Matt Mullican, Five Into One, 1991. (©Mullican 1991. Collection iconographique de JLB)
En 1990, l’artiste américain Matt Mullican montre à Imagina (« Festival des nouvelles images » organisé par l’Institut national de l’audiovisuel à Monte-Carlo depuis 1981), une œuvre en images de synthèse, The City Project. Ses images ont été calculées à Hollywood sur une Connection Machine (avec Karl Sims), et il envisage de les croiser avec la « téléprésence » (de Scott Fisher). Matt Mullican est sculpteur, il développe une cosmologie personnelle, dans les médiums les plus divers, du bas relief de béton à la bannière de tissu, du bois laqué au parterre de fleurs, de l’objet archéologique au pictogramme le plus minimal. Son œuvre est faite de signes et de projections mentales, elle relève en définitive de la performance. La même année, on le voit au Magasin, à Grenoble, dans un état proche de l’hypnose, une longue baguette en main, décrire en un flot de paroles un immense frottis mural qui est comme le mandala de son univers.
En 1991, décision symbolique et politique, le Centre National des Arts Plastiques (Ministère de la Culture) prend l’initiative de la première commande publique d’une œuvre virtuelle. Five Into One sera réalisée par le C.N.B.D.I. d’Angoulême et par la société Videosystem, puis exposée à Tourcoing, au Fresnoy, dans Les arts étonnants, en octobre 1991. L’espace virtuel de Five Into One c’est une « carte considérée comme ville », cinq niveaux d’une ville utopique, qui se transforme chaque fois que l’on franchit ses frontières invisibles.
Cette fois on peut pénétrer interactivement dans la maquette virtuelle, à condition de s’équiper d’un casque de vision et du fameux Data Glove conçus par V.P.L., la compagnie californienne du gourou de la réalité virtuelle, Jaron Lanier. Peu de gens à vrai dire verront cela. Il faut attendre son tour, il faut comprendre les gestes qui gouvernent les déplacements. L’image est floue, son champ restreint, loin d’être « immersive ». Pour exposer Five Into One dans Artifices 2, en 1992, je proposerai à Matt Mullican d’enregistrer une heure exactement de sa propre visite, avec sa voix décrivant continûment ce qu’il veut faire et ce qu’il voit. Cette version répond à son projet de performance psychique. En l’explorant jusque dans des détails jamais vus mais pourtant décrits par ses dessins, il vérifie la réalité de son monde virtuel et lui donne consistance par la parole comme par la projection gestuelle. C’est une autre version encore que montre la Revue virtuelle. Les données ne sont plus lisibles, la société Médialab les reconstruit. Le Centre fait l’acquisition d’un ordinateur puissant, très cher (nous envisageons de le confier à d’autres artistes). La pièce devient accessible à nouveau, dans une configuration plus classique, celle d’un jeu avec écran et joystick.
Le modèle spatial qui fonde nombre d’œuvres interactives est à l’œuvre dans Five Into One de Matt Mullican. C’est la version en images de synthèse d’une ville qui n’existerait que par ses maquettes et par ses plans, réalisée précédemment dans divers matériaux. La vision que l’on a de cet espace symbolique se modifie au cours du déplacement. L’informatique peut réaliser une telle imbrication topologique. Cette œuvre qui se réclame de l’univers des jeux est aussi l’instrument d’une performance qui voit l’artiste se plonger longuement dans son univers utopique et décrire dans l’instant chacune de ses intentions et de ses attitudes. L’exploration virtuelle présente d’abord un nuage de pyramides multicolores, puis le monde à dominante verte des matériaux et énergies, le monde bleu des choses ordonnées du quotidien, le monde jaune de ce qui est structuré et conscient, le monde noir et blanc des signes socialement constitués en langages, enfin le monde rouge de la subjectivité, des représentations mentales.
Dans la lignée de ses performances où il entre, sous hypnose, dans une image, Matt Mullican est, dans Five Into One, comme le guide d’un site bouddhique qui désigne les sections d’un mandala. Construction de fiction, dont on évitera de dire qu’elle s’est totalement affranchie du réel. Car le réel est ici non seulement l’inévitable référent, mais la part corporelle de l’œuvre, immédiate, résistante et imprévisible : des gestes, une voix, un psychisme. L’artiste explore un monde qui ne se construit qu’au fil du calcul, mais qui est le sien, une carte sans territoire, le lieu restitué d’une pensée utopique, la topologie stratifiée d’un univers mental. Diagrammes et signes sont saisis et rendus par le numérique en simples volumes colorés. Comme sur la Gameboy dont il dit qu’elle est son modèle — l’équivalent de la boîte de Campbell’s Soup chez Andy Warhol —, l’artiste se saisit du temps de l’exploration. En donnant le change à l’artifice par un supplément d’artifice, il satisfait un projet solitaire : par le jeu du joystick, aller vérifier au centre du rectangle vert d’un terrain de football, la présence, prévue par son programme, du rectangle blanc d’une feuille de papier.
(Extraits de J.-L. Boissier, « Notes sur l’esthétique du Virtuel », La Relation comme forme, Mamco, Genève, 2004 et « La Question des nouveaux médias numériques », Centre Pompidou, 30 ans d’histoire, sous la direction de Bernadette Dufrêne, Centre Pompidou, 2007.)