Brion Gysin. The Dream Machine
Brion Gysin, artiste et poète, publie l’article «The Dream Machine : A Hallucinating Gift to the Readers», —à propos de sa machine lumineuse à flicker—, dans la revue, Olympia, A monthly review from Paris, n°2, janvier 1962, pp. 31-32 [extrait traduit par Jean-François Allain, paru dans le catalogue de l’exposition Sons et lumières, p. 220, Centre Pompidou, 2005]
Aujourd’hui, dans le car qui allait à Marseille, j’ai été pris dans une tempête transcendantale de visions colorées. Nous suivions une longue avenue bordée d’arbres et je fermais les yeux face au soleil couchant. J’ai alors été submergé par un afflux extraordinaire de motifs d’une luminosité intense, dans des couleurs surnaturelles, qui explosaient derrière mes paupières: un kaléïdoscope multidimensionnel tourbillonnant dans l’espace. J’ai été balayé hors du temps. Je planais dans un monde infini. La vision s’est arrêtée brusquement, dès que nous avons dépassé les arbres. Était-ce une vision? Que m’était-il arrivé?»
Voilà ce que j’écrivais dans mon journal à la date du 21 décembre 1958. Je compris exactement ce qui m’était arrivé quand, en 1960, William Burroughs me fit lire The Living Brain, de Gray (sic) Walter. J’appris que j’avais subi l’effet d’un phénomène de flicker [clignotement], non pas au moyen d’un stroboscope mais du fait que, un certain nombre de fois par seconde, la lumière du soleil avait été interrompue par les arbres régulièrement espacés que j’avais longés. Il y avait une chance sur plusieurs millions pour que ça arrive. Cette expérience a profondément modifié le contenu et le style de ma peinture. De ce point de vue, Walter émet une magnifique hypothèse: «Peut-être, d’une manière semblable, nos cousins arboricoles, frappés par le soleil couchant en batifolant dans la jungle, ont-ils quitté leur position perchée pour devenir des singes des plaines, plus tristes mais plus intelligents.»
Ian Sommerville, qui, lui aussi, avait lu Walter, m’écrivit de Cambridge le 15 février 1960: «J’ai fabriqué une machine à flicker toute simple; un cylindre en carton muni de fentes et contenant une ampoule, qui tourne sur un gramophone à soixante-dix huit tours par minute. On la regarde les yeux fermés et le flicker se produit sur les paupières. Les visions commencent par un kaléïdoscope de couleurs sur un plan situé devant les yeux, et elles gagnent progressivement en complexité et en beauté, s’écrasant comme une vague sur la berge, jusqu’à ce que des motifs colorés entiers viennent s’engouffrer. Un moment après, les visions persistaient derrière mes yeux; j’étais au beau milieu de la scène, des motifs infinis prenant forme autour de moi. J’ai éprouvé pendant un moment une sensation de mouvement spatial presque insupportable, mais cela en valait la peine car j’ai constaté, quand ça s’est arrêté, que je me trouvais très haut au-dessus de la Terre, dans un flamboiement de splendeur universelle. Ensuite, je me suis rendu compte que ma perception du monde environnant s’était nettement accrue. Tout sentiment de lassitude ou de fatigue s’était dissipé…»
Á partir de la description qu’il me donnait ensuite, j’ai fabriqué une «machine», et j’y ai ajouté un cylindre intérieur recouvert d’une peinture dans le style que je développais depuis ma première expérience de flicker, trois ans plus tôt. Le résultat obtenu, yeux ouverts ou yeux fermés, justifiait de déposer un brevet. Le 18 juillet 1961, j’ai enregistré le brevet n°PV 868 281, intitulé Procédure et appareil pour la production de sensations visuelles artistiques. La description officielle de cette Dream Machine [Machine à rêver] explique notamment:
«Cette invention, qui a des applications artistiques et médicales, a ceci de remarquable que l’on obtient des résultats perceptibles en approchant les yeux, ouverts ou fermés, du cylindre extérieur, muni de fentes régulièrement espacées et tournant à une vitesse déterminée. Ces sensations peuvent être modifiées en changeant la vitesse, en changeant la disposition des fentes, ou en changeant les couleurs et les motifs à l’intérieur du cylindre…
Le flicker peut s’avérer un outil fiable de psychologie pratique: certaines personnes voient, d’autres non. La Dream Machine, avec ses motifs visibles les yeux ouverts, incite les gens à voir. Les éléments fluctuants du motif qui clignote encouragent l’apparition de «films» autonomes, extrêmement agréables et éventuellement instructifs pour le spectateur.
Qu’est-ce que l’art? Qu’est-ce que la couleur? Qu’est-ce que la vision? Ces vieilles questions exigent de nouvelles réponses quand, à la lumière de la Dream Machine, on peut voir les yeux fermés la totalité de l’art abstrait, ancien et moderne.
Dans la Dream Machine, il n’est rien qui semble unique. Les éléments, perçus selon une répétition infinie, tournant en boucle un nombre incalculable de fois, apparaissent plutôt de ce fait comme faisant partie du tout. On se rapproche certainement de la vision dont parlent les mystiques, et de la façon dont ils évoquent le caractère unique de leur expérience.
On a confondu l’art avec l’objet d’art —la pierre, la toile, la peinture—, et on lui a donné une valeur parce que, comme l’expérience mystique, il est censé être unique. Marcel Duchamp est sans doute le premier à avoir reconnu une part d’infini avec les readymade, c’est-à-dire les objets industriels fabriqués en séries «infinies». La Dream Machine peut très bien vous faire voir une série sans fin de jets de gaz brûlant d’une flamme surnaturelle, mais qualifier un jet de gaz «d’objet d’art unique» en lui apposant la signature de l’artiste, c’est commettre l’erreur élémentaire de confondre le monde tangible et le monde visible.
Ma première expérience de flicker naturel à travers les arbres m’a fait comprendre que la seule et unique chose que l’on ne puisse pas retirer à l’image, c’est la lumière. Tout le reste peut être totalement transmué, voire disparaître. La Dream Machine peut entraîner une altération de la conscience dans la mesure où elle repousse les limites du monde visible; elle peut même prouver, en fait, qu’il n’y a pas de limites.
Après avoir été soumis au flicker plusieurs centaines d’heures, j’ai pensé à Gray Walter et à sa vision des premiers singes mutants, chassés des arbres de la forêt primitive par l’effet de flicker produit par le soleil à travers les branches, et j’ai écrit:
«Un singe très réceptif a touché le sol, et l’impact lui a fait exprimer un mot. Peut-être avait-il la gorge irritée. Il a parlé. Le Verbe a été son commencement. Il a regardé autour de lui et il a vu le monde différemment. Il était devenu un autre singe. Maintenant je regarde autour de moi, et je vois ce monde différemment. Les couleurs sont plus vives et plus intenses, les feux de la circulation rutilent la nuit comme d’immenses bijoux. Le singe est devenu un homme. Il doit être possible de devenir quelque chose de plus qu’un homme.»
Brion Gysin. 1962