Extraits du d.e.a., octobre 1997.

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5.
Conversation


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L'idée reçue selon laquelle l'interactivité ressemble à un dialogue entre sujet et machine. Idée d'autant plus grave qu'elle présuppose que l'ordinateur « dialogue » avec l'interacteur au même titre que lui. On trouve partout la propagation de cette idée, comme dans cette entrée d'un dictionnaire informatique, dénichée par Liliane Terrier : « mode n. m. (angl. mode). Type de fonctionnement, de traitement ou d'exploitation d'un ordinateur ou d'une unité périphérique. Mode conversationnel (angl. conversational mode), type d'exploitation des machines faisant intervenir des techniques de dialogue entre l'opérateur (l'utilisateur) et le calculateur. (En mode conversationnel, le dialogue se déroule selon un processus et dans des limites bien définies. Il est total dans le mode interactif (angl. interactive mode), le système ayant lui-même cette qualité). » [Dictionnaire de l'informatique, Larousse, Paris, 1981; cité dans « L'art de la conversation sur le net ? », Liliane Terrier, catalogue de l'exposition Artifices 4, 1996, P.38]. Dans une définition célèbre de l'interactivité, Andy Lippman du MIT Media Lab propose ceci : « Mutual and simultaneous activity on the part of both participants, usually working toward some goal, but not necessarily » [activité simultanée et réciproque de la part des deux participants, travaillant la plupart du temps vers un but, mais pas nécessairement] (dans Stewart Brand, The Media Lab : Inventing the Future at M.I.T., Viking Penguin, 1987, p.46). À partir de cette définition de base, Lippman ajoute ce qu'il appelle cinq « corollaires » (p.46-50) : 1. la possibilité d'interrompre ; 2. l'introduction d'une dégradation élégante (« graceful dégradation »), qui répond à l'éventualité que l'ordinateur ne sait pas répondre, mais peut néanmoins continuer l'interaction ; 3. un regard vers l'avenir limité (« limited look-ahead »), ce qui veut dire que toutes les éventualités ne peuvent pas être envisagées ou prédessinées dans une arborescence, mais plutôt qu'on accède les bases de données sur le tas (« on the fly »), au fur et à mesure qu'on dialogue avec le système ; 4. « no-default », c'est-à-dire l'absence de trajets choisis par défaut, en l'absence d'interactions ; 5. l'impression d'une base de données infinie. Toutes ces définitions ont des mérites et introduisent des notions très intéressantes pour l'interactivité, autant sur le plan pratique que sur le plan théorique. Mais le grand désavantage de ces définitions, c'est qu'elles prennent comme point de départ le concept d'une conversation. Il est vrai que Lippman propose l'idée d'une activité réciproque, mais en lisant les explications, on voit qu'il s'agit plutôt d'une conversation : « The model of interaction is a conversation versus a lecture » (le modèle de l'interactivité est celui de la conversation plutôt que celui d'un cours magistral) (p.46), « ...in a conversation, can you handle [degradation] in such a way that the interaction continues... » [dans une conversation, est-ce qu'on peut supporter la dégradation de telle façon qui permette la continuation de l'interaction ?] (p.48), « In a conversation, how far ahead of where you're talking are you really thinking? » (dans une conversation, jusqu'à quel point pense-t-on en avance à ce qu'on va dire ?), etc... C'est une situation plutôt ironique, parce que Lippman ne cesse de suggérer qu'il faudrait dépasser la notion d'actions à la suite les unes des autres pour arriver à une activité en commun : « we're trying to distinguish between what's interactive, which means mutual and simultaneous, versus alternating » (nous cherchons à distinguer ce qui est interactive, ce qui veut dire "réciproque et simultané", contre "l'alternance"). Mais si la conversation crée un événement entre deux, il n'empêche que le seul mode d'interaction décrit par Lippman est celui d'échanges faits tour à tour, en alternance. On peut s'interrompre, c'est vrai, et changer le cours de la conversation, mais il faut être suivi dans cette direction. On peut toujours parler, comme les français, tous en même temps, mais à écouter même les français on voit qu'il y a toujours un moment où tout le monde s'arrête autour de celui qui insiste le plus, pour suivre le fil de son argument. La conversation nous ramène chaque fois à une communication de sujet à sujet. Elle n'est pas une machine commune, une relation d'interpénétration, ou une configuration qui met en scène l'action entre les deux. Partout alors, Lippman tombe dans la métaphore de la conversation pour décrire l'interactivité. Au lieu d'approfondir sa définition de base, en explicitant les termes « mutual », « simultaneous », « activity », ou « goal », Lippman passe plutôt son temps à décrire la conversation. Dans un cas très intéressant, on voit par exemple Lippman décrire un concept qu'il appelle « granularity », c'est-à-dire la résolution par rapport à laquelle on peut interagir dans le système : « The question is, what's the granularity of the interactive system -- i.e., what's the smallest atomic element below which you can't interrupt... In human conversation, it's probably the word or phrase. In movies for example, it's clear it's not the scene, that's too big. If you're watching the movie and you poke the movie and it went all the way to the end of the scene, that's clearly too big. So what is the size of those primitive elements is usually the key determinant to whether a system succeeds at being interactive or fails » (La question est : quelle est la résolution du système interactif -- c'est-à-dire la particule atomique en dessous de laquelle on ne peut plus interrompre... Dans la conversation humaine, c'est probablement le mot ou la phrase. Dans le cas du cinéma par exemple, il est clair que ce n'est pas la séquence, ce serait trop grand. Si je commence à toucher un peu avec mon doigt un film que je regarde, et que le film réagit en avançant jusqu'à la fin de la séquence, il est évident que la « granularité » est trop grande. La taille de cet élément est souvent une clé déterminante pour le succès, ou l'échec, du système interactif) (p.47). Mais cette idée d'une « granularité » ou résolution de l'interactivité, n'a lieu que par rapport à un « interruptibilité » où on n'agit sur cette résolution qu'en tant que possibilité d'intervention, comme arrêt du mouvement. La résolution ne détermine pas en fin de compte l'échelle de mes actions dans le système, mais plutôt ma capacité d'arrêter le système tout court pour proposer que l'on change de sujet. Mais dans le cas d'un cinéma interactif, je ne veux pas interrompre. Je veux interagir dans le mouvement, dans le fil du récit. Je veux interagir en tant qu'attracteur dans un phénomène en cours d'actualisation, c'est--à-dire que je veux décrire les tendances à l'intérieur du système tout en étant à l'extérieur comme spectateur. En aucun cas je veux arrêter ce mouvement pour déterminer le récit. Sinon il n'y a pas de séance, il n'y a que fabrication d'une séquence pas à pas, c'est-à-dire création pure et simple. Si je veux interagir avec un cinéma interactif, il faudrait qu'il y ait in+ter+activité, c'est-à-dire action entre nous deux. Dans le cas du cinéma on pourrait proposer un dispositif tout à fait différent, que la formule d'Andy Lippman ne pourrait pas prendre en compte : imaginons qu'à côté d'un film qui se déroule j'ai une série de catégories, de tendances, c'est-à-dire un diagramme d'attracteurs qui déterminent, par exemple, l'état psychologique des acteurs à l'intérieur de la scène. On sait que le cinéma ne cesse de chercher à rendre visible l'état intérieur des personnages à travers des scènes de dévoilement ou de mise à nue de leurs mouvements internes : construisons alors un dispositif hypothétique dans lequel l'interacteur aurait accès à ce mouvement. Dans ce cas, j'en ai nullement besoin d'interrompre le film pour lui proposer des tendances. Le système n'aurait pas besoin non plus d'être dégradé parce que mes interactions ne demanderaient pas forcément une réponse directe. Si je donne à un personnage x un profond sentiment d'agressivité mélangé d'une profonde haine de lui-même, je sais qu'il aura tendance à se suicider, mais il pourrait tout aussi bien détruire son « image » publique en tenant des propos inopportuns pendant une soirée chic. Si j'ai accès à une certaine lisibilité (cf. bouton de la programmation sans que cette lisibilité soit exhaustive (limited look-ahead), je peux alors interagir avec le système sans que cette interaction soit en relation directement à l'échelle 1:1 avec ce qui se passe sur la scène. L'interactivité ne doit absolument pas être un dialogue entre la machine et le sujet humain, elle peut proposer des dispositifs beaucoup moins cognitifs et protocolaires que ceux basés sur la conversation. Pour revenir au texte de Liliane Terrier, je suggérerais qu'il y a une véritable alternative à la conversation, c'est-à-dire celle d'un intercourse interacteur-programme. La conversation demande toujours des sujets bien délimités qui se réunissent en tant que sujets distincts autour d'un autre sujet, celui de la conversation. L'intercourse court-circuite cette délimitation et propose des inversions, des projections, et des effets d'invagination où chacun des acteurs se trouve impliqué dans l'action en cours. En citant Deleuze dans son analyse de Marcel Proust, Terrier nous offre la réflexion suivante sur le rapport entre conversation et ce que j'appelle ici intercourse : « "Le premier monde de La Recherche est celui de la mondanité. (...) Le second cercle est celui de l'amour... Il se peut que l'amitié se nourrisse d'observation et de conversation, mais l'amour naît et se nourrit d'interprétation silencieuse."... Avec Proust, [l'amour,] c'est la télépathie du sentiment amoureux et plus précisément de la jalousie... Proust ne reconnaît à la conversation qu'une stricte valeur de communication dans l'amitié. » [Liliane Terrier, p.39; citation de Gilles Deleuze, Proust et les signes, PUF, 1993, p.11,12].