie comme posture relationnelle
Et si l’interactivité n’était pas exclusivement dans le registre de l’instant, du « temps réel » ? Parce qu’elle est de l’ordre du virtuel, ne doit-elle pas elle aussi se mettre en mémoire, se donner à rejouer ? Il faut considérer la saisie dans l’agencement de ses deux moments : à la saisie manipulatoire de l’objet interactif s’articule la saisie qui a permis la naissance de cet objet. Le lecteur tend à accéder au processus qui a vu l’œuvre programmée se produire. En insistant sur le continuum qui trouve, avec le numérique, son degré le plus perfectionné, on peut repérer une possible unification qui ferait de la saisie le médium privilégié de l’inscription du processus dans le résultat, d’une inclusion autonome de l’œuvre dans le réel, du va-et-vient de la production à la réception de l’œuvre. Plus encore que les formes historiques d’acquisition par pur enregistrement, la saisie dont procède l’interactivité est une manière de branchement sur le réel qui préserve la part d’inquiétude d’une relation singulière au monde sensible. Les procédures interactives peuvent être regardées comme des images, comme les indices d’attitudes et de gestes empruntés au réel et, particulièrement, à la confection du programme lui-même. La saisie fonctionne rétroactivement, elle est l’instrument d’une remontée du courant du lecteur vers l’auteur, l’expérience d’une ressaisie.
L’interactivité possède une fonction de figuration qu’on ne lui reconnaît pas d’emblée. Pour le dire de façon condensée, les images interactives sont à même de présenter, ou de représenter, des interactions. Aux qualités de visibilité et de lisibilité d’une œuvre s’adjoint une jouabilité. À une perspective référencée à l’optique s’adjoint un dispositif référencé au comportement relationnel. Dans une telle perspective interactive, l’interactivité programmée tient la place qu’a la géométrie dans la perspective optique. Si la perspective est ce par quoi on peut capter ou construire une figure visuelle, la perspective interactive est à même de saisir ou de modéliser des relations. En définitive, c’est la jouabilité qui attestera la figurabilité des relations. Une image-relation, qui met virtuellement en scène des relations, s’observe sur le mode relationnel. Pourtant, une telle image n’est pas définie par la relation que l’on a avec elle, mais parce qu’elle fonctionne elle-même, de façon endogène, sur un mode interrelationnel. D’où lui vient cette capacité sinon de l’exercice de la transcription d’authentiques relations, des relations qui ont véritablement eu lieu ? Dans un cinéma jouable, mais aussi dans les jeux informatiques qui, bien qu’entièrement dessinés, mettent en œuvre divers procédés de captation, la saisie relationnelle devient homogène à la saisie qu’est la prise de vue.
Lorsque, associant vidéo et enregistrement par GPS, Masaki Fujihata produit les paysages de sa série Field Works (2), non seulement il substitue la ligne automatique de son exploration à l’opacité ordinaire des panoramas ou des vidéos, mais il trouve le moyen d’enregistrer le comportement de sa caméra. Ses installations, à regarder avec des lunettes stéréoscopiques parce que ce sont de vastes profondeurs virtuelles et noires, offrent à la consultation la totalité des séquences, accrochées à leur place sur la carte des trajets, en une multitude de petites projections mobiles qui restituent la mobilité de la caméra portée. Le récit du jeu relationnel de ses rencontres et de ses conversations est donné à éprouver sous l’angle de leur authentique improvisation, marquée d’hésitations et de désirs affichés, dans un espace qui est littéralement une profondeur de temps.
La critique moderne de la représentation implique la mise en question de la perspective, en quelque sorte une mise en perspective de la perspective. Il peut en être de même pour la perspective interactive. La mise en perspective optique n’est pas seulement la construction ou la projection d’un espace, c’est aussi la mise en scène du spectateur. Elle induit de façon sensible des distances, des points de vue, la position fixe, mobile ou multiple des regardeurs virtuels, sans pour autant les imposer au corps propre du regardeur. Dans la perspective relationnelle, comme dans la perspective optique, le lecteur n’est pas nécessairement conduit à adopter les points d’interaction réels ou supposés des auteurs. Il peut s’en tenir à l’écart, les regarder fonctionner à distance. Le lecteur peut et doit en jouer, mais, tout en les adoptant, les comprendre comme appartenant à un dispositif qui a ses raisons propres.
Le sein de caoutchouc et l’inscription « Prière de toucher » était chez Duchamp une injonction haptique, une fonction distincte de la fonction optique, relevant du toucher, mais appartenant à l’œil plutôt qu’à la main. Cette compréhension du mot haptique est bien différente de celle qui a cours désormais, qui l’assimile au retour d’effort, à la sensation kinesthésique et tactile effective que procurent certaines interfaces, en particulier celles des jeux et de la réalité virtuelle. Il serait dommage de se priver, en recherchant le simple toucher, de la puissance de désignation et d’allusion de ce mot, repéré chez Duchamp comme dans beaucoup d’œuvres, y compris parmi celles qui sont apparentées à la saisie interactive. Dans de telles œuvres, la manipulation du dispositif peut prendre une dimension double, tactile et haptique : le tactile fonctionnel mais abstrait tend à s’effacer au profit d’un toucher projeté virtuellement dans l’image, d’un haptique inscrit dans la relation à l’image. Il ne s’agit pas d’une immersion dans l’image, bien au contraire. De tels dispositifs peuvent garantir une distanciation d’autant plus forte que leur présence au spectateur rencontre l’absence des objets et renvoie au virtuel d’un passé. Loin d’être inclus dans l’image, les joueurs, lecteurs ou regardeurs, trouveront leur place légitime dans le dispositif de captation, à la fois optique et relationnel, à condition qu’il soit conçu comme réversible, la capture étant en quelque sorte rejouée dans le dispositif installé. Ces installations, mais ce peut être vrai aussi pour des jeux, conçoivent des entités assimilables à un corps imaginaire qui fonctionnent comme support de l’intentionnalité perceptive et performative du joueur. Au lieu de pousser à l’identification, ces entités peuvent constituer une autre manière encore de faire que le joueur soit tenu à distance dans l’acte relationnel.
Une image encore à l’appui de cette observation de la saisie interactive. Elle provient de l’Hôpital de la Charité à Berlin. C’est une image qui soigne. L’image radiographique et numérique d’un organe repère une affection mais en guide aussi le traitement chirurgical, « il n’y a plus de distinction entre la représentation et l’intervention » (3). On aura compris que la saisie, ou la capture — ce terme marque plus nettement le caractère global et autonome du processus –, donnent la priorité à l’expérience au détriment de l’interprétation. (4)
Notes :
1. Film de Philippe de Reffye produit par le Cirad. Voir Actualité du virtuel, CD-ROM, Paris, Centre Pompidou, 1997.
2. Voir Future Cinema. The Cinematic Imaginary After Film, edited by Jeffrey Shaw and Peter Weibel, Cambridge/Karlsruhe, MIT Press/ZKM, 2003, pp. 416-427. Voir le site Field-Works de Masaki Fujihata.
3. Propos de Harun Badakshi, médecin, clinique d’oncologie Hôpital de la Charité, Berlin, 2005.
4. Cet article, rédigé en 2005, reprend en les résumant des exemples et des propositions contenus dans plusieurs textes publiés dans : Jean-Louis Boissier, La Relation comme forme. L’Interactivité en art, Mamco, Genève, 2004.
Conçu par la Revue virtuelle, dont il rend compte des conférences et des expositions au Centre Pompidou (Musée national d’art moderne) de 1992 à 1996, ce CD-Rom est un ouvrage de référence, un instrument de documentation et de réflexion. Il comprend 25 conférences, 155 séquences vidéos interactives, 80 extrais d’entretiens, un index, un glossaire, des biographies. Les technologies du virtuel (images de synthèse, réalité virtuelle, hypermédias et réseaux) y sont envisagées dans leurs divers usages, leurs implications théoriques et esthétiques, et leurs perspectives artistiques. Il est à la fois un support des œuvres, un objet muséographique et un catalogue.
Actualité du virtuel/Actualizing the Virtual Sous la direction de Jean-Louis Boissier
Production: Centre Pompidou en collaboration avec l’Université Paris 8
Bilingue français anglais
CD-Rom Mac/PC, ISBN 2-85850-923-9
Diffusion Re:Voir
Ce CD-Rom est toujours disponible (bien qu’il puisse ne pas fonctionner sur les Macintosh récents).