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GPS Movies
(Daniel Sciboz, Liliane Terrier et Jean-Louis Boissier): Entretien avec Andrea Urlberger

23 juin 2006, Paris
GPS Movies 1 et 2
Le site EdNM : GPS Movies 1 et 2

Daniel Sciboz,
Né en 1973, designer et artiste indépendant, titulaire du master Art contemporain et nouveaux médias» de l’Université Paris 8. Il enseigne à la Haute école d’art et de design de Genève et à l’École d’art de La Chaux de Fonds.

Liliane Terrier
Maître de conférences à l’Université Paris 8, chercheuse au laboratoire Esthétique des nouveaux médias.

Jean-Louis Boissier
Professeur à l’Université Paris 8, directeur du laboratoire Esthétique des nouveaux médias, artiste et commissaire d’expositions. Il a publié en 2004 La Relation comme forme. L’Interactivité en art, Genève, Mamco-Presses du Réel.
 


Andrea Urlberger :
Je voudrais commencer à parler de GPS Movies 1, mais je suis surtout intéressée par GPS Movies 2.
Peut-être pourrais-tu décrire, avec tes mots, le projet?

Daniel Sciboz :
C’était un travail de diplôme dans lequel j’avais pour objectif de tester les possibilités du GPS couplé à la vidéo. Puis, le projet GPS Movies est vraiment né à ce moment-là. Je veux dire sur une invitation de faire une semaine de workshop avec des étudiants du département Arts plastiques de Paris 8 et de l'Ensad, à l'Académie Fratellini à Saint-Denis. Et là, le dispositif, le programme de tournage d’enregistrement simultané de la vidéo et des signaux GPS a été un tout petit peu retravaillé pour permettre aux étudiants de faire des explorations sur le périmètre de la Plaine Saint-Denis.
Le principe est qu’une webcam et le récepteur GPS était branchés simultanément sur un ordinateur portable placé sur un porte-bébé attaché au corps du promeneur-opérateur. Donc, l’image a été immédiatement de la vidéo numérique. On ne passait pas par la vidéo traditionnelle. L’image a été enregistrée en direct sur le disque dur en même temps que les coordonnées GPS. Il y avait une interface sur l’ordinateur portable qui permettait de lancer et d’arrêter les tournages en fonction des circonstances comme les promenades que les étudiants avaient plannifé de faire. Ils les ont fait de manière un peu aléatoire sur des lieux qui les intéressaient.

Andrea Urlberger :
L’enregistrement a été arrêté ou a repris en fonction des événements de la promenade.

Daniel Sciboz :
Ce ne sont pas les coordonnées GPS qui ont déterminé le lancement ou l’arrêt. Contrairement justement ce qui a été programmé pour GPSMovies 2. Même si matériellement, il y avait à peu près les même éléments qui ont été utilisés en 2005, le principe a été quand même assez différent. Le début et l’arrêt des séquences ont vraiment été programmés pour se passer en un lieu géographiquement déterminé.

GPS Movies 1 s’est inscrit dans une action assez large. Plusieurs workshops ont été organisés à l’Académie Fratinelli autour des arts du cirque. Une semaine de workshops qui s’appelait Double Jeu, avec du travail avec les étudiants et une exposition des travaux réalisés en fin de semaine. Plusieurs artistes, des chercheurs et des groupes d’étudiants travaillaient sur des projets. L’idée de travailler sur la Plaine Saint-Denis, c’était aussi parce que, comme ce travail fait référence à la promenade et à la dérive, ce périmètre fonctionnait assez bien, comme lieu historique des processions de l'Eglise Notre Dame à la Basilique de Saint-Denis. Il y avait, tout en amont du projet, cette idée de refaire marcher des gens sur cet espace qui est maintenant complètement en mutation. C’est un territoire quand même assez particulier, chargé symboliquement et lié à l’histoire de la marche. L’idée était de collectionner un certain nombre de promenades, de dérives urbaines, réalisées par les participants, puis de les remonter dans l’espace de projection, de consultation qui devait permettre de rejouer ces séquences. Voilà pour le contexte ...

Andrea Urlberger :
Et quel est le rôle du GPS dans ce travail, dans GPS Movies 1 ?

Daniel Sciboz :
Dans la partie de « l’expérience de la marche », dans la saisie de l’enregistrement, il y avait un certain rôle pour les opérateurs qui portaient le dispositif porte-bébé, laptop, GPS, vidéo, etc. Ils avaient une interface qui leur permettait de contrôler le lancement ou l’arrêt du tournage et ils pouvaient visualiser une première carte qui était dessinée en temps réel sur l’écran de l’ordinateur portable. C’était une cartographie très subjective, ce n’était pas complètement juste au niveau de la projection qui ne respectait pas les normes de projection. D’autres standards auraient pu être utilisés. On ouvrait déjà une première image cartographique qui se constituait en temps réel et lors de la marche. Et dans un deuxième temps, les coordonnées GPS ont été utilisées pour les repositionner dans un espace tridimensionnel. On a pu ainsi dessiner dans un espace tridimensionnel une carte des tracés puis la confronter dans le dispositif d’exposition et de consultation avec l'enregistrement vidéo de la promenade. Cette cartographie tridimensionnelle en image 3D montre un chemin dessiné avec des surfaces planes, une qui représente le sol et l’autre qui pourrait représenter le plafond. Ca donne une certaine idée de l’échelle dans l’espace 3D. Ce sont ces traces qui sont redessinées par une caméra virtuelle qui rejoue le parcours effectué par les gens sur le territoire. Cette carte en 3D est donc confrontée en diptyque avec l’image vidéo.

Andrea Urlberger :
Donc, deux formes de représentation.

Daniel Sciboz :
Voilà ... elles ont lieu au même moment.

Andrea Urlberger :
Le temps joue un rôle ? Parce que le GPS mesure le positionnement, mais c’est aussi une indication du temps. Le temps rentre en ligne de compte ?

Daniel Sciboz :
On peut considérer que la visualisation en 3D peut aussi représenter une forme de timeline reliée à l’espace. Elle donne quand même une indication sur ce qui reste à lire dans la vidéo. Si l'on s’imagine le bout du chemin, ce chemin en 3D pourrait constituer la fin de la timeline en 2D sur une interface classique de lecture de vidéo par exemple. Donc, effectivement, le temps est représenté en 3D.

Jean-Louis Boissier :
Il faut insister sur le fait que Daniel avait fait un projet à part entière auparavant, qui était très élaboré et qui était son travail de recherche au sein de la Haute Ecole des arts appliqués à Genève et qui a constitué son diplôme. Autrement dit, tout le dispositif, l’idée d’une cartographie, d’un objet spatio-temporel, l’idée de la cartographie contenue dans le GPS, la confrontation de la carte tridimensionnelle avec l’image vidéo, tout cela existait déjà dans ce premier projet. GPSMovies a purement et pour l’essentiel repris un dispositif qu’il avait mis au point avec un programmeur et déjà avec une certaine expérimentation, une certaine réflexion et une mise au point d’un dispositif. La demande de workshop était celle d'une action pédagogiques, inscrite dans cette semaine qu’on a appelée Double Jeu, qui elle-même était comme un prolongement ou plutôt une anticipation de l’exposition Jouable et faisait partie du projet Jouable. C’est un projet en réseau avec diverses personnes. Peut-être c’est Liliane qui parlera le mieux sur la problématique du choix du lieu, c’est un choix un peu politique en fait, politique-culturel ou politique tout court qui est lié à la demande de travailler sur un territoire dans tous les sens du terme. Puis dans des dimensions socio-politiques, mais on en reparlera.


Pour revenir à la question du dispositif, finalement la question du temps, on est obligé de répondre, oui, le temps intervient véritablement, comme le dit Daniel. Ce que produit le GPS, c’est ce qu’on peut appeler un objet spatio-temporel. Une carte, puisqu’elle est la trace d’un déplacement qui se développe bien sûr à la fois dans l’espace comme dans le temps, est un objet spatio-temporel. Toutes les cartes ne sont pas des objets spatio-temporels. C’est une carte qui est étroitement liée à un écoulement du temps. C’est un itinéraire avec un début et une fin, une série d’itinéraires classés dans la même carte, en l'occurrence une carte tri-dimensionnelle. Tout ça est automatiquement réalisé, moyennement quelques corrections. Tout est automatiquement réalisé, y compris le dispositif qui a cette particularité par rapport à d’autres projets, je pense, c’est de tout mettre sur le même ordinateur pour la vidéo et le GPS. Tout ça se produit en temps réel.

Alors, j’ai tendance à présenter ça comme une sorte de supercaméra, tout se passe comme si quelque chose existait peut-être déjà un peu, le couplage étroit entre la vidéo et le GPS. J’emploie le terme supercaméra à propos de Fujihata, c’est tout aussi vrai avec le projet GPSMovies, car il y a au fond une espèce de nouvelle piste d’enregistrement sur la vidéo. Il y a la piste image, il y a la piste son et il y a maintenant la piste que j’appelle relationnelle et qui en l’occurrence est là une relation temps/espace de l’ordre de la cartographie, de la trace cartographique. A chaque instant, on peut savoir où une image a été faite. C’est quelque chose qui pourrait devenir un espèce de standard. De la même façon qu’aujourd’hui les appareils photo professionnels comme les téléphones portables enregistrent l’espace, ils enregistrent le temps bien sûr, mais ils enregistrent aussi un temps-espace, dans une convention géographique qui est celle des coordonnées très conventionnelles, le temps lui-même est d’ailleurs très conventionnel. Je pense que sous peu, on aura ça en standard pour des caméras.

Une petite différence au passage, ce que fait Fujihata, et que nous n’avons pas fait, c’est d'enregistrer le comportement de la caméra à propos de sa position, de l’angle de vue. C’est très important dans toute la série Fieldworks et même ailleurs, il avait inventé ça. Ensuite, pour donner une observation qui s’est petit à petit imposée, c’est le fait du dyptique, de la présentation après coup, donc en termes de consultation, d’exposition des deux versions, des deux images parallèles du même trajet, d’un déplacement dans l’espace : on a deux images qui se ressemblent et en même temps qui diffèrent fondamentalement.

Andrea Urlberger :
En terme d’opposition ou en terme de comparaison ?

Jean-Louis Boissier :
Je ne sais pas, en tout cas, on trouve ça intéressant. On trouve ça beau. Ça relève d’une poétique. En tout cas,
ça relève de l’effet de distanciation qui est très fréquent dans le phénomène artistique, c’est-à-dire l’effet de comparaison, de ressemblance et de dissemblance. Ça met à distance, ça met en perspective, c’est un effet très troublant de contestation de l’image vidéo. Puisque, et là je fais plutôt référence à un sentiment, la vidéo apparaît comme très opaque, car les apparences qui sont filmées, qui s’affichent à chaque instant, chaque 25e de seconde, donnent une perspective, donnent un horizon, mais l’horizon du paysage, de l’espace, de notre point de vue à ce moment là.
Alors que de l’autre côté, on a une carte 3D, qui lui ressemble parce qu’on a aussi une perspective qui est donnée par la caméra virtuelle et qu’on a aussi un chemin. Dans un espace urbain, on a souvent le chemin devant soi, on est dans une rue, on filme droit devant soi, parce qu’on marche devant soi. En général dans une vidéo, un chemin s’ouvre, mais rien ne prouve véritablement qu’on va le prendre, alors que dans l’autre image, on voit le tracé vers lequel on va. Tout cela est enregistré, tout cela est au passé. Il y a une grande homogénéité dans le sens de ce qui est enregistré dans le passé indiciel, pour reprendre les termes des théories des signes. C’est bel et bien une empreinte dans les deux cas, une empreinte photographique et une empreinte GPS, cartographique. C’est pour ça que les gens ont beaucoup de mal à comprendre qu’il s’agit du même déplacement et du même espace, parce que ça se ressemble sans vraiment se ressembler.

Daniel Sciboz :
Il y a aussi une question d’échelle qui intervient. C’est quand même une image qui est assez géométrique et très abstraite qui interroge immédiatement la relation.

Jean-Louis Boissier :
D'abord c'est à cause de la perspective. L'espace qui s’ouvre dans la carte est celle de la convention de représentation adoptée pour le trajet et pour sa visualisation en 3D. En plus ce choix qui vient de Daniel, qui était très pertinent parce qu’il donne des segments qui sont précisément des segments temporels. Ces fameux rectangles plancher et plafond, une sorte de tunnel qui s’ouvre à des unités de temps. Combien de temps ça dure ?

Daniel Sciboz :
C’est probablement une ou deux secondes. Ça dépend, dans le cas précis, je ne me souviens pas. Peut-être c’est 10 secondes. En tout cas, ça ne peut pas être une seconde, parce que c’est en direct...

Jean-Louis Boissier :
Je pense que c’est dans l’ordre de 10 secondes. En tout cas, ce sont des segments.

Daniel Sciboz :
Cela correspond au moment ou le GPS enregistre une position. C’est vrai que c’est un intervalle de temps.

Jean-Louis Boissier :
C’est le segment minimum, c’est l’unité de base de ce trajet qui est composé segment par segment. Dans la carte tridimensionnelle, cette ligne est composée de segments qui correspondent à la résolution de la capacité de notre GPS à dessiner ce trajet. C’est l’équivalent d’u pixel dans une image. C’est pourquoi je parle de résolution. Ça correspond à chaque fois que le GPS enregistre une nouvelle donnée. Du coup, c’est par extrapolation de la convention qu’on passe d’un segment droit, pendant les 5/10 secondes, il peut se passer autre chose. Mais là, on dit ce sont des segments, ce sont des plaques, des plaques articulées. Il y a l’idée que ça souligne le caractère fragmenté de cette cartographie, à la fois une continuité et une certaine discontinuité qui en l’occurrence correspond exactement à l’analogie, à la segmentation que fait une vidéo, image par image. C’est intéressant de faire cette comparaison.

Ce que je dis à propos de cela dans un article et qui peut être repris ici, c’est que dans la vision tridimensionnelle de la vidéo qui utilise la perspective que donne l’optique de la caméra, on a trois dimensions réduites à deux par la convention de la perspective.
Dans la carte tridimensionnelle, on a une caméra virtuelle qui filme un espace vide, noir, absolument vide et dans lequel on va avoir ce qui ressemble un peu à un ténia, à un ver solitaire, une sorte de serpent d’une dimension ou disons de deux dimensions. Oui, c’est une ligne. On profite de ce caractère rudimentaire de l’espace parcouru, on a du 3D juste à côté, là, on n’a plus qu’une ligne.
Du coup, la perspective sert à montrer le temps. Elle sert à montrer d’où l'on vient et vers où on va, parce que là, on ne voit pas derrière nous, mais on pourrait fort bien. On pourrait se retourner avec la caméra virtuelle et voir la carte dans sa globalité. Du coup, cette ressemblance/dissemblance des deux images, tient à ça, deux conventions de la représentation très différentes. Dans une optique artistique, c’est intéressant qu’on ait d’un côté quelque chose, une espèce de transparence temporelle vers quoi on va, d’où l'on vient. Et de l’autre côté, on a quelque chose qui par comparaison est le temps vivant réel, mais qui lui est comme le temps présent singulièrement opaque. Cette pseudo-transparence de la vidéo est dénoncée en quelque sorte par la carte, la confrontation à la carte.

Daniel Sciboz :
Par rapport à la question du temps, le fait est que cette carte représente l’espace qu’on traverse. Donc, on peut anticiper sur les directions et l’espace qui va être parcouru par la caméra virtuelle, elle permet aussi d’anticiper des rythmes et des vitesses. Puisque effectivement la résolution, c’est par exemple 2 secondes, est donc une résolution temporelle. La largeur et la longueur de ces segments représente la vitesse.

Andrea Urlberger :
Est-ce qu’on pourrait dire aussi que la partie cartographique GPS est un peu un espace intérieur, j’avais cette impression, et l’autre un espace extérieur ? Avec le segment au sol et au plafond, j’avais l’impression d'être à l'intérieur de quelque chose, dans un tuyau et que l’autre image était à l’extérieur. Ce qui est intéressant c'est que le GPS ne fonctionne pas à l’intérieur. Est-ce que ça joue sur l’intérieur/l’extérieur ?

Jean-Louis Boissier :
Je ne l’ai pas vu comme ça. Je pense que le plafond donne l’idée d’une échelle humaine. C’est plutôt pour renforcer l’effet de creusement, de perspective dans les déplacements. C’est vrai, on peut penser à un intérieur dans le sens qu’on est un comme dans un sous-terrain, comme il y a un effet de creusement dans une matière qui est un vide. C ’est pourquoi cette carte, elle est, plus on le dit, plus on le comprend, elle est vraiment et fondamentalement temporelle. Puisque, et Daniel vient de le dire, puisque chaque segment représente un temps, rapporté à l’espace, il représente aussi la vitesse. Plus il est long, plus on a bougé vite pendant le même temps. C’est une sorte de métronome qui dit « tac, tac, tac » et donc, si on avait couru, le segment serait long et si on reste sur place, les segments sont très courts, empilés les uns sur les autres.

Daniel Sciboz :
Le mouvement de caméra ne renforce pas non plus la réalité de cette image. Ce qui fait que les spectateurs doutent de la réalité de cette image.

Jean-Louis Boissier :
C’est vrai, quand on ne bouge pas avec la vidéo, on continue d’avoir une image qui est très vivante, dans la carte, au contraire, il y a un piétinement.

Daniel Sciboz :
Les oscillations qui sont dues aux variations du GPS qui font que, même si visiblement sur l’image vidéo, la personne est immobile et arrêtée, il y a toujours un mouvement qui se produit dans l’espace 3 D. C’est un peu flou.

Andrea Urlberger :
Le GPS a une exactitude de plus ou moins 10 m.

Jean-Louis Boissier :
Donc ce flou, il est corrigé en partie, il est présent comme une sorte de vibration... C’est vrai, il y a ce côté de l’enregistrement par rapport aux satellites. Il y a une sorte de texture de l’image GPS qui est intéressante car on voit la réalité exactement comme le grain de la photo. C’est un peu l’équivalent de ça. C’est un flou qui fait partie, surtout dans une perspective artistique, dont on peut jouer, dont on doit jouer.

Daniel Sciboz :
C’est dû aux contraintes du médium. En tout cas, par rapport à l’interprétation intérieur/extérieur, je ne sais pas, en tout cas, je ne l’ai pas pensé comme ça. J’aurais plutôt tendance à inverser les deux.

Jean-Louis Boissier :
Moi aussi. Je pense qu’on a plutôt un effet d’enfermement dans la vidéo, comme dans un cinéma, alors que l’autre image donne un sentiment d’ouverture.

Daniel Sciboz :
Comme un pré-projet architectural, quelque chose qui de l’ordre de l’extérieur.

Jean-Louis Boissier :
Quelque chose qui est étroitement lié à l’enregistrement de la vidéo dans sa tradition et dans ses limites. Et dans l’autre, ça s’appelle la saisie vraiment, la dimension de la saisie, mais aussi la dimension de la reconstruction, beaucoup plus forte puisqu’on est dans la cartographie. C’est un espace vierge de ce qu’on pourrait y construire.

Andrea Urlberger :
Donc, il y a un jeu extérieur/intérieur, même si c’est inversé ?

Jean-Louis Boissier :
D’une certaine façon, oui, du moins blanc/noir, oui, pour ne pas dire opacité et transparence.

Liliane Terrier :
C’est labyrinthique dans la vidéo et le contraire dans toute la construction.

Jean-Louis Boissier :
Pour la vidéo, le réel apparaît comme labyrinthique pour ce qu’il est. La vraie métaphore du labyrinthe, c’est la vie elle-même. Récemment je parlais avec des étudiants d’un film d’Alain Resnais qui se passe à Boulogne-sur-Mer et qui est justement un travail sur l’oubli, le retour. Il y a une phrase qui m’a toujours fasciné, un moment, dans un plan au milieu du film, deux personnages (...) un type qui demande à une femme « Le centre s’il vous plaît ? Mais vous y êtes ». C’est-à-dire, le centre est là où nous sommes. Surtout là, parce que les repères ont été perdus, parce que la ville a été détruite et reconstruite, à Boulogne. On peut dire deux ou trois choses sur le contexte, pourquoi la Plaine Saint-Denis.
Daniel a déjà parlé des histoires des processions. En l’occurrence, c’est un chemin qui existait à l’état historique, mais aussi à un niveau virtuel qui relie Notre Dame de Paris à la Basilique de Saint-Denis qui est le lieu de l’enterrement des rois, qui est lié aussi à la mort.

Andrea Urlberger :
Le projet s’est fait dans le même esprit ?

Liliane Terrier :
Non, c’est un projet qui reste à faire.

Daniel Sciboz :
Non, c’est plutôt une amorce.

Jean-Louis Boissier :
C’est une référence, une sorte de prétexte, mais qui en même temps fait allusion à un projet auquel on a réflechi. Liliane et Karen O’Rourke, qui travaille sur les réseaux, ont imaginé de monter un projet sur base de vidéo et qui notamment reprenait le principe des Montjoies, c’est pour quoi, le quartier s’appelle la Montjoie. Les Montjoies sont des monuments qui marquent le trajet et qui comportent une sorte de clocher, posé directement sur le sol, à intervalles réguliers, disons des jalons. Un peu comme dans un chemin de croix, des bornes, c’est ça ? Et en plus qui comportent des statues qui regardent les différents points cardinaux. Une espèce de surveillance, de perception, de présence immobile.

Andrea Urlberger :
Des « caméras » de surveillance.

Jean-Louis Boissier :
Oui. D’ailleurs, le projet consistait à imaginer des tours avec des caméras de surveillance. Il y a une autre raison. C’est un trajet Nord-Sud et c’est vrai qu’on est dans un entre-deux. Disons, la plaine c’est un territoire entre-deux. Quand on regarde toutes les cartes anciennes jusqu’au Moyen Age. On a Paris, ce tout petit Paris autour de l’île de la Cité et on a Saint-Denis. C’est une très vielle ville. Et le fait que ce soit aussi le cimetière des rois de France est assez important sur le plan historique. Entre deux, il y a cette zone qu’on appelle le Landy et qui était la plus grande foire de l’Europe pendant des siècles. Et jusqu’au début du20e siècle, c’était la zone industrielle la plus active de France. Il y a eu une densité productive du gaz, de la métallurgie, etc. C’est un entre-deux historique qui tentait de concurrencer Paris elle-même.

Andrea Urlberger :
Et l’idée de l’opacité de la vidéo, pourrait-on l’appliquer à une certaine opacité de cette Plaine ?

Liliane Terrier :
Oui, pour moi, c’est totalement opaque.

Jean-Louis Boissier :
C’est une opacité paradoxale, parce qu’elle s’est fait en se vidant, c’est ainsi qu’elle révèle son opacité. Opacité dans le sens d’un passé ?

Daniel Sciboz :
Moi, je pense, c’est ça ce qui est intéressant dans l’exploration.

Jean-Louis Boissier :
Oui, il y a beaucoup de traces, il y a beaucoup d’indices.

Liliane Terrier :
Et même, on ne comprend pas ce qui se passe réellement.

Jean-Louis Boissier :
Il y a un passé et il y a un avenir et on est dans un entre-deux.

Daniel Sciboz :
Il y a des barrières. on en peut pas entrer. Il y a des cloisons. Des énormes espaces, des espaces industriels, des friches auxquelles on ne peut pas forcément accéder.

Liliane Terrier :
Mais il y a eu sur France Culture un entretien avec un architecte qui parlait de l’état actuel de l’aménagement de la Plaine et de ses défauts parce qu’ils veulent aligner des bureaux.

Jean-Louis Boissier :
C’est une émission consacrée justement à l’expansion des villes qui est le principe d’urbanisation, depuis toujours d’ailleurs.

Andrea Urlberger :
La Plaine, c’est un endroit d’ailleurs bizarre, avec des sièges de certaines grandes entreprises, des espaces très pauvres, des situations extrêmement précaires.

Jean-Louis Boissier :
Et qui est en train de se transformer. Il y a une volonté politique de reprendre le dessus et qui réussit peut-être. Ce n’est pas fichu d’avance, ce n’est pas très bien réussi, mais ce n’est pas perdu. Un événement comme le Grand Stade est tout à fait significatif d’un revirement et d’une décision politique qui change cet endroit et qui amorce autre chose. Il y a des projets cinématographiques notamment de Luc Besson, à l’emplacement d’une centrale thermique. Tout ce qui concerne l’énergie disons en ce qui concerne le 19e ou le 20e siècle, l’énergie, est remplacé par la communication. On va dire qu’il y a beaucoup de métaphores là-dessus. C’est aussi le siège de Siemens, de Samsung. C’est aussi le lieu où il y a le maximum de sociétés audiovisuelles. C’est le deuxième endroit dans le monde après Hollywood, en nombre des sociétés, des studios et les compagnies multimédias.

Liliane Terrier :
Dans l'émission, on posait la question de la présence des habitants et en même temps des entreprises. Ce qui n’est pas fait actuellement.

Andrea Urlberger :
J’étais à une conférence sur cet endroit avec des urbanistes de la Plaine et la précarité est toujours extrême dans ces endroits là, bizarrement d’ailleurs.

Jean-Louis Boissier :
Sur la Plaine, ont été gardés quelques îlots historiques, comme le quartier espagnol. Il y avait de l’immigration espagnole, de l’immigration bretonne. Les ouvriers du gaz étaient des Bretons et l’ancien maire de Saint-Denis, Patrick Braouezec vient de cette immigration-là. De ça, ils ont gardé un peu des traces, ça, il faudrait le regarder d’un peu plus près sur le plan politique. Qu’est-ce que s’est fait, qu’est-ce qui va se faire ? Disons que le choix du lieu est lié à ça, mais ce qui est à l’origine de tout cela, c’est le déplacement de l’université de Vincennes à Saint-Denis et c’est notre présence là. Et elle-même une espèce de déportation dans un espace qui était là, qui était disponible, appartenant à l’Etat en occurrence. Donc tout ça n’est pas fortuit.

Daniel Sciboz :
Le projet a quand même eu deux phases. Ce n’est pas seulement le projet transposé en image vidéo, en image de synthèse et en 3 D. La partie en amont, le travail avec les étudiants, le workshop lui-même faisait partie du projet.

Jean-Louis Boissier :
Le projet était subventionné et répondait à une demande d’action et d’animation culturelle pour tenter de faire vivre sur un plan artistique et culturelle un territoire qui était à l’abandon et qui remonte. Notre point de départ, c’était l’Académie du cirque. C'est un endroit à côté du chemin de fer, un endroit où on ne bâtit pas de façon définitive, ce qui correspond au caractère démontable du cirque. C'était notre base dans ce workshop. Il y a l’idée des arts du cirque, des arts de la rue, les arts forains, qui est en cohérence avec un travail GPS. Des équipes très mobiles, très légères et la cartographie dans un sens philosophique et politique du territoire.

J’ai en tête ce qu’on a fait pour les Immatériaux en 1984-85, c’était un peu dans le même esprit puisqu’on a travaillé à partir de photographies aériennes. Je crois même pouvoir dire que l’idée utilisée pour GPS Movies 2, c’est la reprise d’une idée qu’on a eue à l’époque. On s’intéressait au phénomène de la prise de vue et de la vidéo, on essayant de sortir des stéréotypes des vues obligées. Du coup, on se disait, peut-être faut-il s’imposer des protocoles, des contraintes de prise de vue qui soient totalement arbitraires et formelles. On a fait plusieurs expériences, dont une à partir d’une photographie aérienne où on s’est intéressé à la frontière, au cadre de la photographie aérienne. La photographie aérienne est prise par un avion qui vole à 1000 km/h, je ne sais pas combien ça fait de côté, mais ça fait plusieurs km dans ces photos de l’époque, des années 80. Et, on avait invité les étudiants à aller sur cette ligne arbitraire, tenu par le cadrage d’une photographie d’un avion qui va à toute vitesse. Du coup, ils sont tombés dans des endroits complètement saugrenus, dans ces endroits où on ne va jamais. Cette carte, c’est un trajet strictement impossible, mais ils l’avaient fait. L’arbitraire du géographique, des conventions politiques finalement, des conventions cartographiques et la saisie par les militaires ou les pseudomilitaires de l’IGN, donnaient l’occasion de traverser et de trancher dans la réalité selon une coupe qui est inédite. Quand on a fait Le Bus, on a fait aussi un trajet arbitraire, il y avait cette idée-là.

On parle de GPS Movies 2 ?
Dans GPSMovies 2, il y avait simplement l’idée de faire une suite. On avait la possibilité de faire une suite. De toute façon, on savait bien que le projet GPS Movies 1 n’avait pas achevé le projet. Le 2 n’avait pas du tout non plus épuisé le projet puisque c’est un projet forcément à très grande échelle et à long terme, en théorie et même pour de bon. On peut le voir comme un projet d’investigation d’un territoire en train de se transformer. Parmi les divers scénarios qu’on a imaginés et qu’on a retenus finalement, c’était l’idée que le GPS ne sert pas uniquement à enregistrer le déplacement des preneurs de vue, mais qu’il est là comme une manière de projeter sur l’espace réel, de faire exister dans l’espace réel, vécu par les photographes et les marcheurs la convention des tracés des longitudes, la grille de la cartographie.

Daniel Sciboz :
Cette grille vient aussi découper la continuité du film. C’est la convention de la grille de la géographie qui découpe la continuité.

Jean-Louis Boissier :
Le GPS fait exister dans l’acte, dans l’exécution, dans le performatif de la prise de vue une grille qui d’ordinaire est invisible et qui le devient par les arrêts et les redémarrages de la vidéo. C’est vrai, ça revoit en même temps à une problématique, celle de la segmentation de la vidéo. C’est la chose qui nous intéresse. Un film n’est jamais que pris à partir d’un certain point de vue singulier, il ne rend pas compte de la globalité d’un espace. Il a un début et une fin. Il y a deux équipes qui vont marcher sur le même itinéraire, qui partent des deux extrémités des deux itinéraires, je donne un peu le scénario, et qui ont, en l’occurrence, choisi, Liliane pourra en parler pourquoi, comme points de départ deux centres d’art, les Laboratoires d'Aubervilliers d’un côté et Main d’œuvres de l’autre, distants environ de trois ou quatre kilomètres.

Liliane Terrier :
Plus, six kilomètres.

Jean-Louis Boissier :
Et qui vont se relever en terme de marche à peu près à une heure dix, un trajet intense, mais qui n’est pas le plus droit, le plus court d’un point à l’autre. Ce trajet est déterminé à partir d’une carte et les possibilités réelles des rues, notamment, pour l’essentiel, la rue du Landy. L’axe perpendiculaire à la procession des rois, l’axe du peuple. En l’occurrence, c’est exactement comme à Pékin, vous avez l’axe de l’Empereur qui est nord/sud et vous avez un axe qui est fait par la révolution, un axe est/ouest. Je pense qu’il y a quelque chose dans les raisons du choix. C’est vrai le Landy, c’était les foires, les fêtes populaires, les grands rassemblements populaires et elle est est/ouest. Ceci dit, la rue Rivoli qui est un axe historique est aussi est/ouest. Il est quand même révolutionnaire, Napoléon était révolutionnaire. Ce qui prouve bien que Napoléon, c’est la révolution.

Jean-Louis Boissier :
Pour GPS Movies 2, la vidéo n’est pas prise par l’ordinateur, elle est prise par un camescope. Au fond l’ordinateur est simplement un moyen ...

Daniel Sciboz :
...d’enregistrer quand même immédiatement en numérique. Donc, c’est l’optique de la caméra DV qui est utilisé ...

Jean-Louis Boissier :
Ce n’est pas une webcam, mais c’est tout comme. Il y a deux personnes qui marchent ensemble. L’une porte la caméra, l’autre porte l’ordinateur et le GPS.

Andrea Urlberger :
Le GPS est branché sur ... ?

Jean-Louis Boissier :
L’ordinateur.

Andrea Urlberger :
Ca donne un objet hybride.

Jean-Louis Boissier :
A vrai dire, ce sont les mêmes objets, ce sont les trois mêmes objets, ordinateur, GPS et caméra. Simplement au lieu d’être une webcam, c’est un camescope pour des raisons de qualité de l’image et aussi du fait qu’on veut cadrer. Là où GPSMovies 1 nie tout cadrage, non pas tout à fait.

Daniel Sciboz :
Il y avait le choix de filmer devant soi dans GPSMovies 1 et là, on filme de manière latérale.

Andrea Urlberger :
Dans GPS Movies 1, on filme devant soi ?

Jean-Louis Boissier :
Oui, avec le système du porte-bébé et le système du harnais, c’est devant soi, devant le porteur. C’est vraiment une prothèse du porteur. GPS Movies 2, c’est plutôt un opérateur qui va s’efforcer de filmer orthogonalement, par rapport au déplacement, sur le côté.

Andrea Urlberger :
Mais il ne déclenche plus.

Jean-Louis Boissier :
Non, il ne déclenche pas.

Andrea Urlberger :
Il devient donc le porteur.

Jean-Louis Boissier :
Il est le pur est simple porteur de caméra.

Andrea Urlberger :
C’est un porteur humain.

Jean-Louis Boissier :
C’est un cadreur. De toute façon, la décision de filmer ou pas vient du GPS.

Daniel Sciboz :
C’est ça qui change énormément, aussi par rapport à la programmation.

Jean-Louis Boissier :
C’est le rôle principale du GPS. Il est enregistré le trajet par le GPS, mais au fond, ce trajet, on pourrait le dessiner sur une carte. Il sera exactement le même, puisqu’on sait où on passe. Il n’y a pas spécialement l’idée de l’enregistrement par là où on passe. Ce qui est premier c’est « ça filme, ça ne filme pas » en fonction de cette série de rubans, dans ce découpage en secteurs de longitude qui correspond à 1/18e de la distance séparant les deux centres d’art.

Liliane Terrier :
Sauf que la carte GPS, elle est aussi temporelle.

Jean-Louis Boissier :
De la même façon qu’un film, lui aussi est temporel. On a dit qu’un film est aussi un objet spatio-temporel. Il faut dire aussi que la vidéo, la bande vidéo  est un objet spatio-temporel. C’est un peu comme si on voyait la bande vidéo. On déploierait la bande vidéo ou la bande cinéma dans un espace 3D, on verrait (...), on pourrait le voir. Des artistes l’ont fait, on se déplace dans cet espace et on joue le film. Moi, j’ai déjà fait l’expérience, en déplaçant un film, on arrive à voir le film à condition de l’éclairer de façon stroboscopique, on le voit.

Andrea Urlberger :
Donc quelle relation pensez vous que l’humain peut établir avec cette machine hybride GPS/ordinateur ? Existe une infériorité ? Quelle relation émerge ?

Daniel Sciboz :
Je pense que ça augmente la sensation de l’espace. Je ne sais pas si on peut vraiment appeler ça une sensation, mais je ne sais pas vraiment quel autre terme employer. Cette sensation de l’espace par rapport au centre que représente la personne, le sujet et le contexte spatial autour de quelqu’un, c’est quelque chose, qui, à mon avis, procure une sensation qui est déjà augmentée par le déplacement. Et le fait d’enregistrer, d’être attentif à ce type de relations entre le temps et l’espace, c’est ce qui est important.

Liliane Terrier :
Parce que Daniel, c’est un promeneur. Je pense que le plaisir d’un promeneur est augmenté.

Andrea Urlberger :
En ce qui concerne le GPS. La promenade est associée à une vision un peu romantique. La promenade a été quand même forgée par le romantisme.

Liliane Terrier :
Sauf qu’il y a quand même Robert Walser.

Andrea Urlberger :
Non, ce n’est pas une remarque négative. Mais dans GPSMovies 2, il y a un tracé. Ce n’est pas la dérive de l’International Situationniste. Le trajet, son début et sa fin sont indiqués. Tu as un appareil dans la main qui détermine l’enregistrement. Il n’y a même plus l’idée du photographe qui se promène et qui en fonction de ses émotions déclenche.

Daniel Sciboz :
C’est contraignant. Comme c’est un projet expérimental qui postule le fait que c’est quelque chose qui deviendra possible presque avec un appareil qu’on tiendra dans sa poche. Effectivement, dans l’expérience là qui est réalisée, cette sensation, cette image romantique du promeneur disparaît.

Andrea Urlberger :
Pour moi, c’est à l’opposé.

Daniel Sciboz :
De mon point de vue, c’est quand même un peu dans cette tradition. Moi, je peux même associer la dérive situationniste à ça. Je ne comprends pas très bien la coupure que les situationnistes ont établi avec la tradition de la promenade et le voyage comme Debord insiste là dessus. Ce n’est pas très juste dans le sens car, même s’il le conteste, la psychogéographie ouvre à quelque chose de nouveau. Ils partent quand même du principe que quelque chose a été organisée, une vision de l’espace a été organisée. A partir de là, ils la contestent.

Liliane Terrier :
Je pense qu’il y a quelque chose à faire là-dessus, sur l’action de la promenade. Et il faut reconsidérer la promenade romantique, de toute façon, le promeneur romantique. Chez Rousseau, c’est pour déclencher l’esprit, du mental. Les promenades du promeneur solitaire marchent pour mettre en branle son esprit. Et puis, Walser, c’est encore autre chose. C’est vraiment une attention aux gens qu’il rencontre. C’est une attention augmentée aux gens. Chez Walser, c’est ça. Il a une espace d'empathie avec les êtres qu’il rencontre. Un autre but de la promenade, c’est la rencontre, c’est d’avoir des rendez-vous. On l’a fait dans le GPS Movies 1.

Andrea Urlberger :
Le fait d’avoir cette machine « automatique » qui s’occupe de l’enregistrement, est-ce qu’on peut dire que ça libère le promeneur ?

Daniel Sciboz :
Si on estime que c’est un dispositif qui va se développer, c’est-à-dire devenir moins encombrant qu’il est actuellement, c’est comme un appareil photographique. L’appareil photographique, c’est quelque chose de très encombrant. 

Andrea Urlberger :
Non, je ne veux pas le dire dans ce sens, mais plutôt qu’on n’est plus obligé de s’occuper de la prise de vue.

Liliane Terrier :
C’est comme un écran de contrôle.

Daniel Sciboz :
Par rapport à l’environnement, ça restreint peut-être les images qu’on enregistre de l’environnement. Mais en fait, ce ne sont pas ces images-là qui font le mental, c’est plutôt le fait de traverser un espace, d’être dans une situation. D’être de façon temporelle dans une espace.
Souvent quand on se promène, on se projette.

Andrea Urlberger :
Ce qui m’intéresse, c’est la construction de cette machine de vision qui n’est pas à l’opposé, mais différente du photographe, qui traverse la Plaine St-Denis, qui essaie de trouver des points de vue intéressants et qui fait tout un travail de cadrage mental avant. Et là, tu as une machine qui enregistre automatiquement et tu n’as même plus besoin d’appuyer sur le bouton « enregistrer » ou « arrêt ». C’est la géolocalisation qui fait ça. Je pense que ça crée un rapport différent entre le promeneur et la prise de vue. Ça change quelque chose. Ça peut-être dans l’ordre de la libération et je ne me promène plus avec la pensée que je suis à l’affût du motif ». Donc, c’est de l’ordre de la libération. Ou est-ce que comme (Friedrich) Kittler l’explique que la technologie a une prise sur le monde, la technologie a une prise sur l’espace et là on pourrait dire qu’il y a une prise de la technologie GPS/vidéo sur la promenade.

Daniel Sciboz :
Je pense que c’est une aide et une confrontation avec la réalité, avec justement la norme, le programme, les choses qui sont organisées, contrôlées. C’est une mise à distance de l’une et de l’autre. Je ne pense pas qu’une de ces deux positions prennent vraiment l’ascendant.

Andrea Urlberger :
C’est entre les deux ?

Daniel Sciboz :
Je pense.

Liliane Terrier :
Je ne pense pas que les technologies dans ce cas-là prennent le dessus. Au contraire, j’ai toujours pensé qu’avec les machines on avait un rapport dialogué, un rapport de conversation.

Daniel Sciboz :
Il est vrai pour les gens qui marchaient dans l’expérience GPSMovies 2, il y avait une contrainte plus grande qu’avec un appareil photographique. C’est une contrainte de la contemplation de l’espace.

Andrea Urlberger :
Mais il y avait une sorte de délégation quand même.

Jean-Louis Boissier :
Moi, je me considère de cette génération de gens qui revendique en photographie comme en cinéma, la photographie aérienne et ont tout fait pour détruire la subjectivité et en même temps faire naître une nouvelle subjectivité. Moi, ce qui m’a toujours fasciné dans la photographie, c’est son caractère complètement automatique, toute cette idéologie (...) qui s’exprime dans la photographie, ça me semble intéressant de le contester par toutes sortes de protocoles contraignants et automatiques. Il fut un temps, j’ai mis la caméra sur une voiture, je m’interdisais de regarder. Il y a quelque chose qui vient de là. C’est juste pour dire qu’on appartient à cette histoire-là. A propos de cette instrumentalisation du corps, quand on a fait Pékin pour mémoire en 1985, j’utilise deux appareils photo avec un vidéodisque, c’est-à-dire pour mettre ces images classées dans un certain ordre, parce que l’informatique est là pour classer les images. Mais, c’est aussi l’apparition du dateur. C’est un peu comme le GPS maintenant. La date, on en a parlé tout à l’heure, s’inscrit dans la pellicule. Avec ces chiffres, on est dans la convention de l’heure universelle.

Avec le GPS, on est dans la convention géographique. A un moment donné, j’ai fait 12 heures de marche, ça fait 720 photos. Je dis que je vais le faire, je le fais. Autrement dit, mon appareil photo est une sorte de moteur qui m’oblige à avancer. Il me donne la contrainte de photographier tout droit devant moi. Mais par ailleurs, j’ai un autre appareil photo avec lequel je fais de la photo dans le sens justement plus romantique, du pittoresque, des choses qui m’intéressent. Je m’aperçois que ce deuxième appareil photo me freine. Si l’un me pousse, il y a l’autre qui m’oblige à prendre mon temps à chercher des cadrages. On a donc d’un côté quelque chose qui est une sorte d’automaticité, qui est dans le flux temporel. Je pense dans cette histoire de GPS, on retrouve un peu cette idée, parce qu’on est toujours dans la problématique de la liaison prise de vue et GPS. C’est ça le point commun entre les deux projets GPS, le GPS Movies 1 et le GPS Movies 2.

Daniel Sciboz :
Si je devais de manière définitive classer ça dans tradition du paysage ou de la cartographie, il y a souvent cette notion de paysage hybride qui était assez pratique pour mettre dedans aussi la programmation. Je pense maintenant que c’est la cartographie qui est l’élément le plus important parce que ... c’est vraiment une tradition, où il y a toujours eu à la fois la mesure, la mise en place de grilles et de normes précises et puis la validation, la mise en confrontation au tracé du territoire, au tracé de rivage etc. qui est une trace beaucoup plus riche de mouvement. Je termine le livre de Christian Jakob, L’Empire des cartes. Lui, il explique ça assez bien. C’est vraiment un espace de dialogue entre carte et territoire.

Andrea Urlberger :
Certainement, sauf que le GPS emmène quelque chose de nouveau qui est l’automatisme. Il a bien sûr aussi existé quand on a déclenché l’appareil photo. Le GPS s’inscrit donc certainement dans une tradition, mais il y a aussi quelque chose de nouveau.

Jean-Louis Boissier :
On n’a pas vue la photographie ou le cinéma comme un système cartographique a priori. Ceci est à nuancer parce que il y a toute la tradition de la photographie aérienne qu’on a étudiée à une certaine époque. Virilio nous a encouragé aussi de le faire avec ses réflexions sur la guerre et le cinéma. Un des premiers moments de la photographie, c’est la photographie à partir des ballons, des avions, etc. et qui a rejoint la cartographie à partir d’un moment la photographie aérienne devient la principale source de la cartographie. Avec Googlemap, on a précisément quelque chose qui s’appelle carte mais qui est fait avec du cinéma. C’est un paradoxe qui déjà à l’époque ramène le photographique vers la cartographie. Puisque faisant quelque chose qu’on prend pour des photos ou pour des films, ils estiment faire de la cartographie. On est exactement dans cette problématique-là parce que c’est une demande des militaires. C’est une cartographie qui est proche de la simulation, ça se rapproche de tout ce qui est simulation 3D. Maintenant les choses se sont rejointes très vite parce qu’à partir du moment où on fait des modèles 3D, on a pu faire de simulations de déplacement, comme si on se déplaçait à partir d’un avion dans la carte. C'est que l’IGN annonce sur son site. Ils font des vues 3D, la stéréoscopie existe. Donc, les gens vont rentrer dans des cartes qui sont en fait des maquettes 3D. Là, il existe une sorte de convergence. Le système s’appelle Technical Mapping System et c’est une commande des militaires américains.

Andrea Urlberger :
Et pour vous, ce travail n’a rien à voir avec le récit, la narration ?

Daniel Sciboz :
Là, j’ai un peu ... M. Pinkas m’a posé la même question.

Liliane Terrier :
C’est une narration linéaire en tout cas. 
 
Daniel Sciboz :
Je ne pense pas qu’il y a vraiment un travail sur le récit.

Jean-Louis Boissier :
Les littéraires font une distinction entre récit et narration. Disons, la narration serait ce qui a typiquement un début et une fin, qui est très linéaire qui s’appuie sur le déroulement du temps pour avancer. Le récit se dispense justement de cette dimension là. C’est une des distinctions qui est faite. Quand on a fait le colloque Le Récit interactif, on avait regardé plutôt dans ce sens. Moi, j’avais développé l’idée que « l’interactivité fait récit », l’interaction avec le réel et les interactions avec les figurations du réel relève donc du récit. Il me semble, pour reprendre la question, ces dérives, ces itinéraires appartiennent à la famille globale du récit, font récit. A l’inverse, une cartographie n’est le récit. C’est ça qui est un peu divergeant. Concernant l’article sur Fujihata, j’ai posé la question à Liliane qui connaît bien le Land art, est-ce que les artistes Hamish Fulton ou Richard Long, ces deux artistes anglais, décident de leur itinéraires en fonction de cartes et vont les suivre et est-ce que leur ligne, parce que ce sont des plasticiens qui « font leur ligne », ils la rapportent sur du papier ou sur des photos ... ou pas ... Est-ce que la carte précède le trajet ou est-ce qu’elle est la conséquence du trajet ? Quand on regarde Richard Long, il laisse une trace dans l’herbe. Là, on voit bien qu’il s’agit de tracer quelque chose qui est de l’ordre de la carte. Fulton, lui, s’interdit toute trace, en même temps, il dit, s’il n’y a pas de marche, il n’y a pas d’œuvre « No walk, no work ». On est dans cette problématique-là.

Daniel Sciboz :
La carte peut aussi fonctionner comme un appel au récit, comme une espèce d’amorce de récit. C’est la tradition et l’usage de la carte pour planifier un voyage et aussi la notion de la carte comme un espèce d’espace sur lequel on projette des voyages qui pourraient être réalisés, mais qui vont se dérouler différemment.

Jean-Louis Boissier :
Si on voit un espace de projection dans la carte, on peut voyager dans la carte comme on voyage dans le territoire.

Daniel Sciboz :
C’est la même chose que de vraiment planifier un voyage.

Jean-Louis Boissier :
Mais il y a aussi la carte « résultante », toute promenade a sa propre cartographie, c’est-à-dire produit des cartes et le GPS, c’est ça. Il sert à se repérer dans des cartes embarquées, mais il fabrique aussi des cartes.

Daniel Sciboz :
Il le révèle parce qu’elle existe.

Jean-Louis Boissier :
Oui, mais elle est aussi à venir car elle est très liée à un individu dans le sens autobiographique du terme. C’est l’itinéraire singulier d’une personne singulière dans un moment particulier. On est strictement dans l’indice, dans la trace. C’est pour ça, je suis peut-être un peu exagérément barthésien pour la photo, mais c’est quelque chose qu’on ne doit pas occulter, même si on ne peut pas limiter la photographie à son caractère indiciel. C’est une chose inaliénable, ça fait partie de l’ontologie de la photographie. Dans le GPS, c’est cette capacité à produire une carte qui est une empreinte et qui rentre en conflit avec toutes les cartes existantes. C’est pourquoi, c’est intéressant de voir qu’on est dans les contraintes géopolitiques, dans une convention du GPS lui-même. On est dans deux extrêmes. Il y a toute une idéologie GPS, on entend « surveillance », « c’est big brother », etc. Et en même temps, c’est quelque chose par rapport à l’instrumentalisation, on a un instrument d’une liberté absolue, exactement comme une boussole. Quelqu’un qui part à la conquête du Pôle nord, ça ne marche pas sans boussole. C’est un instrument de la liberté du mouvement. C’est assez intéressant, cette dialectique là.

Daniel Sciboz :
C’est là-dessus qu’on a principalement travaillé avec ce projet. Tout à fait.

Liliane Terrier :
Moi, je pense que c’est la seule forme d’art, où on se fiche du récit. On pose toujours la question du récit qui est quelque chose de littéraire par rapport à l’art. Et là, je pense qu’on est dégagé du récit. Les artistes conceptuels, ce n’est pas du récit...

Daniel Sciboz :
C’est des ondes et des impulsions.

Jean-Louis Boissier :
Oui, ça passe par des chiffres, mais c’est peu important. Oui, je ne sais pas, en même temps, je pense qu’il y a d’autres versions du récit. Je défends plutôt le récit. Je pense ce qu’il relève du récit, c’est que ça a eu lieu, en tout cas, ce que nous avons fait. On est quand même dans le caractère d’homogénéité avec la photo et la vidéo, tout ça est au passé. Il y a un aspect performance du temps réel, de la chose vécue. C’est pourquoi, il y a contradiction. Dans GPSMovies 2, c’est particulièrement net. On a une vraie performance, c’est-à-dire, les gens partent ensemble, il y a un côté, on part ensemble, un côté « temps réel » et puis il y a un côté performance. J’en étais le spectateur par exemple. Je suis passé d’un groupe à l’autre et j’ai regardé la chose de l’extérieur. De la même façon, qu’on avait des filmeurs « making of ... » qui étaient comme des espèces d’observateurs. Donc les deux équipes, les deux duos marchant et des spectateurs. On peut dire qu’il y avait une œuvre de l’ordre du spectacle qui a eu lieu ce matin-là. Donc, ce qu’on fait maintenant, ce n’est seulement le fait du récit de ce qui s’est passé, c’est plus coustaud que  ça, mais qui est ce que ça a produit. Mais on peut aussi le voir comme la simple documentation d’un événement qui a eu lieu dans ces contraintes-là. C’était comme un morceau de musique. C’est une exécution qui prend 1 heure 10, sur une certaine partition et qui a eu lieu. On aurait pu s’arrêter là. Il y a des gens qui font de la photo sans mettre de la pellicule dans leur appareil. Ils s’interdisent la pellicule justement pour éviter ce côté nostalgique, récit, etc., pour mettre l’accent sur le temps présent.

Andrea Urlberger :
Masaki Fujihata m’a dit que dans son travail dominait le GPS. Est-ce qu’on peut dire ça aussi chez vous ? Ou est-ce qu’il y autre chose, ou rien, qui fait autorité ?

Daniel Sciboz :
Ca m’ennuie un peu l’autorité.

Liliane Terrier :
Si je pense que c’est intéressant, c’est bien. Sinon, on ne l’aurait pas fait.

Daniel Sciboz :
Je pense c’est peut-être la relation entre un sujet et l’espace.

Jean-Louis Boissier :
Ce qui fait autorité c’est le dispositif global et c’est vrai, dans un dispositif augmenté, le GPS gagne en autorité. Si on considère une autorité comme une instance supérieure, là, ce sont les satellites. J’y reviens, la contrainte du temps qui est celle de la montre et qui est très présent dans le cinéma et c’est quelque chose qui rappelle notre présence physique. Là c’est une convention planétaire, historique et politique. Ca revient à dire simplement comme dans toute forme artistique, c’est pourquoi peut-être c’est si facilement une forme artistique, ça fait partie du dispositif.
Je sais que chez Fujihata, il y a cette idée, moi je comprends ça comme ça dans ce qu’il dit, une espèce de tiraillement entre un maximum de subjectivité —par exemple, quand il fait Fieldworks en Alsace, il y a une sorte d’improvisation de lui, du sujet Fujihata, parlant avec une interprète ou en anglais qui se laisse porter par l’hasard des rencontres, il y a une espèce « d’intention »— et en même temps, surveillé par son GPS qui lui garantit une espèce d’extériorité. Je sais que quand il m’en a parlé la première fois quand il le faisait, il disait que ça serait bien que les reporters de la télévision aient ça, pour qu’on sache où ils étaient et comment ils se comportaient. Il y a l’idée d’une objectivité que donnerait l’enregistreur dont les cinéastes ou les reporters aimeraient bien se passer. Disons, ça rentre dans le débat sur le caractère de réalité et le photographique.

Andrea Urlberger :
C’est une preuve ?

Jean-Louis Boissier :
Une preuve.

Daniel Sciboz :
De l’enregistrement du son, de l’image.

Jean-Louis Boissier :
C’est ça. On ajoute quelque chose parce que cet enregistrement est à l’extérieur, on ajoute quelque chose à la subjectivité du filmeur, en tout cas on replace cette subjectivité dans un cadre objectif.

Liliane Terrier :
Il y a du montage chez Fujihata ?

Jean-Louis Boissier :
Non, il y a fragmentation justement. Parce que la fragmentation ressemble un peu à un indice.

Liliane Terrier :
Je veux bien, mais lors des interviews, est-ce qu’il recoupe les plans ?

Jean-Louis Boissier :
Il segmente.

Daniel Sciboz :
Par exemple, dans le GPS, il le fait, avec les coordonnées GPS : Il va nettoyer les fichiers justement de toutes ces oscilliations.

Jean-Louis Boissier :
Ca relève du montage, en effet.

Daniel Sciboz :
C’est qu’il faut presque tout le temps le faire.

Jean-Louis Boissier :
Ce qui est très intéressant dans la proposition de Fujihata, d’une certaine façon GPSMovies reprend un peu ça, c’est l’idée que la continuité ... Si le film était continu, c’est comme ça que je m’explique Fujihata,.. Il fait un trajet qui fait 1000 km, qui dure 3 semaines, il doit bien lancer sa caméra et ne jamais l’arrêter, en fait il interrompt. Mais après, au lieu de faire du montage, il fait ce que j’appellerais une exposition. Il crée une salle dans laquelle il expose ses vidéos et cette salle est un espace virtuel qui est une carte. C’est-à-dire, le GPS sert à construire la salle, on construit la cimaise sur laquelle on expose les images. Et ce qui intéressant est que cette cimaise elle-même est une empreinte. Elle appartient comme ce qu’elle va supporter —les images—, au domaine de l’enregistrement.

Liliane Terrier :
Là, c’est le GPS qui construit cette situation.

Daniel Sciboz :
Par rapport à l’espace d’exposition, c’est très intéressant.

Jean-Louis Boissier :
Et du coup, on peut fragmenter, on peut couper. Là, je finis sur Fujihata. Le film est très opaque parce qu’on ne verra ni le début, ni la fin, on voit x entrées. Il est obligé de couper, il coupe pourquoi ? Justement pour donner de l’air, pour qu’on voit les entrées. Sinon, on aurait un seul élément. Et comme il se déplace et il reprend etc. il utilise justement cet étalement dans l’espace. La salle d’exposition est une sorte de maquette de l’espace réel reconstruit. C’est une carte 3D et il remet les choses à leur place. Quand on voit toute la série des Fieldworks, on se pose la question du démarrage des vidéos, mais on ne se pose jamais la question quand elle s’arrête. Pourquoi, parce qu’on est toujours absorbé par des choses nouvelles. On voit le début parce qu’elles se déclenchent quand on s’approche, mais on ne voit jamais la fin. C’est comme si on visitait une exposition et qu'on s’intéressait successivement à des tableaux. C’est ça qui est paradoxale, le temps de la vidéo devient une série. Donc c’est pour ça, ça relève vraiment de la tradition du paysage. Moi, je vois ça comme une nouvelle forme du panorama.

Daniel Sciboz :
Dans le panorama, il y a le principe de l’illusion. Il n’y a pas d’immersion quand même chez Fujihata.

Jean-Louis Boissier :
J’en ai parlé avec lui et dans l’article que j’espère publier sur lui. Justement, en terme de distanciation, le tour de force dans le travail à Genève est qu'il utilise le panorama vidéo, donc un panorama d’un panorama. Il y a un panorama qui récuserait l’effet d’illusion qui est habituellement attaché à l’image panoramique puisqu’on est hors de ces panoramas. Ce qu’avait fait dans son temps Jeffrey Shaw, on le voit de l’extérieur et on les voit de l’intérieur. Mais là on est à peine dedans, de temps en temps, on est dedans, mais c’est un cas aléatoire. Par contre, l’effet d’immersion, il est entièrement assumé et même renforcé pour l’espace virtuel dans lequel a lieu l’exposition. Il enlève l’effet immersion du photographique et il le met dans l’espace construit, dans sa carte. On en dans un espace 3D, on est dans un son surround. Il fait tout pour qu’on y baigne, pour donner un maximum d’illusion pour ce que j’appelle la salle d’exposition et en même temps, ça augmente l’attention à l’égard de la vidéo. Et je pense dans GPSMovies 2, on retrouve sensiblement le même effet.

Liliane Terrier :
En fait, GPSMovies 2, c’est entre le dernier Fujihata et le précédent. Dans GPSMovies 2, ce qui est intéressant c'est que tout est sur le même ruban, c’est le même objet.

Jean-Louis Boissier :
Dans la tradition des panoramas, il y a même des choses comme des rubans qu’on déroulait. Le Moving Panorama, —les Américains avaient fait ça—, au lieu d’être sur des cylindres, est sur des rouleaux, et s’enroule et se déroule et ça défile. C’est donc un travelling latéral.

Liliane Terrier :
Sauf là, on a tout. C’est pareil dans GPSMovies 1, on a tout.

Jean-Louis Boissier :
On ne voit pas tout en même temps. On voit l’écran vide.

Liliane Terrier :
On a tout le temps toute la trajectoire et sa dynamique.

Andrea Urlberger :
Mais il y a une convergence, les deux côtés de la rue convergent sur le ruban au milieu ?

Jean-Louis Boissier :
Le projet est encore en cours de confection, il y a plusieurs hypothèses sur la façon dont ça va être assemblé. Si on s’en tient à l’écran et au milieu de l’écran, il y a le ruban GPS. Là on est d’accord. Il est bi-face parce qu’il va supporter le travelling latéral d’un côté comme de l’autre. Donc, on va voir une image qui se déplace analogiquement au déplacement de la prise de vue qui confirme que le ruban est bel et bien l’écran de projection pour les prises de vue. On a deux images qui partent des deux extrémités du ruban et qui vont se croiser, en sachant que la projection est interrompue une fois sur deux puisqu’une dédié à un chiffre pair ...

Liliane Terrier :
C’est à dire que toi, Daniel, on t’a vu, toi tu as été filmé quand on s’est croisé.

Daniel Sciboz :
Il y a un moment, où les deux équipes sont visibles parce que l’angle de vue de la caméra permet de voir l’autre équipe qui est en train d’arriver et au moment elle vont se croiser, elle disparaît.

Jean-Louis Boissier :
Après, comment va-t-on se déplacer dans cet espace virtuel, c’est en travail. Il va y avoir une caméra virtuelle qui va se déplacer, mais qui n’est pas asservie à la caméra réelle.

Daniel Sciboz :
Si, elle rejoue quand même, elle est à une certaine distance, évidemment. En fait, c’est une convention cartographique à établir : à quelle distance je projette dans l’espace tridimensionnel. L’image vidéo correspond-elle à la distance entre ma main et l’optique de la caméra ou est-ce qu’elle est projetée sur un mur qui est au centre de la rue ? ça n’a pas d’importance, mais c’est quelque chose à établir.

Jean-Louis Boissier :
Disons que la caméra virtuelle permet de voir ce ruban, on pourrait s’imaginer qu’elle est complètement indépendante...

Andrea Urlberger :
A propos de ça, pourquoi se retrouve-t-on parfois face au ruban et pourquoi parfois l’angle de vision est très aigu.

Daniel Sciboz :
Parce que c’est une maquette, c’est-à-dire que ce qui est joué est une maquette.

Jean-Louis Boissier :
L’espace virtuel va se recadrer, c’est ça ? Je ne sais pas finalement vers quoi on va. Qu’est-ce qu’on va faire finalement ?

Daniel Sciboz :
La caméra virtuelle doit reprendre les aléas de la prise de vue. Donc, c’est homogène avec le parcours. Par contre, il y a quand même la possibilité de passer du point de vue de l’équipe A à l’équipe B qui fait que si on veut visualiser ce chemin là, ça fait un saut, temporairement on retrace le parcours pour rejoindre l’autre équipe.

Jean-Louis Boissier :
L’idée est de pouvoir sauter de l’un à l’autre, on verra le ruban tout entier, on verra les deux images; ça peut être très bien et pour voir la carte.

Daniel Sciboz :
Ce mouvement, j’ai encore de la peine à le voir. J’aimerais quelque chose d’extrêmement net en fait.

Jean-Louis Boissier :
Ça m’intéresserait qu’on le fasse, parce que ça correspond aux jumps dans les jeux vidéo.

Daniel Sciboz :
On ne le voit pas justement dans les jumps. Le mouvement disparaît complètement.

Jean-Louis Boissier :
Ca dépend. On a regardé ça un peu quand Anne-Laure a fait son DEA sur la question de la représentation de l’espace. Elle montrait justement que dans des jeux, ce saut est rapide, mais il est quand même figuré. D’ailleurs chez Fujihata, il y a l’équivalent dans son dernier travail. Il a fait des sauts très rapides comme ça. En fait, il y a de moins en moins d’interactivité et l’interactivité est de sauter d’un point d’intérêt à un autre point d’intérêt, mais en même temps, on ne perd pas le fil parce que c’est littéralement visible.

Andrea Urlberger :
J’ai encore une question pour vous relier à mes textes. Peter Weibel a dit que le GPS est une articulation entre l’espace physique et le paysage mental, c’est-à-dire le paysage des représentations. Pour mieux expliquer, il a conçu a travail artistique avec un PDA qu’on tient dans sa main, on se promène dans Vienne et en fonction de sa localisation, il y a des informations précises qui viennent sur l’écran. Pour lui, c’est une sorte de plongée dans des informations différentes qui correspondent à un endroit. Je trouve que dans GPSMovies 2, il y a cet aspect aussi, c’est-à-dire vous vous déplacez dans la ville et il y a une « montée » vers le film en devenir, c’est-à-dire en fonction de l’endroit où vous trouvez, il y a un déclenchement de l’enregistrement. C’est presque à l’envers de ce projet de Weibel où on se promène et on plonge dans le passé comme une sorte de fouille archéologique, et dans GPSMovies 2, il y a une montée, vers le futur.

Jean-Louis Boissier :
Je pense que dans le GPSMovies 2 comme dans pas mal de choses performatives, il y a une idée très intense de l’instant qui va venir et de la destination, d’un avenir proche. Et ça c’est le propre quand on a un point de départ et un point d’arrivée, on ne sait pas combien de temps ça va durer. Je reviens un tout petit peu en arrière. Quand on a fait Pékin pour mémoire, c’était exactement ça, on était complètement inspiré par le fait qu’à trois heures, il fallait absolument que je mette le pied sur le Temple du soleil. Là, c’était pareil, on avait les deux équipes et les gens qui les accompagnaient étaient aspirés par un futur proche et par cette idée qu’on est surveillé à la fois par l’horloge et par le GPS, par le satellite. Le fait de couper en deux, c’était une démarche assez bien, il y avait une responsabilisation, une projection dans l’autre, puisqu’on savait que les autres faisaient la même chose, on ne savait pas où se rencontrer, mais on savait quand les autres passeraient que la caméra marchera. Il y a l’idée du partage, l’idée qui nous semblait très intéressante. On relativise la responsabilité de cette performance en se la partageant. Malgré les obstacles des gens rencontrés, du soleil et tout ça ... C’est vrai, dans ce cas, on n’est pas du tout dans une situation à rechercher du passé. On est dans le présent. Si on regarde bien la tradition du travelling latéral, elle est de toute façon toujours associée au temps présent. Par exemple Alain Resnais pour Nuit et brouillard fait des travellings latéraux, c’est pour dire que c’est maintenant, ce n’est pas hier, c’est maintenant, on ne se retourne pas derrière.  Quand on regarde par le travelling latéral, c’est une manière d’affirmer le présent et lui tout seul. Je compare ça à des sushi, des trains de sushi. C’est-à-dire dans les restaurants japonais, tu vois un sushi, tu peux le voir arriver, tu peux regretter de ne pas l’avoir pris, c’est ça le travelling latéral pour moi.

Andrea Urlberger :
Et vous sentez une sorte d’articulation, ce passage possible entre notre situation présente, là, ici et la possibilité d’accéder à ce que Weibel appelle le paysage mental.

Liliane Terrier :
Qu’est-ce que c’est le paysage mental ?

Andrea Urlberger :
Tout ce qui est représentation, donnée. Qu’une image peut être liée à un endroit précis.

Daniel Sciboz :
Je pense que le GPS augmente ça. Je ne sais pas si c’est un paysage mental, je ne sais pas quelle est la bonne définition. Je parle plutôt de cette sensation de l’espace, il sert à ça, c’est bien de l’utiliser à ça pour augmenter.

Jean-Louis Boissier :
Je pense que le GPS est dans la dialectique du singulier, du présent etc. et des nappes du passé, des couches du passé parce qu’il regarde les choses d’en haut.  Il replace le trivial dans un contexte planétaire qui est celui des normes collectives, d’une certaine collectivité planétaire qui sont les conventions du découpage géographique. Tout ce qu’on a dit sur la couche St-Denis, on rajoute une couche et en rajoutant une couche, on laboure un peu les couches antérieures et on anticipe sur des couches à venir. Je pense que ce sont des caractères très objectifs et le GPS encourage à ça. Et par rapport à toute à l’heure, transparence ou opacité, il est plus objectif que la photo par exemple parce que la photo est étroitement liée au temps réel. Alors là, on est un peu plus dégagé. On n’est pas forcément « collé au sushi devant nous », on a quand même des profondeurs.

Daniel Sciboz :
Il y a des distances, c’est pourquoi je pense que ce sont des récits où il y a à la fois le singulier et à d’autres moments des points de vue plus généraux. C’est pourquoi j’étais assez marqué par Robert Walser parce que je trouve que dans ses récits, il y a toujours ces rencontres et par moment il part, c’est comme s'il s’éloignait de son propre récit pour décrire la nature à une échelle qui est quelque fois gigantesque. Et pour lui, c’est quelque chose assez mobile finalement.

Liliane Terrier :
Mais justement, ce ne sont pas des récits. Il met côte à côte les récits de tous les gens. C’est une sorte de phénomène d’empathie.

Jean-Louis Boissier :
C’est récit et pas narration justement. Les récits sont souvent fragmentaires. Ce qu’on appelle le récit, c’est une sorte de patchwork, de puzzle, de mosaïque alors que la narration a un début et une fin.
....
Je pense qu'avec le GPS, on ajoute une couche, mais en même temps on explore toutes les couches ce que j’appelle les superpositions du territoire avec ses diverses cartographies. C’est lié à des représentations qui ont eu lieu.

Liliane Terrier :
On peut penser à l’architecture aussi.

Jean-Louis Boissier :
Ces couches d’histoire auxquelles on se réfère en ce qui concerne les processions, ces foules de gens qui ont fait le Landy, etc. Toute cette activité industrielle, les chemins de fer etc. Ce sont des couches du paysage qui sont liés au savoir de ce territoire, on traverse tout ça et je pense que le GPS aide à prendre conscience de l’existence de cette cartographie multicouches. Il y a une cartographie, ça contribue à une cartographie.

Andrea Urlberger :
Le GPS crée aussi un mouvement intérieur/extérieur. Avant, on n'accédait aux réseaux qu’en intérieur, aujourd’hui avec tout ce qui est mobile, les écran mobiles, d’autres possibilités existent.

Jean-Louis Boissier :
Déjà, le cinéma l’avait fait, on s’aperçoit que le cinéma était un instrument cartographique. Le cinéma a été beaucoup lié à des déplacements, à des trains, etc. C’est-à-dire, il fait co-exister la carte et le territoire. En même temps, quand on a travaillé sur la photographie dans les années 80, on a commencé à travailler sur ces histoires de paysage. Je disais aux étudiants d’utiliser la photographie pour relever toutes les cartes qui sont littéralement inscrites sur le territoire. On s’aperçoit, dans l’espace urbain notamment que la carte l’emporte largement sur le territoire d’une certaine façon. Il y a toutes les routes, les enseignes, les panneaux de sens interdit. On s’aperçoit que tout relève de la cartographie à l’échelle 1. Et si on enlève ça, il ne reste plus rien, même dans les campagnes. Le paysage, ce sont x cartes ajoutées. Nous, on s’est amusé à faire exister ces lignes de longitudes en découpant 18 segments. C’est ça qui fait peut-être partie du fond du paysage virtuel. J’appellerai ça plutôt paysage virtuel, dans un sens qu’il fait partie du réel à part entière par définition. Ce n’est pas du tout l’imaginaire ou les possibles.

Liliane Terrier :
C’est plutôt quelque chose dans le sens de Rosselini. Dans le sens, aller dans un paysage hostile, c’était hostile. Donc, on a trouvé une méthode pour traverser ce paysage hostile.

Andrea Urlberger :
Pour le maîtriser ?

Liliane Terrier :
Non, au moins pour pouvoir le traverser. Parce que spontanément, on ne le ferait pas et on comprendra un peu mieux quand on aura fini ce travail.

Daniel Sciboz :
En tout cas, si le paysage mental est l’intimité, ce n’est pas du tout dans cet ordre là.

Jean-Louis Boissier :
C’est le contraire, un paysage mental est collectif, social, historique.

Liliane Terrier :
Cet espace est devenu un peu un paysage mental pour nous.

Jean-Louis Boissier :
Oui, parce qu’il y a eu cette expérience.

Liliane Terrier :
Nous, on a eu l’expérience du Musée précaire de Thomas Hirsschorn. C’est vrai quand on passe sur les lieux du Musée précaire où on a eu des expériences difficiles.

Jean-Louis Boissier :
Dans mes expériences anciennes du vidéodisque, par exemple mon travail sur Pékin, il y a un souvenir quasi romantique et en même temps, ça me donne une vision d’une objectivité dont la plupart des touristes n’ont absolument aucune idée. Parce que j’ai accumulé beaucoup de savoir là-dessus, y compris l’expérience qu’on en fait nous a donné une vision du coup très haute. Disons, on reste sur le territoire, mais on arrive à voir aussi en étudiant la carte. En sachant qu’on va de là à là. Ça libère paradoxalement du temps présent, parce qu’on est dans un espace temporel qui est plus vaste. On a au moins une heure devant soi. Et ça c’est quelque chose qui est au niveau de l’image mentale intéressante, parce qu’elle est moins individuelle et plus sociale. Elle est forcément partagée avec d’autres, c’est une géographie mentale plus vaste.

Daniel Sciboz :
Moi, je tiens beaucoup à l’usage de la vidéo. Je tiens à ça parce qu'il y a une actualité de la vidéo très centrée sur le sujet du quotidien, c’est quand même une interrogation par rapport à ça. Une mise à distance de l’usage de la vidéo. J’y tiens parce que je ne peux pas revendiquer un passé dans la vidéo. C’est quand même quelque chose d’important à dire : la mise à distance de l’image vidéo comme témoignage de la réalité quotidienne d’un sujet, centré sur l’intérieur

Jean-Louis Boissier :
Il y a quand même une tradition dont on se réclame finalement de l’art conceptuel.

Liliane Terrier :
De l’art conceptuel américain, du Land art conceptuel.

Jean-Louis Boissier :
Le premier travelling, un des tout premiers travelling de l’histoire du cinéma, c’est un travelling fait à partir d’un train qui passe à Aix-les-Bains. Une discussion entre Henri Langlois et Renoir. Je me suis amusé à filmer le même endroit, le même travelling.

Liliane Terrier :
C’est un train qui arrive dans la gare d’Aix-les-Bains.

Jean-Louis Boissier :
C’est l’envers, c’est le symétrique du premier film de l’arrivée d’un train de La Ciotat, là, c’est la sortie de la gare d’Aix-les-Bains.

Liliane Terrier :
Il y a toujours les même bâtiments, ça je peux le prendre aussi comme paysage mental.