| Artifices 3 | 5 novembre-4 décembre 1994 | Mise en mémoire, accès à la mémoire |
Parler de l'artiste comme d'un auteur n'est pas le ramener vers la littérature ni le projeter dans une métaphysique de la subjectivité, c'est insister simplement sur cette approche personnelle que la multiplication des ordinateurs individuels facilite aujourd'hui et - même lorsque certains utilisent des matériels onéreux et sophistiqués - c'est souligner la responsabilité d'une réalisation, la tenue d'un propos. Cette qualification renvoie aussi littéralement à la production de textes et de scénarios pour les hypermédias qui constituent une part conséquente d'Artifices 3. Les projets des jeunes auteurs de cette exposition sont, de diverses manières, étroitement liés au développement technologique dont certains expérimentent les aspects les plus avancés. Mais la technique y est davantage un terrain de recherche qu'un moyen donné, elle est l'objet d'une interrogation. Si l'enjeu principal de l'oeuvre se forge à travers elle, c'est pour migrer ailleurs, s'ouvrir à des savoirs multiples et à des contextes culturels divers, pour s'inscrire dans l'histoire. La mémoire n'est pas un thème surgi après coup, elle est ce qui fondamentalement travaille l'ensemble de ces oeuvres. Il est souvent difficile de les ressaisir sous un terme générique de façon satisfaisante, et les flottements terminologiques ne font qu'exprimer la vivacité d'une recherche encore récente. Si les notions de multimédia, de temps réel, de synthèse tentent de préciser, ou simplement modulent celles d'environnement virtuel ou d'oeuvre interactive, il s'agit toujours d'une installation, c'est-à-dire de l'élaboration d'un dispositif spécifique qui règle les relations du spectateur à l'oeuvre. Un tel dispositif se définit à la fois par le choix d'une interface et par une scénographie qui établit en termes d'architecture, de lumière, d'espace, de technique ou de tout autre élément pertinent, les conditions chaque fois particulières de la réception/actualisation d'un travail. Qu'il s'agisse de la pièce de George Legrady ou de celle de Masaki Fujihata, leur simplicité même met en évidence cette installation familière, parfaitement banalisée, de la consultation de données sur un écran d'ordinateur, elle focalise surtout l'attention sur l'accès à un autre univers, à une installation interne en quelque sorte, qui propose l'exploration d'une autobiographie ou de la mémoire d'une expérience. À l'opposé des présentations habituelles dans les grands salons informatiques, un espace privilégié est consacré à chaque oeuvre pour que puisse s'y exercer pleinement l'expérience spécifique que celle-ci propose. Il s'agit de préserver l'intimité de notre conversation avec Marie dont Luc Courchesne fait le portrait, ou de pouvoir nous livrer aux plaisirs du jeu mystique dans la cellule parjure de Maurice Benayoun, ou encore de capter les noms et prénoms chuchotés d'enfants disparus de l'ex-Yougoslavie, traités et analysés par Cécile Le Prado. Dans ces chambres obscures, tel un lecteur-auditeur soli-taire, le visiteur peut s'adonner à une rencontre privée, partager quelque secret. Si l'installation est devenue aujourd'hui un mode majeur de la création artistique, c'est en tant que lieu privilégié pour l'exercice d'un ensemble de confrontations et de transformations qui mettent en jeu la perception, la mémoire, des processus cognitifs divers. Elle est le lieu d'une expérience physique et mentale où tous les sens peuvent être mobilisés, où le corps du visiteur est engagé dans des parcours, incité à des comportements inhabituels, où son intervention est sollicitée. Ce qui a stimulé la production artistique de ces dernières années impliquant les technologies électroniques et informatiques, ce n'est plus la réalisation de surprenantes images, mais l'invention de multiples modalités d'accès à celles-ci, la recherche de manières radicalement nouvelles de les convoquer. La représentation n'est plus alors qu'un pôle dans de telles oeuvres, élément d'un système où le spectateur prend part à la décision de sa manifestation, elle n'est plus déjà offerte, en attente d'un regardeur mais d'un opérateur. Avec lui l'événement fait retour, et relance l'oeuvre du côté de la présentation. L'installation interactive a toujours plus ou moins le caractère d'un jeu, avec ses règles qui en définissent les conditions, en stimulent les motivations, qu'elles relèvent de la curiosité, de l'habileté, ou soient portées par le suspense ou la frustration. Il y a quelque chose à découvrir, du visible à produire, à explorer. Dieu est-il plat ? L'éclaircissement du mystère annoncé par Maurice Benayoun est truffé de contraintes, car les représentations de Dieu se méritent, elles ne se livrent pleinement qu'à une certaine vitesse. Que l'interactivité se limite à la sélection de séquences ou propose l'activation d'un univers virtuel, l'interface de ce type d'oeuvre ne peut être pensée ou choisie après coup, elle appartient à son concept même. L'interface désigne aussi bien l'organisation symbolique qui permet l'accès aux données mises en mémoire et le déplacement dans un hypermédia que toute une panoplie de systèmes qui engagent une ergonomie particulière (souris, trackball, casque de visualisation, lunettes stéréoscopiques, gant de données, capteurs magnétiques, infrarouges, etc.) et sont autant de sésames pour pénétrer dans les mondes virtuels. De l'interface dépend le type d'expérience sensorielle proposée au spectateur. Nous sommes au plus près de l'illusion d'immersion en chaussant les lunettes stéréoscopiques de Dieu est-il plat ?. Au contraire, Phototropy ou Handsight exigent de se tenir à distance de ces images calculées en temps réel. L'écran de Tafel oppose une résistance et son déplacement, à l'aide de deux grosses poignées, demande un effort musculaire. D'autres interfaces appellent plutôt le doigté et une attention fine: appuyer, pointer, feuilleter un livre. D'autres encore sont invisibles, tels les capteurs insérés dans les murs de Vocatifs, où seul le déplacement du visiteur active les éléments sonores. Mais l'expérience artistique est aussi de l'ordre du cognitif et du poétique, et ces interfaces sont le lieu d'un travail symbolique. La métaphore vient y fertiliser le terrain technologique. Celle du bureau se trouve dans tout micro-ordinateur, car sa simplicité et sa familiarité, selon les constructeurs, facilitent l'utilisation du système et augmentent son efficacité. Telle n'est pas la préoccupation de l'artiste, qui cultive la déroute et se livre volontiers à quelques opacités subtiles et aux associations insolites. Lorsque Agnes Hegedüs. Ils rejouent les composants du produit industriel pour les inscrire dans un réseau de significations, imaginant ainsi pour chaque oeuvre un dispositif esthétique et symbolique inédit. Laurent Mignonneau et Christa Sommerer proposent de détecter les organismes de Phototropy avec un capteur adapté en lampe-torche que le visiteur tient dans la main tel l'explorateur d'une grotte muni d'un projecteur de poursuite. C'est l'écran même qui devient l'interface de Tafel de Frank Fietzek. Autant d'objets « rectifiés », « assistés », où la possibilité du voir est chaque fois dépendante de la main : c'est elle qui choisit, qui sonde, qui fait surgir. Telle une caméra paluche, la lampe de Phototropy ou le globe de Handsight dissocient le regard de l'il, le délèguent au bon vouloir et à la virtuosité des doigts et du geste. L'interface est avant tout un traducteur, un transformateur qui relie des mondes n'appartenant pas aux mêmes niveaux de réalité, branche des procédures informatiques avec des corps ou des éléments naturels (eau, plantes, etc.). Non seulement on ne peut la limiter au seul capteur (l'interface de Handsight est à la fois l'il et la sphère), mais elle s'inscrit dans un réseau de relations souvent complexes qu'elle contribue seulement à définir. Les images de synthèse de Handsight ne valent que par la présence de la bouteille ancienne et en référence à l'univers symbolique miniature qu'elle contient. C'est le face-à-face de ces deux mémoires, leur relance mutuelle, leur décalage qui importent. L'écran mobile de Tafel n'a de sens que s'il est déplacé devant le tableau d'école, jouant ainsi le rôle d'une mémoire de secours, appareillant, telle une prothèse, cette surface d'inscription traditionnelle qui a perdu les traces du savoir dispensé. Une part de la richesse des oeuvres présentées est de n'être pas « bloquées » dans la seule technologie, de s'élaborer à partir d'hybridations multiples de symboles, de techniques, de références culturelles et d'histoires. La représentation, même relativisée, reste l'objet d'une investigation, car voir aussi est une question de mémoire. La plupart de ces installations manifestent la fragilité, l'immatérialité de l'image, en associant parfois l'usage de l'ordinateur à des procédés optiques artisanaux ou naturels. Le portrait de Marie vidéographié n'est pas directement perceptible sur l'écran du moniteur mais sur une vitre qui à la fois le reflète et laisse voir par transparence l'écran d'un micro-ordinateur, faisant ainsi fonction d'interface. La vitre n'est plus une protection pour le tableau, mais le support même du portrait dont elle redouble le caractère fantomatique. Apparition en provenance de nulle part. La surface de projection peut aussi être incertaine ou éphémère. Les images vidéo de Dictionnaire se réfléchissent sur une surface d'eau qui tremble à peine, pour être dans l'instant même happées par un nuage qui ajoute sa propre forme à celles projetées et les emporte en se dissipant. Ce qui appartient à la représentation, dans la tradition picturale chinoise, est rejeté hors d'elle pour devenir à la fois son support et l'instrument de sa destruction. Le brouillage, celui même d'un souvenir, est entretenu par le feuilleté d'images de la vidéo que redouble cette superposition des couches de projection. Images fugitives, fragiles, celles-ci n'ont surtout aucune autonomie. L'apparition et la croissance des organismes de Phototropy dépendent de la lumière qui balaie la surface où ils se projettent et pour laquelle ils luttent afin de laisser leur trace. Et la loi du phototropisme devient la condition de l'image même. Le mot ou la phrase écrits à la craie qui apparaissent sur l'écran de Tafel ne se retrouvent pas là où on les a fait surgir et la recherche d'un autre mot, d'un complément à la phrase qui ferait sens, fait disparaître l'inscription précédente, tel un coup d'éponge. Bloc magique très particulier qui conserve la trace sans lui assigner de place définie. Il ne s'agit plus d'un palimpseste résultant de recouvrements d'inscriptions successives, mais d'un principe de stockage de fragments livrés au temps. Cette même tension entre la mémoire vive et la trace est à l'oeuvre dans d'autres installations. En avançant dans l'espace de Dieu est-il plat ?, chaque visiteur construit l'architecture de son propre parcours, un ensemble de couloirs dont il peut retrouver l'entrée. Cet espace sera réinitialisé et se donnera à reconstruire par le visiteur suivant. Le dispositif de Vocatifs permet lui aussi de mémoriser les déplacements des personnes dans la pièce, et de les considérer plus tard dans la détermination des séquences sonores ou la distribution des sons dans l'espace. L'exigence de l'inscription hante ces dispositifs du temps réel. Impressing Velocity de Masaki Fujihata propose de confronter à la vue « objective » du mont Fuji, vue à distance, des visualisations liées à l'expérience de son ascension : des images du mont prises par une caméra placée au-dessus de sa tête, - dispositif de captation subjective par excellence -, et des images calculées en fonction des coordonnées spatiales fournies par une balise de repérage de position (GPS) qu´il porte sur le dos, et qui sont constamment transformées selon la vitesse de son déplacement. À travers ces différentes mémoires d'une expérience, l'ar-tiste interroge les limites de la perception humaine et la question de la « vérité » de l'image. En privilégiant le paramètre temporel au détriment du point de vue classique dans l'élaboration de la représentation, il explore d'autres « perspectives » de notre rapport au réel que les technologies actuelles pourraient contribuer à manifester. Le développement des techniques multimédias offre aujourd'hui la possibilité d'associer des images de toutes natures avec des sons et des textes et d'ouvrir l'écriture à des circulations de signes dont on commence à peine à saisir les enjeux esthétiques. Loin d'affaiblir l'intérêt pour le texte, il le relance, et son importance mérite d'être soulignée dans plusieurs des dispositifs représentés. S'il est à l'origine des compositions sonores de Vocatifs, dont une liste de prénoms et de noms d'enfants disparus constitue la matière première, il est aussi la condition de l'image : c'est l'arrêt sur un mot ou une définition du livre de Chen Chih-cheng qui va déclencher la projection des images électroniques, c'est le choix de questions et de réponses à Marie affichées sur l'écran du micro-ordinateur qui va déterminer les séquences vidéo. C'est le mot seul qui fait image dans l'oeuvre de Frank Fietzek, et dans celle de Rainer Ganahl, il est la clef même de la sauvegarde de sa propre représentation. Avec l'insertion des techniques de reproduction dans les nouveaux systèmes, sont projetées dans un univers virtuel les qualités propres de la photographie qui traduisent les finesses d'expressions d'un visage modelé par la lumière, et les nuances du regard qu'aucune image n'est encore parvenue à synthétiser. Mais c'est aussi la fonction critique et parodique de la citation et surtout le document et l'histoire qui font retour au cur des technologies. Des propos personnels, singuliers, se font entendre là où la préoccupation dominante pour les images de synthèse les refoulait. An Anecdoted Archive from the Cold War de George Legrady est une sorte d'autobiographie qui reprend de multiples éléments de ses archives personnelles : dessins d'enfant, enregistrements de la voix de son père qui était chanteur, passeports, objets et pièces de monnaie trouvés chez sa grand-mère, etc., pour les confronter à une autre histoire, celle de la Hongrie pendant la guerre froide, qu'il a dû fuir en 1956. Les images publiques de la propagande stalinienne, affiches, photos, etc., peuvent être appelées de la même manière que les documents privés. Comme toute histoire celle-ci est complexe, constituée d'expériences vives, de « pièces à conviction », ou de |