1. Relativité de la simultanéité dans l’information
On s’intéressera à des éléments de l’« actualité » du mois de janvier 2009 (ou, plus précisément entre le 16 et le 20 janvier), la guerre à Gaza, l’investiture du président des États-Unis à Washington.
Lors du rendez-vous téléphonique d’une émission de la télévision israélienne avec un médecin accoucheur palestinien, la simultanéité met cruellement en évidence la disymétrie de l’information dans la guerre à Gaza. On retrouve cet écart dans Google Earth : l’opération technologique, commerciale, culturelle et politique autour de l’investiture de Barack Obama à Washington actualise les images satellitaires avec des images en haute définition et en fait la promotion sur Internet. Les images de la bande de Gaza restent quant à elles identiques, elles datent de 2007.
On peut noter que les deux « événements » sont liés dans le temps, Israel entendant conduire la guerre à Gaza avant l’investiture du nouveau président américain.
Surcroît d’images encore pour l’opération de CNN et Microsoft qui joue sur la proximité temporelle et spatiale de centaines de photographies prises par les spectateurs-participants de la cérémonie de Washington pour produire la « photographie immersive » d’un « moment » historique.
L’expérience du « webdocumentaire » Gaza-Sderot La Vie malgré tout sur Arte travaille quant à elle sur la durée, sur une certaine synchronie, sur la répétition autant que sur la séparation qu’exerce la frontière.
2.1. GAZA
Enregistrement vidéo du journal télévisé de la 10e chaîne de la télévision israélienne, le 16 janvier 2009, disponible sur YouTube:
Shlomi Eldar, présentateur de la télévision israélienne, en direct à l’antenne, en conversation téléphonique avec Izz el-Deen Aboul Aish, médecin palestinien à Gaza.
Ci-dessous, un extrait de l’article que donne à cette occasion Pierre Haski dans le journal en ligne Rue89:
Cela restera peut-être l’image la plus marquante de cette guerre, la plus inhumaine et la plus humaine aussi: cette scène, en direct à la télévision israélienne, avec au téléphone un médecin palestinien hurlant sa douleur car ses trois filles viennent d’être tuées par un obus israélien. Le duplex était prévu, mais l’attaque du char israélien ne l’était pas.
Sur son blog Chroniques orientales, sur le Figaro.fr, Delphine Menoui raconte l’histoire:« Izz el-Deen Aboul Aish est un médecin connu des spectateurs israéliens. Ce gynécologue palestinien, qui parle parfaitement l’hébreu, exerce à la fois dans un hôpital de Tel Aviv et dans la bande de Gaza, où vit sa famille. Depuis le début des raids, il y a 21 jours, il était resté à Gaza. L’accès des journalistes étant strictement contrôlé, il fut très vite sollicité par les média israéliens pour témoigner des conditions de vie sur place. »
Mais lorsque la télé l’appelle, vendredi soir, à l’heure de grand écoute, ce n’est plus le témoin qui est en ligne, mais un père effondré par la mort de ses filles, et qui implore Dieu. Le journaliste le laisse parler, tente de le calmer, de lui promettre une ambulance (qui viendra d’aileurs plus tard), et, visiblement ébranlé, ému, il préfère quitter le plateau avec le téléphone portable encore branché, plutôt que d’interrompre le flot de sanglots de cet homme.
2.2. BANDE DE GAZA, 14 JUIN 2007
Images satellitaires accessibles par Google Earth en février 2009
Le nord de la bande de Gaza et Israel (14 juin 2007).
La côte au sud-ouest de la ville de Gaza (14 juin 2007).
La frontière entre la bande de Gaza et l’Égypte à Rafah (14 juin 2007).
2.3. WASHINGTON DC, 20 JANVIER 2009, SYSTÈME DE VUES SATELLITAIRES GEOEYE ET GOOGLE EARTH
Images satellitaires accessibles par Google Earth en février 2009
Image avec une résolution de 0,50 mètre du Capitole, Washington D.C, États-Unis, saisie par le satellite GeoEye-1, le 20 janvier 2009, au cours de la cérémonie d’investiture de Barack Obama. (3,4 M°)
Cette image dans Google Earth.
Pour accéder, dans Google Earth, à l’image en haute définition, télécharger le fichier kml en cliquant ici, puis ouvrir ce fichier kml (il faut avoir préalablement installé Google Earth: http://earth.google.fr/).
2.4. WASHINGTON DC, 20 JANVIER 2009, SYSTÈME PHOTOSYNTH ET CNN
20 janvier 2009, « moment » de la cérémonie d’investiture de Barack Obama. Copie d’écran du système de navigation entre les images envoyées par le public et assemblées dans un espace virtuel 3D par Photosynth (Microsoft).
À voir sur le site CNN :
http://edition.cnn.com/SPECIALS/2009/44.president/inauguration/themoment/
après avoir installé le logiciel Silverlight :
http://www.microsoft.com/silverlight/resources/install.aspx
2.5. GAZA-SDEROT, DOCUMENTAIRE INTERACTIF DIFUSÉ PAR ARTE
Sur le site de la chaîne de télévision Arte, Gaza-Sderot La Vie malgré tout, documentaire interactif : Gaza (Palestine), Sderot (Israel), 2 villes, 3 km de distance, 2 vidéos par jour 40 épisodes (80 vidéos). Le programme des prises de vues s’est déroulé du 26 octobre au 23 décembre 2008.
Rue89 écrit:
« La nouveauté de ce programme (coproduit par Upian, qui travaille notamment pour Rue89) est qu’il est réalisé (par Ayelet Bachar à Sderot et Khalil Al Muzayyen à Gaza) quasiment en temps réel : les images sont diffusées sur le web dès le lendemain de leur tournage. »
2. Esthétique critique du temps réel
Si le temps est fondamentalement une dimension relationnelle, l’expression, somme toute étrange, de « temps réel » peut être comprise comme relative à un processus. On parle en effet de temps réel pour qualifier la capacité de l’ordinateur à traiter le flux des informations qui lui arrive. Autrement dit, l’artefact incluant le calcul numérique opère dans le cadre temporel imposé par son cycle d’utilisation. La notion de temps réel, attachée aux notions de vitesse opératoire et de synchronisme relatif, est donc étroitement liée à celle d’interactivité aussi bien interne qu’externe. L’interactivité étant ce qui place l’utilisateur dans la position de dialogue avec la machine, il convient que cet échange se fasse dans une temporalité psychologiquement acceptable, perçue comme directe, sans retard. On peut rappeler que l’ordinateur est fondamentalement une horloge et que sa « vitesse d’horloge », c’est-à-dire la fréquence des pulsations de son processeur, conditionne sa puissance. Cette horloge s’instaure d’ailleurs comme horloge universelle par la simultanéité qu’assurent les réseaux, et l’on notera, à l’inverse, que tous les appareils au fonctionnement numérique tendent à se constituer en réseau, ne serait-ce que par leur synchronisme.
Dans le champ du design et de l’art, le temps réel est donc une qualité des instruments mais aussi de certaines œuvres. D’une façon générale, une œuvre interactive possède, au moins pour une part, cette capacité de réponse en temps réel. Ainsi, son interface, ses capteurs comme son dispositif d’apparition — affichage d’images et de textes, émissions de sons et de lumières, etc. —, inscrivent leur cycle d’événements dans un régime de temporalité en adéquation avec celui des spectateurs.
L’esthétique du temps réel est à même de dépasser celle du pur spectacle. Avec les œuvres interactives, elle porte en effet sur l’expérience d’un processus en train de se faire, d’une actualisation et, qui plus est, d’un acte opératoire perçu comme dialogue ou comme jeu. C’est le cas des diverses propositions qui ont valeur d’instrument, génératrices de sons ou de traces graphiques, d’événements sonores et visuels, de textes, etc.
La « réalité artificielle » conçue, dès les années soixante-dix, par Myron Krueger, joue de la possibilité d’une rétroaction instantanée de la vidéo captant le geste du spectateur. Le temps réel est donc la condition d’une synchronie d’actions qui est aussi l’aspect premier des projets performatifs ou encore, par exemple, à l’échelle d’une ville et d’une collectivité et dans un dispositif imbriquant actuel et virtuel, de Can You See Me Now de Blast Theory. De façon paradoxale, c’est parce qu’elle peut être ressentie comme un processus du temps réel qu’une interactivité interne se séparera subtilement du mode ordinaire du spectacle. C’est ce que met en œuvre Masaki Fujihata avec sa série de Field-Works, y compris Landing Home in Geneva. Le vaste espace virtuel où s’affiche une collection cartographiée d’innombrables séquences vidéo est perçu comme pouvant être exploré librement, ce qu’il est potentiellement de par sa nature technique, mais l’auteur a choisi d’en fixer le parcours sur une simple ligne, nous le donnant comme une option parmi d’autres.
Intégré à une dimension spatio-temporelle, le temps réel participe aux effets d’immersion que l’on attend des environnements virtuels ou des jeux. Il en va de même d’installations dont la référence est le miroir. En ce sens, avant même le numérique, le circuit vidéo a pu s’affirmer comme le modèle du temps réel. Morel’s panorama de Masaki Fujihata est ainsi une hybridation de la vidéo directe avec le traitement numérique de l’image.
Le live (le spectacle vivant du théâtre, de la musique, de la danse, etc.) confronte des temporalités naturellement synchrones. On se dispense dans ce cas de la notion de temps réel, mais elle peut être prise en référence, pour ses qualités de vécu partagé, de nouveauté au sens fort, de singularité, d’imprévu ou d’improvisation. Le cinéma a gardé, de son dispositif théâtral, la part vivante du public, mais, pour l’essentiel il tient son originalité et sa pertinence de la répétition d’un enregistrement. Un spectacle interactif peut, dans certaines circonstances, ménager une exécution directe, mais s’en remet généralement à la programmation — y compris générative de nouveauté, « intelligente » — et au feed-back du public dans l’œuvre. S’il participe à l’idée d’immersion, le temps-réel peut, au même titre, faire l’objet d’une critique de ses revers, s’accompagner d’une distanciation qui, sans l’annuler, le donne à comprendre pour ce qu’il est, notamment comme construction artificielle.
Au début des années 1990, devant la généralisation de l’immédiateté des commutations homme-machine, Paul Virilio souligne que le temps réel tend à substituer à la profondeur d’espace de la perspective géométrique la « profondeur de temps » d’une « perspective du temps réel ». Il met en garde contre l’assujettissement du regardeur dans cette « transparence spatio-temporelle ». Ainsi parlera-t-on d’une dictature du temps réel. N’est-il pas le plus souvent — toujours ? — celui des autres. Interrogation prémonitoire, c’est en travaillant au retard de l’affichage de la vidéo qui capte l’image du visiteur que Dan Graham met en scène, dans ses installations des années 1970, une distanciation radicalement troublante, une critique de la transparence d’une représentation directe. C’est aussi à une prise de conscience dialectique de la « flèche du temps » — qui donne son nom à l’une de ses installations —, que Piotr Kowalski s’attache dans sa Time Machine (1981). Saisissant l’instant vécu du spectateur, il tente d’approcher l’utopie d’un temps que l’on pourrait travailler, inverser, en temps réel.
J.-L.B. Extrait adapté d’un ouvrage à paraître sur vidéo et interactivité