L’atelier de linogravure. L.T.
Dans le département Arts plastiques, créé au sein du Centre universitaire expérimental de Vincennes, s’instaure dans les années 70 un courant artistique «de terrain», d’agit-prop, avec deux médiums do it yourself de création-édition-diffusion de textes-images ou d’images: la linogravure —empruntée à la technique Freinet de «l’imprimerie à l’école— et la sérigraphie.
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L’atelier de linogravure – Références
Le jeu (selon la technique Freinet) consiste à placer dans la salle de classe, sur une table, une petite presse typographique, format A4, d’inciter les étudiants à se procurer des plaques de linoléum, des gouges, des tubes d’encre d’imprimerie, un rouleau encreur, des feuilles de papier et d’oublier le magasin complexe de caractères typographiques propre à la pédagogie Freinet et l’idée corrélative du texte libre conducteur de la pratique d’édition. On axe une pratique éditoriale d’auteur individuel ou collectif, sur la forme du roman en images gravées sur bois de fil ou sur lino, de type masereelien. S’il y a texte, il sera gravé comme une image, à même le matériau, comme celui du manifeste des artistes de Die Brücke,
Ernst Ludwig Kirchner, Manifeste des artistes de Die Brücke, 1906*
ou comme dans la page primitive de l’incunable xylographique européen où texte et image sont gravés dans un même bloc de bois, et partagent une même tonalité grise «cosmique».
On se place alors dans une esthétique typographique (autiste) de l’estampe en noir et blanc. On acquiert vite une expérience de graveur issue d’une pratique du dessin figuratif au trait de pinceau à la Masereel ou à la Vallotton, ou à la Willem (actuellement visible tous les jours dans Libération), associé à des aplats noir et des blanc lumineux, où la gouge se substitue au feutre noir, dans un jeu inversé.
Frans Masereel, 25 images de la Passion d’un homme, Woodcuts, 1918 ***
Ou bien l’on s’oriente vers un dessin primitiviste et dandy, à la Kirchner, hérissé par les attaques de la gouge en V qui joue les dérapages incontrôlés ou la sculpture « nègre ».
Ou bien on retrouve tout un code graphique, typographique, de retranscription des matières et des demi-teintes spécifique de la gravure sur bois. Les figures d’Honoré dans Charlie hebdo en étaient un exemple, les portraits de Yann Legendre illustrant la rubrique « Idées grand format « dans le Libération week-end en sont un autre. Moins mécaniques dans le traitement graphique étaient nos références de l’époque: Vladimir Andreevich Favorsky, artiste russe inspiré des années 20, Li Hua artiste chinois post-expressionniste militant dans la guerre anti-japonaise, puis Ye Xin, graveur-dessinateur aujourd’hui maître de conférence en Arts Plastiques, ancien élève de Li Hua aux Beaux Arts de Pékin, qui fréquenta notre atelier fort utilement et nous donna un code graphique possible en 48 patterns faits par Li Hua et que nous utilisâmes.
Vladimir Andreevich Favorsky, gravure sur bois
Li Hua, Au secours !, gravure sur bois, 1947
Ye Xin, Travailleurs de la forêt, gravure sur bois, 1979
Li Hua. La gravure aux gouges en V et en U, en 48 patterns (1 à 24)
Li Hua. La gravure aux gouges en V et en U, en 48 patterns (25 à 48) de gauche à droite, de bas en haut
[25- trame de points; 26. trame de points avec effets de dégradés; 27- trame de demi-ronds (U cassé en relevant la gouge perpendiculairement au lino); 28- chute de pierres (image chinoise) en France appelée fuseau (le U s’enfonce et remonte doucement à la surface, attaque et fin de taille pratiquement identiques); 29- trame de points grands et petits; 30- trame de petite épines, triangles dans le même sens; 31- avec une grosse gouge en U, réseau de lignes brisées et tailles courtes et épaisses (très blanc); 32- pluie fine (petit couteau en V); 33- trames de points ordonnés en quinconce réguliers; 34- trame de points carrés; 35- inversion de trames de points: passage d’une trame positive en trame négative; 36- tourbillon d’épines; 37- trame d’épines en tous sens; 38- faisceaux de fines épines avec effet de nuage; 39- jeu de lignes fines et épaisses; 40- effet de vannerie tressée ou pavés; 41- rides; 42- trames d’épines très fines en tous sens en réseau lache (effet noir); 43- zig-zag effet de trame obtenu en faisant vriller la gouge (naturel quand la gouge ne coupe pas); 44- zig-zag allongé effet de corde tressée; 45- mur, façade (effleurement du lino); 46- herbe: gazon (petit V); 47- herbe sauvage (issu du pavé); 48- trame de demi-ronds serrés; irréguliers mais dans le même sens (très blanc).]
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L’atelier de linogravure — Orientation — Corpus restreint
Nous étions animés d’une espèce d’énergie créatrice éditoriale orientée vers le contexte social et politique —le dehors— celui de la grève des loyers des résidents des foyers Sonacotra de Montreuil et d’autres banlieues, mais aussi celui des pays qualifiés de Tiers-Monde (Afrique, Antilles, Asie) avec les étudiants étrangers du département d’arts (Iraniens, Nigérians, Algériens…), en y ajoutant des reprises de l’art populaire européen des cartes et des rébus. Liliane Terrier, 2015
Deux linogravures sur le thème de la révolution islamique iranienne (retour de Khomeini en Iran en 1979), réalisés par un étudiant iranien. Thème encore d’actualité.
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Titus Adeoyin, linogravure, 1979
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D. V., Paysans algériens, linogravure, 1975
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Étienne Mériaux, linogravure, 1979
Notes
* Le programme de Die Brücke diffusé sous forme de feuille volante: «Animés par la foi dans le progrès, la foi dans une nouvelle génération de créateurs et d’amateurs d’art, nous appelons toute la jeunesse à se rassembler. Etant la jeunesse qui porte en elle le futur, nous voulons conquérir la liberté d’action et de vie face aux vieilles forces solidement établies. Tous ceux qui expriment directement et sincèrement leur impulsion créatrice ont leur place parmi nous.
** http://warburg.sas.ac.uk/vpc/VPC_search/subcats.php?cat_1=14&cat_2=812&cat_3=2903&cat_4=5439&cat_5=5192&cat_6=3554&cat_7=1149
*** http://www.frans-masereel.de/ et Novels in woodcut : http://pantherpro-webdesign.com/heller/art_of_woodcutting3.html
**** http://whitehotmagazine.com/articles/2008-ernst-ludwig-kirchner-moma/1656
Exposition de l’atelier de linogravure, porte ouverte dans les bâtiments militaires utilisés par les départements d’art, printemps 1980
Des éléments bio-bibliographiques autour du moment de l’atelier (années 70-80)
Chargée de cours faisant fonction d’assistante de 1974 à 1980 dans le département Arts Plastiques à Vincennes, j’ai créé l’Atelier interdisciplinaire sur l’actualité en 1974, puis l’Atelier de linogravure en 1975, le premier puis le second se déroulant en parallèle à une unité de valeur intitulée Documentation sur les pays du Tiers-Monde, —arts, cultures, sociétés (1974-1977). Puis, j’ai remplacé celle-ci par un enseignement historique et esthétique lié à l’atelier de linogravure, Histoire de la gravure sur bois (1977-1981).
Descriptifs de ces unités de valeur, tels qu’édités dans le programme du département Arts plastiques:
1974-1977 — Documentation sur les pays du Tiers-Monde, —arts, cultures, sociétés. Constitution d’une documentation iconographique et bibliographique avec des personnes et associations extérieures débouchant sur des réalisations thématiques et didactiques: expositions, journaux muraux, diaporamas.
1974-1975 — Atelier interdisciplinaire sur l’actualité. Travail de transformation et de mise en forme de documents photographiques, littéraires, journalistiques, en vue de réalisations plastiques définis par l’étudiant à partir de thèmes d’actualité.
1975 — Création de l’Atelier de linogravure du département Arts plastiques * : choix d’une technique simple, d’apprentissage rapide, tentant de résoudre les problèmes d’exécution au bénéfice d’une plus grande liberté expressive. Étude des modes de diffusion spécifiques et de l’instrument pédagogique. Séries d’images sur l’actualité, illustrations littéraires, portraits, autoportraits, définition de vocabulaires graphiques personnels, organisation d’exposition de linogravures à l’Université (1978-1979-1980).
1977-1981 — Histoire de la gravure sur bois. Enseignement historique et esthétique lié à l’atelier de linogravure. Techniques de l’imagerie populaire communes à des traditions nationales diverses, réinvention de la gravure sur bois avec le 20e siècle, comme mode de création autonome à l’échelle internationale, implication dans l’histoire du siècle.
Licenciée en Lettres Modernes, Université de Grenoble (1968), proustienne puis rousseauiste (maîtrise inachevée sur le thème du Sentiment de l’existence chez Rousseau) et mallarméenne, je deviens titulaire d’une maîtrise d’Arts plastiques, Université Paris 8, intitulée Quand le temps presse, — La gravure sur bois et son rôle progressiste dans la première moitié du 20e siècle (1978). Suivra ma thèse de doctorat de 3e cycle en arts plastiques Le mouvement de la gravure sur bois moderne en Chine, 1931-1981, (1987), Université Paris 8. C’était l’aboutissement d’une recherche sur un corpus artistique inédit, menée sur le terrain, avec les acteurs mêmes de ce mouvement, au sein de l’École des beaux arts de Pékin. C’est là que se noue notre amitié avec Ye Xin et Zhang Jun.
* D’où vient l’idée de l’atelier de linogravure ? Je peux en retrouver la genèse, rétrospectivement, autour de la question du rapport texte-image dans le médium « spirituel » du livre. J’ai fait des études de lettres, et j’ai croisé
Mallarmé. Il écrit en 1895 :
« Tout, au monde, existe pour aboutir à un livre. » (p. 378, Pléiade, chapitre « Le livre comme instrument spirituel »)
. Blanchot écrit : « Le Livre : qu’entendait Mallarmé par ce mot ? Son aspiration au Livre unique mais fait de plusieurs volumes. Cette pluralité de l’unique vient de la nécessité d’étager, selon des niveaux différents, l’espace créateur ».
Avec son livre Un coup de dés jamais n’abolira jamais le hasard (1897-1914), Mallarmé pense la double page du livre ouvert comme un espace pictural mais dont les figures qui s’y déploient et s’y composent sont des lignes de texte même, dans une « mise en scène spirituelle exacte ».
Broodthaers en 1969, dit de ce livre qu’il est « la source de l’art contemporain » et il en fait plusieurs remakes dont un sur aluminium anodisé, le texte dissimulé sous des lignes noires. Il remplace le titre du livre, Poème, par Image. Ce remake est exposé comme tableau ou sculpture, avec en voix off, la lecture par Broodthaers, du texte du poème dissimulé sous les lignes noires. Trop art conceptuel !
Autre source : L’interrogation d’Alice de Lewis Caroll, 1866 : « À quoi sert un livre sans images et sans dialogues ? » pouvait servir d’épigraphe et de déclencheur à notre atelier. L’idée est alors de trouver un médium unique texte-image, qui soit une technique de création et d’impression d’estampes qui soient aussi des pages de livre. L’estampe texte-image sur feuille volante, ça existe au 15e siècle. (voir l‘article de Michel Melot). On saute cinq siècles. Autres livrets, trouvés en 1974, dans les archives d’Émile Boissier, instituteur à la campagne, en 1947, père de Jean-Louis : trois numéros d’une revue scolaire intitulée Combe-Laval, faite par lui et ses élèves-enfants, en 1947, selon le dogme de l’imprimerie à l’école, de la pédagogie Freinet. On tient le médium texte-image avec dialogues, des estampes typographiques à fleur des doubles pages bavardes. Et tant pis pour la spécificité du médium linoléum à la Picasso, on opte pour « l’art sauvage » des expressionnistes, et on dira que la linogravure et la gravure sur bois sont deux médiums qui s’épousent par inframince. L.T. 2015