Les Éditions volumiques occupaient l’une des 16 tables de MODE : DEMO, exposition de la conférence LIFT10, Genève, 5-7 mai 2010. (photo JLB)
Étienne Mineur, graphiste, directeur artistique et professeur, associé à Bertrand Duplat, designer, viennent de fonder Les Éditions volumiques, une maison d’édition « dédiée au livre en papier considéré comme une nouvelle plateforme informatique », qui a déjà à son actif une série de réalisations expérimentales où le livre se voit augmenté par des écrans mobiles, par des mouvements électro-magnétiques, par des modèles d’interactivité ordinairement réservés aux écrans d’ordinateurs. Cette initiative intervient au moment où se pose avec une acuité sans précédent le devenir du livre et de la lecture. Elle constitue une contribution qui, pour avoir des fondements théoriques, repose d’emblée sur des prototypes et vise de prochaines commercialisations.
Lift10 inscrit son programme de conférences et de débats sous l’enseigne du « connected people ». L’exposition MODE : DEMO prend aussi cette question au sérieux. La création s’y trouve entraînée par les technologies innovantes, mais elle leur résiste aussi, les décale, les met en perspective, en propose une expérience plutôt qu’un commentaire ou une illustration. Si l’exposition assume son rôle de divertissement, elle apporte, avec son ton propre, sa contribution à l’examen de la situation, ses propositions. Elle aurait pu n’être qu’un Art Show. En jouant la démo, elle contourne la difficulté de faire exister la création en dehors des lieux et des circonstances qui lui sont ordinairement dédiées.
Les propositions, si elles relèvent globalement d’un « design relationnel », si elles parviennent à révéler la poésie propre à de nouvelles procédures technologiques, tracent un territoire de recherche où l’expérimentation associe artistes et public. La démonstration englobe leurs différents états : prototypes, projets conceptuels, expérimentations en cours ou réalisation abouties. Elle constitue une sorte de supplément qui peut être perçu à la fois comme une mise à distance ironique et comme un acte d’échange direct, de « connexion » vivante. MODE : DEMO est une manifestation intensive, qui, fait remarquable, mobilise la présence de tous ses auteurs pour un art renouvelé de la conversation.
Une table est le lieu de chacune des démonstrations. Elle supporte un ordinateur qui en est comme la console de pilotage, un vidéoprojecteur, des enceintes, des webcams, des objets, si la proposition en comporte. C’est donc ce dispositif, radicalement unifié, qui met en forme la performance partagée entre auteurs et visiteurs. Par le biais de la capture vidéo et de son affichage sur grand écran, il articule l’alternance de deux versions du «mode-démo» : l’événement conversationnel live ou le déroulement explicatif automatisé.
Un tel passage assumé et mis en scène de la monstration à la démonstration, assorti de l’assemblage en forme d’exposition d’un ensemble de démonstrations, est une tentative de dépassement du «demo or die», l’assujettissement à la démo qu’observait déjà, en 1997, Peter Lunenfeld au Media Lab du MIT (où il se substituait au «publish or perish») et, plus généralement, dans les arts et le design des nouveaux médias. À un titre ou à un autre et dans des registres très divers, toutes les pièces de MODE : DEMO sont interactives, qu’elles invitent modestement à la consultation et à la conversation, qu’elles soient de véritables instruments ou qu’elles impliquent tout un jeu de manipulations. En ce sens elles induisent l’autodémonstration, par leurs destinataires mêmes.
Dans démontrer, le préfixe dé marque une intensification, un achèvement du montrer. Mais on est porté aussi à l’entendre comme dans démonter ou déconstruire. Il y a une affinité entre art et démonstration. Si la démonstration fait appel à la logique, son pouvoir troublant est aussi de donner à saisir autrement que par un raisonnement articulé, c’est-à-dire par une intuition vécue. Elle est un apprentissage qui, de proche en proche, nous porte vers là où nous désirons aller.
NOTE
Peter Lunenfeld is a professor in the Design | Media Arts department at UCLA. Peter Lunenfeld , Snap to Grid: A User’s Guide to Digital Arts, Media, and Cultures, MIT Press, 2000 : «the demo has become an intrinsic part of artistic practice.»
Texte de Jean-Louis Boissier, commissaire délégué. Mai 2010
Le dispositif unique retenu pour les 16 pièces de MODE : DEMO. Ici employé par Nicolas Field pour son installation Think Thirce v.3, 2008-2010. (photo JLB)
Dans la catégorie distraction — on pourrait dire passe-temps — d’AppStore, une nouveauté (gratuite) qui rencontre beaucoup de succès. Mrzyk & Moriceau sont apparu il y a plus de dix ans dans la sphère de l’art contemporain, avec des dessins, des dessins muraux, des clips, etc. Sans se soumettre à la validation d’une étiquette artistique, mais en alliant virtuosité du trait et montages détonants, ils semblent aujourd’hui ouvrir la voie à un genre artistique spécifique aux écrans portables, individuels, interactifs, connectés, en réseau… Jouant de la surprise et du plaisir de la réussite renouvelée, empruntant la formule du cadavre exquis des surréalistes, le dispositif de Have fun with one finger only! s’inscrit parfaitement dans l’écran tactile et dans les codes de comportement et de manipulation désormais mis en place par le iPhone. On nommera, provisoirement, ce « format » : « micro-récit en contexte pour mobile ».
Have fun with one finger only! Drawings by Mrzyk & Moriceau/Sounds by Mr. Oizo/Opening by Sébastien Tellier/http://app.recordmakers.com/
L’œuvre de Petra Mrzyk et Jean-François Moriceau propose un regard décalé sur le monde réel autant que sur la pratique du dessin lui-même. Ce travail à quatre mains, qu’ils développent depuis 1998, traduit un processus intuitif qui ne semble répondre qu’à une logique de la prolifération dans un univers en expansion permanente. Ils trouvent leur inspiration dans le réel des images : icônes du cinéma et de la télévision, logos et publicité, images de science-fiction, de bande-dessinée, et même du monde de l’art. Mais bien que leurs dessins soient précis, ceux-ci n’ont aucun rapport avec un travail d’illustration. Réalisé au trait noir, le dessin se déploie de manière prolifique pour nous entraîner dans un univers exubérant et chaotique. Mrzyk et Moriceau projettent un monde étrange, proche de l’esprit surréaliste, tant en faisant subir des torsions aux personnages et aux choses figurées que par le contexte dans lequel ils les représentent.
Mode-Démo, un projet d’exposition pour les conférences Lift10, Genève, 5-7 mai 2010
1° Repérages à Londres et Berlin
Gerard Rallo, Devices for Mindless Communication, Royal College of Art, Londres, Design Interactions, 4 février 2010.
Ka Fai Choy, Eternal Summer Storm, Royal College of Art, Londres, Design Interactions, 4 février 2010.
Aaron Koblin et Daniel Massey, Bicycle Built For Two Thousand, Université de Californie du Sud
2° Présentation
Communiqué
Sous l’intitulé Mode-Démo la Haute école d’art et de design – Genève conçoit une exposition dans le cadre de LIFT Conference, du 5 au 7 mai 2010 au Centre international de conférence de Genève. L’exposition prend le thème de Lift10, « Connected people », comme fil conducteur. Elle en propose un commentaire plus qu’une illustration, y compris par des mises en perspective ironiques et décalées.
Les propositions, si elles relèvent globalement du design, s’apparentent aussi à l’art et à la recherche. Elles peuvent être considérées en outre comme des prototypes et des projets conceptuels, comme des expérimentations en cours. Dans Mode-Démo, elles relèvent encore de la performance.
En effet, pour appuyer leur dimension expérimentale et dans le contexte du « connected people » de Lift, l’exposition prend le parti de traiter toutes les propositions selon le mode de la « démonstration ». Elle se déplie donc radicalement dans une série de « scènes » dont le dispositif est identique : une table est le lieu de la démonstration, elle supporte les objets, si la proposition en comporte, ainsi qu’un ordinateur qui est comme une console de montage vidéo. Derrière la table se trouve un grand écran recevant l’image d’un projecteur à miroir et à très courte distance. La caméra intégrée à l’ordinateur, une caméra fixée sous l’écran et tournée vers le démonstrateur et le public, une caméra mobile sans fil à disposition sur la table alimentent en direct cette projection, au même titre que d’éventuels documents : sites Web, films, photographies, textes, dessins, etc. Il s’agit à la fois d’amplifier la présence partagée des œuvres, de leurs auteurs et du public, tout en produisant une certaine mise à distance spectaculaire.
C’est ici qu’intervient une deuxième signification de Mode-Démo, plus proche de l’usage courant, puisqu’il s’agit de la possibilité de projeter automatiquement un résumé enregistré de la démonstration. Le dispositif de Mode-Démo interprète donc la permanence des connexions, l’immédiateté des transmissions, la mobilité, le travail à distance, les réseaux sociaux qui ont généralisé une forme de pratique de la démonstration propre à la création et au développement des projets numériques et interactifs.
Dans la dynamique initiée par la création de l’orientation Media Design à la HEAD et en s’appuyant sur ses orientations et sur les premiers travaux développés dans cette formation, Mode-Démo entend intervenir dans le programme de Lift10 en repérant les perspectives les plus nouvelles du domaine du design relationnel. L’exposition fait donc appel à un ensemble d’écoles et universités qui sont ses homologues et ses partenaires internationaux et donc aux créateurs et chercheurs qui les accompagnent.
Le comité de programmation de Mode-Démo est composé d’enseignants du master en design de la HEAD-Genève et de responsables du comité de LIFT. Le commissaire délégué par la HEAD-Genève est Jean-Louis Boissier, chercheur et théoricien des arts interactifs.
Bout à bout réalisé par nous de vidéos copiées sur le site, présentant huit militaires. Il se termine par : « Quand on est en vol, y’a pas vraiment de mots, c’est juste Whaou ! » Pour ce qui concerne les nouveaux médias, on notera la valorisation d’Internet pour la communication interactive et l’évidente référence aux jeux vidéo.
Arts des nouveaux médias. Préparation du séminaire du 16 février 2010. Mariina Bakic
J.L. Austin, Quand dire, c’est faire, Seui.
Quand dire, c’est faire, la théorie des actes de langage de John L. Austin opère loin du cadre concerné par la discipline de ma recherche, auquel celle-ci se rapporte pourtant. Le performatif est une qualité du langage ordinaire, tandis que l’art un artifice des moins ordinaires. Pourtant, à travers la lecture spécifique aux œuvres de l’iconographie de cette thèse, il se révèle que la lecture actée en art possède des qualités performatives, qui sont mobilisées par la possibilité d’inscription de cette lecture à l’œuvre.
« Le performatif dans l’art contemporain » est une incursion dans les composantes linguistiques de l’esthétique. Le regard posé sur ces dispositifs analysés possède des attributs actées et fait appel à de nombreuses dimensions de l’énonciation, tant dans l’expression de la déictique que dans les postures spécifiques qui s’imposent à la lecture en offrant des qualités verbales aux formes. Le prestige, auquel aspire cette lecture, bouscule la causalité linéaire; un paradigme de l’interactivité, dont la banalisation des pratiques ne saurait diminuer la capacité de ce médium à faire converger une certaine magie irrationnelle dans le pragmatisme calculé.
Dominique Cunin, CT-Hand, application (image 3D interactive) pour iPhone, EnsadLab, 2009.
Regardons autour de nous un phénomène qui semble traverser toutes les couches sociales. Songeons aux millions de personnes qui, en l’espace de quelques mois, ont inventé et assimilé une nouvelle gestuelle, celle de poser dans leur main un objet plat, dur, lisse, sans prises. Non sans humour, Dominique Cunin, chercheur à EnsadLab (centre de recherche nouvellement ouvert à l’École nationale supérieure des arts décoratifs, Paris), emprunte une image anatomique 3D de la main (obtenue par CT, computerized tomography, c’est-à-dire reconstruite à partir de coupes par résonnance magnétique nucléaire d’un sujet vivant) pour que le iPhone (ou le iPod, ou tout autre écran mobile, portable, manipulable, de cette génération) exerce sur la main qui le porte le tranchant de sa planéité de verre.
Voici ce que son auteur en dit :
« Parce qu’il est à la fois support de l’image et interface d’interaction avec elle, l’écran mobile instaure un nouveau rapport à l’image. En devenant réactive à nos gestes, l’image entre en résonance directe avec l’état physique de l’objet dans lequel elle prend forme : l’écran. L’objet représenté dans l’image tend à se confondre avec l’objet qui l’accueille. Dans un tel mouvement d’objectivation de l’image, la notion d’image-objet émerge naturellement et définit une interactivité. Ce qui permet ce nouvel état, cette fluctuation entre l’image et son support, c’est une manipulation qui passe précisément par la main. C’est d’ailleurs parce que l’écran tient dans la main, et parce qu’il y a transmission du geste de la main à l’écran que l’image-objet prend forme. Que ce passerait-il si l’écran transmettait à son tour son état à la main, en faisant d’elle un objet ? »
Vue à la galerie Yvon Lambert, une projection de l’artiste Charles Sandison (né en Écosse en 1969, vit en Finlande), inspirée, comme la plupart des œuvres de l’exposition, par le roman de Raymond Roussel (1877-1933) Locus Solus. Charles Sandison s’est fait une spécialité de produire des pièces où des mots sont générés par ordinateur avec un certain comportement automatique dans des projections directement sur les murs. Voir son site : http://www.sandison.fi/
Galerie Yvon Lambert, Paris : Charles Sandison, Locus Solus, 2009. Vidéo de 15 s. par J.L.B.
Charles Sandison, Optima quaeque dies miseris mortabilus aevi prima fugit (All the Best Slips Away), 2008. 3 LCD Panels, computer code, network, édition 1/5.
La répétition, si elle n’est pas nécessairement compulsive, fait partie des principes de l’interactivité. Elle constitue un aspect premier de l’esthétique interactive comme du plaisir ludique. Elle installe une temporalité du « moment » suspendu propre à la contemplation comme à l’initiative d’intervention. Le lien — la ficelle, le lacet, le ruban — est plus qu’une métaphore de la relation génératrice d’images; il peut être une interface authentique. La ritournelle du Fort-Da (Freud, puis Lacan, Deleuze et Guattari, et de très nombreux auteurs, voir les textes ci-dessous) révèle un rapport unique entre son, langage et image. Enfin, le Fort-Da modélise puissamment la relation virtuel-actuel.
L’installation vidéo-interactive Globus oculi (1992), qui traite de « l’enfance d’un art » (l’art interactif), se présente comme un objet pseudo-didactique, imite les manuels de lecture, vise en cela à faire « régresser » le spectateur vers la situation enfantine du jeu et de la leçon. Les tableaux animés se donnent des allures d’illustration mais visent à l’expérience performative littérale.
Montage photographique et échantillon du rendu en vidéo flv (le véritable programme comporte des variantes dans la répétition). En 2009-2010, le programme Formes de la mobilité d’EnsadLab travaille à la création et à l’adaptation de projets artistiques pour écrans mobiles.
Jean-Louis Boissier, Globus oculi, 1992, « La Bobine ». La technique est celle d’une chronophotographie interactive. Copie d’écran, taille originale.
Globus oculi, 1992, exposition à Ars Electronica, Linz, 1992. Globus oculi, 1992, « La Bobine », exposition à Inter Communication Center Gallery, Tokyo, 1995.
L’installation vidéo-interactive Globus oculi et le Fort-Da
Globus oculi décline, avec cette série de séquences, la relation logique et ambiguë qui se joue entre le regard et le toucher, entre le visible et le tangible : la rotation de la sphère qui permet le déplacement du curseur sur l’écran de l’ordinateur est assimilée au mouvement du globe oculaire. C’est, là encore, le seul moyen d’action disponible. Avec l’ordinateur et ses langages, l’essentiel de la relation est de l’ordre de la désignation. L’entrée en scène du doigt qui montre n’est pas indifférente, si l’on veut bien voir le pointage du doigt comme élément premier de l’interaction. C’est la commande digitale, en français, mais aussi en anglais, puisque, dans un troublant transfert linguistique – on compte sur ses doigts –, on passe du doigt au chiffre. Il est vrai que la désignation est, en informatique, codée, littéralement chiffrée. Ce doigt présente la relation minimale, le modèle initial de l’interface homme-machine, de la désignation concrète et conceptuel- le, autant que de la validation en retour.
Le propos premier est en effet celui des divers registres de la désignation, qu’elle soit le fait de l’indice – ou de l’index –, du doigt qui montre ou du regard qui fixe, ou encore des mots. Les thèmes sous-jacents sont ceux de l’apprentissage, de la découverte du monde, de la relation mère-enfant, de l’enfance d’un art. Cette métaphore se construit par le croisement d’images et de sons saisis sur le réel, de textes, d’un logiciel et d’une interface minimalistes. Le désir de voir est ici simulé et nécessairement déçu. Mais cette déception devrait se compenser par le plaisir du geste d’accès répété aux images et de déclenchement de leurs bifurcations internes, par l’acte de possession des images comme fétiches ; ou peut-être encore par la constitution du geste lui-même en image, comme dans le Fort-Da freudien.
Dans «La bobine», le Fort-Da est illustré, de façon volontairement naïve, par le jeu d’un diptyque vertical. Les images du haut voient la main du bébé se saisir de la ficelle et la tirer hors du champ. Les images du bas voient apparaître et disparaître la bobine. Le lecteur n’a qu’à passer d’une image à l’autre pour relancer la scène. Le raccord entre ces images, comme dans tous les tableaux de Globus oculi, est à la fois vrai et faux. S’il se réalise ici, c’est par la ficelle qui se tend. Les animations se font avec un minimum d’images. Cependant, la scène se renouvelle continuellement, car le programme tire, littéralement, au hasard, les suites constitutives de photogrammes. Chaque état, initial ou final, est ponctué, dans une traduction française libre, par les mêmes cris : « L’est là ! » ; « Est parti ! ». Le geste compulsif, la scansion en va-et-vient, se trouvent en quelque sorte vérifiés par leur transfert dans les comportements que j’ai observés : la plupart des lecteurs appellent cinq, dix, vingt fois cette navette, jusqu’à s’imprégner de sa ritournelle.
Je reprends ce modèle psychanalytique, ce jeu si souvent cité comme « tentative de maîtrise symbolique de l’absence et de son objet (1) », parce qu’il est « quelque chose dont, finalement, [on] va faire une image (2) ». Il pourrait fort bien constituer un paradigme du dispositif interactif. «L’enfant accoste des Univers de possible inédits, aux retombées virtuelles incalculables. » Je me range à cette interprétation qu’en donne Félix Guattari (3). Il critique à la fois Freud qui « rend [ce jeu] tributaire d’une pulsion de mort» et Lacan qui en fait, dans le langage, une «structure [qui] précède et enveloppe la machine dans une opération qui la dépouille de tous ses caractères autopoïétiques et créatifs».
«Le lacet» inaugure une recherche qui sera prolongée dans le programme Flora petrinsularis. Rousseau, dans l’Émile, préconise l’allaitement maternel par les mères (de l’aristocratie), et inscrit ce vœu dans l’offrande à ses jeunes amies du Val-de-Travers 19 de lacets qu’il a lui-même tissés. Je mets en jeu le déshabillage que permet un tel lacet. Il y a d’abord, en deux images frontales accolées, une poitrine enserrée dans un bustier rouge. En pointant la ganse blanche, l’un des seins se dénude et s’isole. Si on le touche de la flèche – du regard –, il tourne jusqu’à apparaître de profil, puis, très vite, le vide face à lui est occupé par le bébé qui s’en empare pour le téter. Ce mouvement desuccion bruyant ne s’arrêtera que si l’on sait attendre et renoncer à «toucher» les images. Ici, désigner c’est toucher, c’est agir. En écho au Fort-Da, que l’on peut voir comme le passage de la planéité des premières relations mère-enfant à la profondeur de l’espace nécessaire à une vie autonome 20, le lacet à tirer incite à surmonter de légers interdits érotiques. Mais ce déclic interactif n’ouvre sur aucune liberté interprétative : la place est prise par avance – par programmation – par le bébé, légitime bénéficiaire du sein donné.
Extrait de : Jean-Louis Boissier, « Programmes interactifs », La Relation comme forme, Presses du réel-Mamco, 2009, pp. 192-194.
Notes
1. Pierre Fédida, L’Absence, Gallimard, Paris, 1978, p. 144.
2. Georges Didi-Huberman, « La plus simple image », Nouvelle revue de psychanalyse, «Destins de l’image», Gallimard, Paris, 1991, p. 75.
3. Félix Guattari, Chaosmose, Galilée, Paris, 1992, pp. 104-108.
La saisie comme manipulation interactive.
Voilà cependant que le problème se déplace. Le branchement de l’image sur le réel n’est plus une utopie mais au contraire une banalité si on le considère dans le processus de la manipulation interactive. L’image interactive possède toujours, à un degré ou à un autre, une dimension qui est celle de la vie de ses destinataires. L’objet virtuel le plus modeste, dépourvu d’« intelligence », capable par exemple de simplement apparaître ou disparaître — on pense à la bobine du Fort-Da freudien –, trouvera une complexité pragmatique et symbolique lorsqu’il entrera dans la capture d’un geste. Après avoir poussé très loin la mathématisation des comportements du corps, après avoir produit des automates virtuels perfectionnés, construits sur des modèles physiques d’équilibre, de tension musculaire, voire d’attitudes psychologiques, l’injection directe de la motion capture s’est imposée, pour la marionnette virtuelle de la télévision comme pour le spectacle chorégraphique le plus noble.
Extrait de : Jean-Louis Boissier, « La Saisie », 2005
Sigmund Freud, Au-delà du principe de plaisir (1920), extrait
(Traduction par S. Jankélévitch en 1920, reprise du texte mis en ligne par l’Université du Québec à Chicoutimi. La traduction de l’édition actuelle, Essais de psychanalyse, Payot, 1981, est sensiblement différente, pp. 51-56 pour le passage ci-dessous)
Je propose donc de laisser de côté l’obscure et nébuleuse question de la névrose traumatique et d’étudier la manière dont travaille l’appareil psychique, en s’acquittant d’une de ses tâches normales et précoces : il s’agit des jeux des enfants.
Les différentes théories relatives aux jeux des enfants ont été récemment exposées et examinées au point de vue analytique par S. Pfeifer dans Imago (V, 4), et je ne puis que renvoyer les lecteurs à ce travail. Ces théories s’efforcent de découvrir les mobiles qui président aux jeux des enfants, sans mettre au premier plan le point de vue économique, de considération en rapport avec la recherche du plaisir. Sans m’attacher à embrasser l’ensemble de tous ces phénomènes, j’ai profité d’une occasion qui s’était offerte à moi, pour étudier les démarches d’un garçon âgé de 18 mois, au cours de son premier jeu, qui était de sa propre invention. Il s’agit là de quelque chose de plus qu’une rapide observation, car j’ai, pendant plusieurs semaines, vécu sous le même toit que cet enfant et ses parents, et il s’est passé pas mal de temps avant que j’eusse deviné le sens de ses démarches mystérieuses et sans cesse répétées.
L’enfant ne présentait aucune précocité au point de vue intellectuel ; âgé de 18 mois, il ne prononçait que quelques rares paroles compréhensibles et émettait un certain nombre de sons significatifs que son entourage comprenait parfaitement; ses rapports avec les parents et la seule domestique de la maison étaient excellents, et tout le monde louait son « gentil » caractère. Il ne dérangeait pas ses parents la nuit, obéissait consciencieusement à l’interdiction de toucher à certains objets ou d’entrer dans certaines pièces et, surtout, il ne pleurait jamais pendant les absences de sa mère, absences qui duraient parfois des heures, bien qu’il lui fût très attaché, parce qu’elle l’a non seulement nourri au sein, mais l’a élevé et soigné seule, sans aucune aide étrangère. Cet excellent enfant avait cependant l’habitude d’envoyer tous les petits objets qui lui tombaient sous la main dans le coin d’une pièce, sous un lit, etc., et ce n’était pas un travail facile que de rechercher ensuite et de réunir tout cet attirail du jeu. En jetant loin de lui les objets, il prononçait, avec un air d’intérêt et de satisfaction, le son prolongé o-o-o-o qui, d’après les jugements concordants de la mère et de l’observateur, n’était nullement une interjection, mais signifiait le mot « Fort» (loin). Je me suis finalement aperçu que c’était là un jeu et que l’enfant n’utilisait ses jouets que pour « les jeter au loin ». Un jour je fis une observation qui confirma ma manière de voir. L’enfant avait une bobine de bois, entourée d’une ficelle. Pas une seule fois l’idée ne lui était venue de traîner cette bobine derrière lui, c’est-à-dire de jouer avec elle à la voiture ; mais tout en maintenant le fil, il lançait la bobine avec beaucoup d’adresse par-dessus le bord de son lit entouré d’un rideau, où elle disparaissait. Il prononçait alors son invariable o-o-o-o, retirait la bobine du lit et la saluait cette fois par un joyeux « Da ! » (« Voilà ! »). Tel était le jeu complet, comportant une disparition et une réapparition, mais dont on ne voyait généralement que le premier acte, lequel était répété inlassablement, bien qu’il fût évident que c’est le deuxième acte qui procurait à l’enfant le plus de plaisir .
L’interprétation du jeu fut alors facile. Le grand effort que l’enfant s’imposait avait la signification d’un renoncement à un penchant (à la satisfaction d’un penchant) et lui permettait de supporter sans protestation le départ et l’absence de la mère. L’enfant se dédommageait pour ainsi dire de ce départ et de cette absence, en reproduisant, avec les objets qu’il avait sous la main, la scène de la disparition et de la réapparition. La valeur affective de ce jeu est naturellement indépendante du fait de savoir si l’enfant l’a inventé lui-même ou s’il lui a été suggéré par quelqu’un ou quelque chose. Ce qui nous intéresse, c’est un autre point. Il est certain que le départ de la mère n’était pas pour l’enfant un fait agréable ou, même, indifférent. Comment alors concilier avec le principe du plaisir le fait qu’en jouant il reproduisait cet événement pour lui pénible? On dirait peut-être que si l’enfant transformait en un jeu le départ, c’était parce que celui-ci précédait toujours et nécessairement le joyeux retour qui devait être le véritable objet du jeu ? Mais cette explication ne s’accorde guère avec l’observation, car le premier acte, le départ, formait un jeu indépendant et que l’enfant reproduisait cette scène beaucoup plus souvent que celle du retour, et en dehors d’elle.
L’analyse d’un cas de ce genre ne fournit guère les éléments d’un conclusion décisive. Une observation exempte de parti-pris laisse l’impression que si l’enfant a fait de l’événement qui nous intéresse l’objet d’un jeu, ç’a été pour d’autres raisons. Il se trouvait devant cet événement dans une attitude passive, le subissait pour ainsi dire ; et voilà qu’il assume un rôle actif, en le reproduisant sous la forme d’un jeu, malgré son caractère désagréable. On pourrait dire que l’enfant cherchait ainsi à satisfaire un penchant à la domination, lequel aurait tendu à s’affirmer indépendamment du caractère agréable ou désagréable du souvenir. Mais on peut encore essayer une autre interprétation. Le fait de rejeter un objet, de façon à le faire disparaître, pouvait servir à la satisfaction d’une impulsion de vengeance à l’égard de la mère et signifier à peu près ceci : « Oui, oui, va-t’en, je n’ai pas besoin de toi; je te renvoie moi-même. » Le même enfant, dont j’ai observé le premier jeu, alors qu’il était âgé de 18 mois, avait l’habitude, à l’âge de deux ans et demi, de jeter par terre un jouet dont il était mécontent, en disant : « Va-t’en à la guerre ! » On lui avait raconté alors que le père était absent, parce qu’il était à la guerre; il ne manifestait d’ailleurs pas le moindre désir de voir le père, mais montrait, par des indices dont la signification était évidente, qu’il n’entendait pas être troublé dans la possession unique de la mère . Nous savons d’ailleurs que les enfants expriment souvent des impulsions hostiles analogues en rejetant des objets qui, à leurs yeux, symbolisent certaines personnes . Il est donc permis de se demander si la tendance à s’assimiler psychiquement un événement impressionnant, à s’en rendre complètement maître peut se manifester par elle-même et indépendamment du principe du plaisir. Si, dans le cas dont nous nous occupons, l’enfant reproduisait dans le jeu une impression pénible, c’était peut-être parce qu’il voyait dans cette reproduction, source de plaisir indirecte, le moyen d’obtenir un autre plaisir, mais plus direct.
De quelque manière que nous étudiions les jeux des enfants, nous n’obtenons aucune donnée certaine qui nous permette de nous décider entre ces deux manières de voir. On voit les enfants reproduire dans leurs jeux tout ce qui les a impressionnés dans la vie, par une sorte d’ab-réaction contre l’intensité de l’impression dont ils cherchent pour ainsi dire à se rendre maîtres. Mais il est, d’autre part, assez évident que tous leurs jeux sont conditionnés par un désir qui, à leur âge, joue un rôle prédominant : le désir d’être grands et de pouvoir se comporter comme les grands. On constate également que le caractère désagréable d’un événement n’est pas incompatible avec sa transformation en un objet de jeu, avec sa reproduction scénique. Que le médecin ait examiné la gorge de l’enfant ou ait fait subir à celui-ci une petite opération : ce sont là des souvenirs pénibles que l’enfant ne manquera cependant pas d’évoquer dans son prochain jeu ; mais on voit fort bien quel plaisir peut se mêler à cette reproduction et de quelle source il peut provenir : en substituant l’activité du jeu à la passivité avec laquelle il avait subi l’événement pénible, il inflige à un camarade de jeu les souffrances dont il avait été victime lui-même et exerce ainsi sur la personne de celui-ci la vengeance qu’il ne peut exercer sur la personne du médecin.
Quoi qu’il en soit, il ressort de ces considérations qu’expliquer le jeu par un instinct d’imitation, c’est formuler une hypothèse inutile. Ajoutons encore qu’à la différence de se qui se passe dans les jeux des enfants, le jeu et l’imitation artistiques auxquels se livrent les adultes visent directement la personne du spectateur en cherchant à lui communiquer, comme dans la tragédie, des impressions souvent douloureuses qui sont cependant une source de jouissances élevées. Nous constatons ainsi que, malgré la domination du principe du plaisir, le côté pénible et désagréable des événements trouve encore des voies et moyens suffisants pour s’imposer au souvenir et devenir un objet d’élaboration psychique. Ces cas et situations, susceptibles d’avoir pour résultat final un accroissement de plaisir, sont de nature à former l’objet d’étude d’une esthétique guidée par le point de vue économique; mais étant donné le but que nous poursuivons, ils ne présentent pour nous aucun intérêt, car ils présupposent l’existence et la prédominance du plaisir et ne nous apprennent rien sur les manifestations possibles de tendances situées au-delà de ce principe, c’est-à-dire de tendances indépendantes de lui et, peut-être, plus primitives que lui.
Séminaire du 8 décembre 2009 Carlos Sena Caires, « Les conditions du récit filmique interactif » à partir du texte « Frontières du récit » de Gérard Genette (1966).
Carlos Caires, Muriel-First Act (d’après le film d’Alain Resnais), installation vidéo-interactive, 2007.
Les analyses structurales du récit, notamment les études de Claude Lévi-Strauss (« Le structuralisme, c’est Lévi-Strauss »), de Roland Barthes, de Claude Bremond, de Tzvetan Todorov et de Gérard Genette entre autres, ont connu le désir d’épuiser les formes de l’explication. À partir de l’un des textes fondateurs de Gérard Genette sur la décomposition des textes littéraires (« Les Frontières du récit », 1966) nous considérons comment certaines définitions et/ou sous-catégories du récit peuvent servir de base à la compréhension et à la construction de stratégies narratives, interactives et de réception pour la mise en œuvre d’un autre genre de récit : le récit filmique interactif. Notre intervention porte également sur la présentation de divers travaux artistiques expérimentaux (Carrousel, Transparence, Muriel) qui sont à la base de notre recherche sur les conditions du récit filmique interactif, la construction de dispositifs interactifs engageants et l’étude de la réception.
Communications 8, L’analyse structurale du récit (1966), repris dans la collection Points-Essais, Le Seuil, 1979.
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