Roland Recht
La lettre de Humboldt
Du jardin paysager au daguerréotype
Christian Bourgois, Paris, 1989
Extrait pp. 147-152
Une manière de conclusion
Ce qui se constitue à partir du jardin paysager jusqu’à l’invention de la photographie en passant par la peinture de paysage, c’est une nouvelle théorie du regard. La préhistoire de cette théorie, elle, connaît sa naissance historique avec l’invention des Van Eyck. C’est aux environs de 1425 qu’ils parviennent, grâce à la mise au point d’une peinture dont le liant est l’huile, à poser des glacis successifs qui permettaient de produire des effets de transparence. Tout un monde miniaturisé fut alors disposé dans le tableau, rendant ainsi plus dense le spectacle proposé au spectateur. Le tableau devint un microcosme que la capacité optique de l’œil ne semble pas pouvoir épuiser. Avoir le sentiment que rien n’est jamais totalement vu, que l’image non seulement augmente notre plaisir de voir mais redouble notre acuité quotidienne : l’art nous apprend à voir le réel. Une nouvelle flexion dans l’histoire du regard se situe au cours du XVIIIe siècle avec l’émergence du sentiment de la nature dont rend compte Jean-Jacques Rousseau. L’homme ne se sent plus soumis à son cours inexorable. En cherchant des points de vue nouveaux sur cette nature, l’homme des Lumières opère en fait la première remise en cause de l’espace illusionniste établi à la Renaissance et cela plus d’un siècle avant Degas et Cézanne auxquels Francastel et sa suite ont voulu attribuer la paternité. Car si le XVIIIe siècle proclame effectivement, comme l’avait fait la Renaissance, la primauté de la vue sur tous les autres sens, ce n’est pas dans le but d’ordonner le monde en fonction d’une position fixe de l’œil, mais plutôt dans celui de modifier la proximité de l’objet observé, à la manière dont on déplace l’optique d’un microscope. On pourrait dire en forçant les choses que la Renaissance a construit l’image à partir d’un point fixe et que le cadre de l’image est en quelque sorte la résultante de la position arbitraire de ce point, à la manière dont se tient l’onde la plus éloignée par rapport au point d’impact sur l’eau. On pourrait dire que la peinture de paysage telle que la pense le XVIIIe siècle finissant, part au contraire du cadre : c’est à partir de ses limites que se construit le contenu du champ pictural. Alberti disait bien que le tableau devait être perçu comme une fenêtre ouverte sur le monde : par là, il signifiait que le cadre était une donnée fixe que le peintre ne pouvait pas modifier. L’œil de Caspard-David Friedrich va balayer le panorama en quête d’une multitude de cadrages possibles parmi lesquels il va opérer un choix : une optique affinée comme celle que fournit la longue-vue, livre pour ainsi dire ces cadrages au sortir de l’œil. Mieux, il remarque à quel point l’objet, sur lequel il braque son optique, ne pouvant jamais être totalement isolé, gagne à être au contraire appréhendé au sein d’une matière végétale ou géologique qui indique le continuum entre cet objet et le monde. À la différence de l’image de la Renaissance qui constituait un récit cohérent, autonome et fermé sur lui-même, celle du paysage moderne se donne en tant que fragment. Lire la suite »