On a déjà ici sommairement cité les travaux passionnants de David Claerbout — tout en leur accordant une grande place dans les exposés et discussions du séminaire (voir : http://www.arpla.fr/canal20/adnm/?p=236). De sa récente exposition de la galerie Yvon Lambert (24 octobre – 22 novembre 2013) intitulée Interfuit, on évoque deux films, qui ont pour point commun de se former à partir de photos « trouvées » — comme cela est souvent le cas chez Claerbout. Pour Highway Wreck, 2013, c’est une photographie qui date de 70 ans (de la guerre), qui montre un soldat et trois enfants observant de près une voiture accidentée au bord de la route. Dans une successions progressive de plans — de légers mouvements sur des images fixes; des photographies dont la troisième dimension a été reconstruite — cette scène ancienne est contournée, reconstituée, placée dans un vaste ensemble de vues contemporaines, celles d’automobilistes bloqués sur une autoroute en raison d’un accident, de cet accident ancien. Parler de photographies est à la fois incertain, puisque la reconstruction numérique peut assimiler l’image à une « peinture », et cependant légitime tant il est vrai que la matière initiale provient d’une capture photographique des apparences. Il en va de même avec le film Oil workers (from the Shell company of Nigeria) returning home from work, caught in torrential rain, 2013, si ce n’est qu’ici c’est une seule photographie, prise sur Internet, qui est mise en volume, enrichie de façon très minutieuse et virtuose, pour permettre à la caméra de l’explorer dans un très lent travelling latéral. L’attente, la contemplation, l’étirement extrême du temps — jusque dans une dimension historique — parviennent ainsi à installer une tension véritablement troublante entre un sentiment de présence aiguisé et un puissant effet de réminiscence venu dont on ne sait où. [photos JLB]
dossier de presse : http://www.yvon-lambert.com/2013/CP_David_Claerbout_2013.pdf
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Lundi 15 juillet 2013, Grand Palais, exposition Dynamo. On savait que le cinétisme était de retour. Une petite sélection parmi un grand nombre de pièces. La plupart d’artistes qu’on a vu déjà à partir de Lumière et Mouvement au Musée d’art moderne de la Ville de Paris en 1967, et de Cinétisme-Spectacle-Environnement à Grenoble en 1968, expositions conçues par Frank Popper, dont on a déjà plusieurs fois parlé ici. Dynamo a pour sous-titre « Un siècle de lumière et de mouvement dans l’art, 1913-2013 ». Elle ne cite pas directement le travail de pionnier de Frank Popper. Les œuvres des années récentes, qui pourraient introduire le numérique, sont absentes. Même si on s’en tient à l’abstraction, on en trouve qui prolongent et renouvellent les idées de programmation, de participation et d’immersion. Avec la grande exposition Electra, de nouveau au Musée d’art moderne de la Ville de Paris en 1983, nous avions mis en évidence cette mutation. Bien que son projet soit fort différent, notre récente exposition « leurs lumières », au Centre culturel de rencontres de Saint-Riquier, illustre ce devenir et le site que nous lui avons consacré rassemble de nombreux documents sur lumière et mouvement dans l’art : http://www.ednm.fr/leurslumieres/.
Hans Haacke, Blaues Segel, 1964-1965 (présente à Grenoble).
Takis, Electro-magnetic 1, 1970 (présente à Grenoble dans une version un peu plus petite ?).
Lygia Clark, Bicho, surface développable à manipuler, 1969.
Siegfried Cremer, o.T., 1960.
Frank Malina, Sink and Source, 1976.
Günther Uecker, Uhr, 1969.
[photos JLB]
Si le jeu Pusued s’appuie, pour un jeu d’explorations et d’aventures, sur les images Google Street View (http://pursued.nemesys.hu), GeoGuessr (http://geoguessr.com/), du développeur suédois Anton Wallén, projette de façon très radicale le joueur vers un point quelconque de la planète Google, avec pour but de l’inciter à découvrir l’identité géographique de ce lieu, avec le maximum de précision — c’est à dire à replacer son point de départ sur la carte — et celà sans autre indication que ce qui peut être décrypté dans les images au cours d’une exploration absolument « libre ». On peut constater qu’une telle pureté de l’enjeu et de la jouabilité est parfaitement démonstrative de l’esthétique qu’ont pu mettre en place les jeux informatiques. Avec cette singularité de « détourner » une base de donnée ordinairement reçue comme utilitaire pour la placer au point de jonction de l’attrait pour le document authentique et du plaisir de se perdre et de se retrouver véritablement.
Copies d’écran GeoGuessr. Un exemple de deux vues successives rencontrées sur un trajet dans les Asturies (Espagne), avec ici un goût du pittoresque et du fortuit que l’on a, à un degré extrême, dans les collections de l’artiste canadien Jon Rafman (http://9-eyes.com/). JLB, jeu du 7 juillet 2013.
Samedi 25 mai 2013, 16h, Galerie Yvon Lambert, rue Vieille du Temple, Paris 3e. Reanimation II, une exposition de Joan Jonas (1936, New York), faite de dispositifs qui sont mieux que des écrans, des cloisons translucides et des volumes de projection, où il est question notamment de la glace qui fond.
Jeudi 16 mai 2013, 19h. À la galerie de Roussan, rue Jouye-Rouve, Paris 20e, dans une exposition conçue par Manuela de Barros, « Sciences et Fictions », Ludovic Duchateau expose des valises contenant un jeu de personnages et d’accessoires, proches des jouets Playmobil mais blancs et plus « humains », avec lesquels le public, sur rendez-vous, peut être amené à « déployer son imaginaire » en les mettant en scène.
Raymond Bellour
La Querelle des dispositifs, « Cinéma — installations, expositions »
éditions P.O.L, collection TRAFIC, novembre 2012, 576 pages, 37 €
, ISBN : 978-2-8180-1701-2
– Dites-moi au moins l’argument de la querelle.
– Oh ?! il est si simple qu’il paraît pauvre face à tant de points de vue qui aménagent plus ou moins une dilution du cinéma dans l’art contemporain, et son histoire à l’intérieur de l’histoire de l’art. La projection vécue d’un film en salle, dans le noir, le temps prescrit d’une séance plus ou moins collective, est devenue et reste la condition d’une expérience unique de perception et de mémoire, définissant son spectateur et que toute situation autre de vision altère plus ou moins. Et cela seul vaut d’être appelé « cinéma ».
– Vous ne suggérez tout de même pas une primauté de l’expérience du spectateur de cinéma sur les expériences multiples du visiteur-spectateur des images en mouvement de l’art dont on tend à le rapprocher? ?
– Évidemment non. Il s’agit simplement de marquer qu’en dépit des passages opérant de l’une aux autres et inversement, ce sont là deux expériences trop différentes pour qu’on accepte de les voir confondues. On n’oblige personne à se satisfaire de la « vision bloquée » de la salle de cinéma. Ce « désert de Cameraland », disait Smithson, ce « coma permanent ». On peut préférer la flânerie, la liberté du corps et de l’esprit, la méditation libre, l’éclair de l’idée. On peut aussi, comme Beckett, se sentir « mieux assis que debout et couché qu’assis ». Simplement, chaque fois cela n’est pas pareil, on ne sent ni on ne pense vraiment les mêmes choses. Bref, ce n’est pas le même corps. D’où la nécessité de marquer des pôles opposés pour mieux saisir tant de positions intermédiaires.
Les essais rassemblés dans ce livre, écrits entre 1999 et 2012, évoquent parmi d’autres les artistes et cinéastes Eija-Liisa Ahtila, Chantal Akerman, Zoe Beloff, James Benning, Dara Birnbaum, Jean-Louis Boissier, Janet Cardiff et George Bures Miler, Hans Castorf, David Claerbout, James Coleman, Pedro Costa, Harun Farocki, Masaki Fujihata, Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi, Douglas Gordon, Pierre-Marie Goulet, Philippe Grandrieux, Gary Hill, Alfredo Jaar, Ken Jacobs, Rinko Kawauchi, Thierry Kuntzel, Fritz Lang, Chris Marker, Cildo Meireles, Jonas Mekas, Avi Mograbi, Antoni Muntadas, Max Ophuls, Tony Oursler, Pipilotti Rist, Doug Aitken, Tania Ruiz Gutiérrez, Sarkis, Shelly Silver, Robert Smithson, Michael Snow, Beat Streuli, Sam Taylor-Wood, Eulalia Valldosera, Danielle Vallet Kleiner, Agnès Varda, Bill Viola, Jeff Wall, Apichatpong Weerasethakul.
[Texte de l’éditeur]
Note de lecture :
En publiant ses essais datés des 13 dernières années, Raymond Bellour construit ce qui devait être l’Entre-Images 3. Après L’Entre-Images, Photo, Cinéma, Vidéo (1990) qui accompagnait la recherche qui devait aboutir à l’exposition Passages de l’image (Centre Pompidou, 1990), nommée à partir de Michaux et Benjamin, dont il fut l’inspirateur et le co-commissaire (avec Christine van Assche et Catherine David) et un deuxième volume, L’Entre-Images 2, Mots, Images (P.OL, 1999), où se confirmait son intervention originale dans les champs connexes du cinéma et de la vidéo. À l’observer partout dans le monde, le cinéma dont la mort était annoncée ne se porte pas si mal. Alors que le dispositif du cinéma — « un dispositif qui a particulièrement réussi » — perdure, toutes les images en mouvement sont désormais soumises à une polarité : le musée et l’ordinateur. Si Raymond Bellour pointe l’artisation du cinéma, ou plus précisément le devenir Beaux-Arts du cinéma, il n’en réaffirme pas moins hautement l’appartenance du cinéma aux arts : c’est un art parmi d’autres, dont il faut voir la dimension populaire, commune, et aussi vulgaire. Il s’agit d’en reconnaître la particularité et donc de savoir dénoncer la négation de sa frontière. Frontière qui permet tous les passages, mais, comme un écho à l’« histoire naturelle » du cinéma que se voulaient les deux livres de Deleuze, frontière naturelle puisque le cinéma a une nature qui réside dans son dispositif : la salle, le noir, la projection, les spectateurs assis ensemble pour assister « par contrat » à un film, de son début à sa fin.
Si la majorité des textes ont été publiés dans Trafic, cette reprise d’essais dont la publication initiale était très spécifique leur donne une lisibilité nouvelle. Il en est ainsi pour les travaux de Tania Ruiz, de David Claerbout, de Jean-Louis Boissier, qui, à un titre ou à un autre, prolongent grâce au numérique des procédés laissés sans postérité directe par le cinéma : le scrolling panorama, le diorama photographique, la chronophotographie. Les textes importants qui sont dédiés à Chantal Ackerman et à Agnès Varda, démontrent comment ces deux cinéastes ont su passer du côté des installations, tout en révélant les effets en retour de leurs inventions artistiques sur leur propre cinéma. Un texte central fait quelque peu exception, il relie tout un ensemble de propositions d’artistes très divers, car il accompagnait une exposition dont Raymond Bellour fut le commissaire à Lisbonne en 2005 : « Du photographique. États d’images, instants et intervalles ». Intégrant le numérique mais focalisé par le photographique, son diagramme conceptuel peut faire écho au texte dédié à Harun Farocki : « Si bien que Farocki semble dire, après Roland Barthes, que c’est bien l’avènement de la photographie plutôt que celui du cinéma qui partage l’histoire du monde. » (p. 237).
Cependant, dans son introduction, Raymond Bellour, tout en ayant une conscience aigüe des mutations que connaît le cinéma avec son transfert vers d’autres supports que le film et d’autres contextes que celui de la projection et de la salle, liées au numérique (on voit des films sur Internet, sur un smartphone, etc.), semble éviter ce qui, dans ces conditions, transforme l’écriture du cinéma elle-même, sans pour autant l’entrainer vers l’installation. Il n’aborde pas non plus directement cette figure du regardeur qui ne serait pas celle du spectateur (dans la salle) ou celle du « flaneur » (dans le musée) mais celle du joueur ou, plus simplement, du lecteur. Ces formes désormais très puissantes, y compris économiquement, que connaît l’image en mouvement portée par les réseaux et par les jeux, possèdent elles aussi des potentialités artistiques, certainement distinctes de celles du « pur cinéma », mais qui lui doivent tant et qui, en retour, ne cessent de le transformer.
[LT]
Document :
Un entretien avec Raymond Bellour à propos de La Querelle des dispositifs (19 mn)
Voir :
http://www.pol-editeur.com/index.php?spec=livre&ISBN=978-2-8180-1701-2
http://www.pol-editeur.com/index.php?spec=videos-sons&numpage=20&numrub=11&numlivre=6526
Et aussi, le texte de Raymond Bellour pour le CD-ROM de Jean-Louis Boissier Moments de Jean-Jacques Rousseau, Gallimard, 2000, repris dans La Querelle des dispositifs : http://www.ciren.org/ciren/productions/moments/bellour.html
Lundi 29 avril 2013, 16h, Galerie Down Town, rue de Seine, Paris 6e. Une série de pièces architecturales de Piotr Kowalski. Identité n°1, 1973 : deux flèches de néon, l’une verte, l’autre bleue. Le reflet de la flèche verte dans une plaque de plexiglass verticale et jaune se superpose à la vue (verte) de la flèche bleue. Nous avons connu PiotrKowalski depuis 1968 et suivi presque l’intégralité de son travail, collaborant à certains de ses projets. Il fut enseignant à l’Université Paris 8 avant d’être professeur aux Beaux-Arts. La sculpture monumentale The Earth Axis, maquette, New Jersey, 1986, bois, métal et platre, a finalement était réalisée à Marne la Vallée en 1992.
Dimanche 14 avril 2013, 14h — 16h. Les œuvres de Julio Le Parc (né en 1928 en Argentine, vit et travaille à Cachan) n’avaient jamais été montrées en nombre comme ici au Palais de Tokyo. L’ayant rencontré en 1968 et connaissant assez bien son travail de l’époque, on pouvait le trouver un peu trop prétentieux pour être sympathique. Mais sa façon de vouloir casser le mythe de l’incompréhension de l’art contemporain par le public contemporain nous intéressait et reste intéressante, avec une dimension politique dégagée de sa radicalité proclamée. C’est peut-être (outre les motivations commerciales) la raison de son retour, comme, d’une façon générale, celui de l’art cinétique, de la lumière et du mouvement (dont nous avons exposé certains aspects du prolongement par de jeunes artistes dans « leurs lumières », l’automne dernier au Centre culturel de Saint-Riquier). Série 15, 1971-2012, acrylique sur toile (peinture horizontale); Rubans au vent, 1988, bois, rubans, ventilateur, moteur, lumière.
La célèbre conférence de Deleuze sur le cinéma, désormais en ligne.
Gilles Deleuze, La Femis, Paris, 17 mai 1987.
[Les sous-titres de cette version YouTube sont erronés]
« Le 17 mars 1987, Gilles Deleuze prononçait une conférence devant les étudiants de la FEMIS, à l’invitation de Jean Narboni, dans le cadre des « Mardis de la Fondation ». Filmée sur support vidéo, cette conférence a fait l’objet d’un montage, assuré par une petite équipe composée d’Arnaud des Fallières, faisant office de réalisateur, d’Armand Dauphin et de Philippe Bernard, responsable du département vidéo.
Ce montage a été diffusé le 18 mai 1989 par FR3 dans le cadre de l’émission « Océaniques » sous le titre « Qu’est-ce que l’acte de création? » ; des cassettes VHS ont également circulé çà et là sous ce même titre. De larges extraits de cette conférence ont été ensuite publiés par Charles Tesson, sous le titre « Avoir une idée en cinéma », dans le cadre d’un volume collectif sur Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, à l’occasion de leurs films sur Hölderlin et Cézanne (Editions Antigone, 1990). Le texte établi par Tesson à partir de l’enregistrement oral a été alors envoyé à Deleuze, qui l’a accepté pratiquement tel quel, à quelques menues corrections de ponctuation près. Conservant, comme l’avait souhaité Deleuze, le mouvement oral et le caractère discontinu de la conférence, la transcription diffère cependant sur de nombreux points de détail. Dans la mesure où il s’agit de la seule version écrite acceptée par Deleuze, il a semblé juste de s’en tenirlà et de poursuivre dans le même esprit le reste de la retranscription. En revanche, bien que le titre « Avoir une idée en cinéma » puisse passer ainsi pour le titre le plus fidèle à l’esprit de Deleuze, il a paru nécessaire de conserver le titre sous lequel cette conférence est devenue célèbre. »
Gilles Deleuze n’avait pas accepté, par la suite, de la republier dans son ensemble, préférant réserver son temps à ses derniers projets. Il a paru à Fanny Deleuze et à ses enfants que le moment était aujourd’hui venu de le faire, dans Trafic, où Deleuze avait envisagé d’écrire. Nous les remercions de nous y avoir autorisés et d’avoir revu le texte final.
Nous remercions également Patrice Béghain; Anne Legaridec, Claude Gauteur et Jean Narboni, de la FEMIS, aini que Charles Tesson et Emmanuelle Touati, qui a assuré la transcription des passages inédits.
Raymond Bellour
Gilles Deleuze : « Qu’est-ce que l’acte de création ? », 1987. Texte ci-dessous :
Je voudrais, moi aussi, poser des questions. En poser à vous et en poser à moi- même. Ce serait du genre : qu’est-ce que vous faites au juste vous, qui faites du cinéma? Et moi qu’est-ce que je fais au juste quand je fais ou j’espère faire de la philosophie? Lire la suite »