2000-2002 |
Fabien VANDAMME | Anthony KEYEUX |
La musique électronique in et hors arts plastiques |
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Fabien VANDAMME :
dumber.ror
texte précédemment paru en 1998 dans le hors série art-press spécial techno : anatomie des cultures électroniques

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fabien vandamme : dumber.ror (texte intégral)

On l'aura remarqué: la technologie numérique fait sa petite révolution, y compris évidemment dans la musique. Des instruments toujours plus accessibles, techniquement et financièrement, toujours plus performants, on n'en a pas fini de découvrir les possibilités de ces machines à miracles. Encore faudrait-il s'interroger sur ses enjeux, ses spécificités. Car il ne suffit pas de se contenter des facilités d'utilisation de la chose, ou même,et là ça devient déjà plus complexe, de rechercher les changements, les nouveautés auxquels ces systèmes peuvent conduire dans le champ musical - étant entendu qu'un changement ne saurait être purement technique.

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A ce jeu-là, le jeu de la technique, en l'absence de distance, de critique, on aboutit à plusieurs sortes d'impasses. Tout d'abord, il y a le risque de reproduire la même musique qu'auparavant, même si les moyens ont changé - servant ici de caution de "nouveauté". Ou, ce qui ne change pas grand chose, le risque de reproduire la même musique que le voisin; il suffit de voir le nombre ahurissant de nouveaux labels, de compilations, de musiciens qui, sous prétexte de l'ouverture actuelle, forment le gros du troupeau, alors que ceux qu'ils pillent sont depuis longtemps passés à autre chose. Autre impasse, qu'on souhaiterait dépassée pourtant, celle qui consiste à faire croire que la machine est l'intermédiaire entre la conscience suprêmement créatrice du musicien et son oeuvre;  dans ce cas, on essaie de minimiser l'importance de la technique, même si l'asservissement est le même. Car quelle que soit l'intention de l'auteur, si celui-ci ne questionne pas le médium qu'il utilise, on retrouve immanquablement des caractéristiques sonores ou musicales rebattues, le discours fournissant l'alibi (voir par exemple le More songs about food and revolutionary art de Carl Craig). A l'opposé de cette tendance - bien qu'on y retrouve parfois les mêmes - , se trouvent ceux pour qui la nouveauté technique semble être le but.  Ici, on pense qu'un changement technique se justifie de sa propre existence, constitue un intérêt en soi. Certes, il y a de l'expérimentation, mais c'est une expérimentation dans le vide, une fascination au premier degré, bref, une foi constante dans le progrès, qui serait moteur de création. Le progrès, et une de ses conséquences, la recherche de la perfection, comme valeurs autosuffisantes.

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Dans ce contexte, heureusement, il y a des mauvais élèves. Ceux qui préfèrent interroger les failles, les erreurs, les imperfections, tout ce qui fait défaut dans le système numérique. Car il ne s'agit pas d'un rejet frontal de la technologie - celle-ci est assumée, revendiquée, mais utilisée de façon déviante, dans ce qui lui échappe, faisant la part belle à l'imprévu, là où certains pourraient avancer que l'intérêt du numérique réside au contraire dans sa capacité à contrôler chaque phase d'une composition. En effet, la négation pure et simple a depuis longtemps montré ses faiblesses; il s'agirait plutôt ici, pour reprendre Derrida, d'une entreprise critique de déconstruction.  Notons à ce propos que cela va à l'encontre d'une certaine opinion sur l'art contemporain - on imagine que la musique actuelle pourrait subir le même sort - et son absence supposée de fonction critique.

Si les formes changent, cela ne signifie pas forcément la disparition du contenu. Et la critique a pris une forme indirecte, déviante, évidemment moins flagrante;  elle ne se situe pas tant - comme la musique dont elle résulte - à l'intérieur d'un champ (ce qui était le cas, pour reprendre Hal Foster, du post-modernisme) qu'à sa limite. D'autre part, et peut-être surtout pour cela, si on ne la remarque pas, c'est qu'elle ne s'exerce contre rien
- parce qu'il n'y a plus rien contre quoi s'exercer, plus de repère bien visible en tout cas, plus d'ennemi commun, les choses ne sont pas si simples. Il s'agit en quelque sorte d'une "critique sans but", comme on va parler plus bas de "recherche sans but", d'une critique qui ne cherche pas à faire sens.

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Précisons d'ailleurs que l'erreur est rarement une finalité, et encore moins une valeur de substitution. Il s'agit d'une rencontre, plutôt que d'une recherche. D'où l'importance de ce qui se passe dans les interstices, les intervalles, dans ce qui est généralement imperceptible. L'erreur musicale ne présente pas tant un intérêt en soi qu'elle ne renvoie à une attitude, à un processus - elle est l'indice de quelque chose qui est en train de se passer, d'un dérèglement, d'une déviation, d'une déformation; c'est son caractère événementiel qui importe.
L'erreur est souvent intervenue contre des pratiques dont l'objet se réduisait à la recherche d'une perfection technique, pratiques vidées de toute expérimentation, de toute interrogation critique, fonctionnant à vide, se satisfaisant de normes, de règles préétablies. Et lorsque la technique est nouvelle, elle résulte, plus qu'elle ne les découvre, d'enjeux d'une toute autre nature. Ainsi, l'arrivée du numérique va de pair avec une tendance toujours plus poussée, plus perfectible vers la simulation / la dissimulation.

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L'incursion du virtuel dans le réel se fait toujours plus imperceptible, la distinction entre un élément simulé et son modèle tendant à s'effacer.  C'est remarquable dans le domaine de l'image, particulièrement au cinéma, mais la musique n'échappe pas à cette nouvelle règle: un grand orchestre est contenu dans un simple clavier, le moindre son est reproductible, avec une qualité de rendu impressionnante... même si l'on peut s'interroger sur la nécessité de certains de ces apports.  Toujours est-il qu'au vu des résultats, la technique est loin d'avoir atteint son idéal d'invisibilité:  le virtuel se distingue assez facilement, reste repérable - un manque de réalisme issu d'une situation paradoxale, car le défaut majeur de cette technologie de la simulation est peut-être justement de manquer de défauts, de pêcher par excès de perfection.

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L'échec se situe dans cette impossibilité de masquer le médium, le processus.  Alors parfois ceux-ci sont revendiqués, accentués même:  c'est le traitement qui compte (et surtout ce qui lui échappe, les erreurs), plus que l'élément traité;  car il ne peut y avoir simulation sans transformation. C'est la présentation de faux-semblants, où le virtuel a pris le pas sur le réel, éliminant toute présence.  Cela devient flagrant lorsque l'élément simulé nous est proche, nous concerne.  On le voit bien avec l'utilisation de la voix humaine dans une partie de la musique électronique actuelle : voix distordues, numérisées, samplées... jusqu'à une perte totale de leurs qualités sonores et de sens, jusqu'à leur absence (bien qu'une présence subsiste, mais une présence a-sensible, a-signifiante). C'est ce que l'imperfection de la simulation provoque:  la perte des propriétés de ce qui est simulé, au profit d'une apparence, d'un semblant de présence. Aphex Twin, particulièrement depuis Hangable Auto Bulb EP (deux maxis vinyle qui précédèrent l'album Richard D.James), traite la voix selon un mode qui s'apparente à cela:  le traitement prend le pas sur la mélodie vocale, qui peut être ralentie, accélérée, coupée, assemblée de différentes voix...;  elle est distanciée d'elle-même, elle perd ce par quoi elle faisait corps (car il n'y a plus rien de corporel dans la simulation). L'ambiguité naît de la confrontation entre une mélodie simple, enfantine (qu'on pourrait aussi apparenter à une ritournelle), et ce qu'elle subit, qui lui ôte toute substance et toute fonction. Ainsi, la voix n'exprime plus rien:  ni langage, ni matière, même musicale.

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Car ici, il n'est pas question d'en faire un instrument de plus : désormais neutralisée, prétendant à ce qu'elle n'est plus, elle crée des incidents, va contre ce qui est en train de s'élaborer; elle est devenue virus. Cette "voix-virus", on la retrouve chez Autechre: ni rythme, ni mélodie, elle intervient tandis qu'un morceau s'agence, en perturbe la direction, le sens (voir Keynell - en particulier les remixes -, le single Envane, ainsi que leur remix de Stereolab). Une voix fragmentée, incapable de formuler quoi que ce soit, une lointaine imitation. Farmers Manual, quant à eux, traitent la voix comme ils traitent le reste:  n'importe comment. Leur musique est une succession chaotique, et surtout dénuée de sens, de micro-événements. Une surabondance d'informations, forcément fragmentaires, qui ne cesse de court-circuiter ce qui se passe, empêchant la moindre forme de se développer. Des voix viennent ponctuer la fin de leur dernier album, Explorers.We : elles n'interviennent pas en tant que virus par rapport au reste, car le reste aussi est virus; la musique agit contre elle-même, s'autodétruit en permanence dans son entier. A l'inverse d'Aphex Twin ou d'Autechre, la voix est ici matière, et c'est précisément ce qui crée la gêne : le fait qu'elle soit utilisée comme n'importe quel autre élément, sans respect pour ce qui est censé la caractériser; c'est une information parmi d'autres.

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Sur un plan plus strictement musical, la simulation est également mise à mal. Simulation d'instrumentation et d'interprétation, avec une tendance affirmée pour le ridicule. Si le processus révéle toujours ses défauts, ses limites, c'est à l'aide d'autres moyens : la réappropriation de ce qui avait pu constituer une ébauche de simulation musicale.  Qui ne connaît pas ces merveilleuses imitations de violons, de trompettes, de guitares, de percussions diverses sur des synthés de type Bontempi ? Certains en ont fait leurs choux gras, tels Jake Slazenger ou Jimi Tenor. Le ridicule ne se situe pas uniquement dans l'utilisation de ces sons dépassés, non ressemblants; c'est la prétention de toute technologie (en l'occurrence, prétention à la simulation) qui s'en trouve atteinte, par la relativisation qu'une telle pratique occasionne dans notre rapport aux sons actuels - qui produiront probablement le même effet dans dix, vingt ans. La simulation, selon Baudrillard, ne présente pas du réel, mais un effet de réel, une "hyperréalité" - à ne pas confondre avec le réalisme, car celui-ci renvoie à son objet, est une forme indicielle, tandis que l'hyperréalité s'en est détachée, s'est autonomisée; un troisième terme, ni réel ni illusion. C'est le cas du sampling, qui n'est ni interprétation musicale, ni même illusion d'une interprétation. Du moins quand ses propriétés ne sont pas dissimulées : car dans la situation inverse, il y a par exemple Portishead, qui crée des samples, les plus réalistes qui soient, à partir de ses propres interprétations, avec une perte d'intérêt pour ce qui fonde, en quelque sorte, cette technique - la citation, le recyclage. C'est pourquoi le sampling prend vraiment forme (aussi hétérogène soit-elle) lorsqu'il s'affiche en tant que procédé;  lorsque ses failles (soit ce qui échappe à tout réalisme) deviennent apparentes, fournissent même un outil au musicien. La mise en séquence peut ainsi être source d'erreurs : une technique qu'on pourrait rapprocher du faux-raccord cinématographique, la transition étant rendue visible (bien que dans le sampling, les éléments soient mis en boucle, répétés). Le sample mal séquencé (mal "monté") est alors incomplet, décalé, arythmique (voir Stock, Hausen and Walkman, par exemple). Ce qui se passe entre deux samples constitue un événement en soi, prend autant d'importance que l'élément samplé. La transition - ou plutôt, l'erreur qui la met à jour, qui change sa fonction - modifie le rapport à la durée musicale, c'est elle qui détermine le rythme d'un morceau.

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Simuler le réel, dissimuler ce qui ne l'est pas:  on l'a vu, le processus technique est rarement apparent. Notons que la dissimulation concerne le traitement numérique dans son entier, n'est pas le fait d'un seul de ses termes. Et les failles, les imperfections se situent et interviennent différemment dans le système, ne sont pas concentrées en un seul point.  Leur diversité semble faire écho à la diversité des approches, des attitudes concernées par l'erreur, ou ce qui lui est périphérique, dans la musique électronique actuelle. Certains musiciens vont ainsi utiliser ou provoquer ce que dissimule la technologie: non seulement ses défauts, mais aussi ses éléments purement techniques, qui n'ont à priori, et ce n'est pas là le moindre de leur intérêt, rien de musical.  Une transmission d'informations, un chargement, une mise en séquence... autant de moments transparents, imperceptibles, dont la seule fonction est technique.  Et pourtant, ce sont des moments qui constituent un événement dans l'écriture musicale;  des intervalles, des passages, des liaisons qui participent d'un agencement.  Un tel moment n'est pas une erreur en soi, mais il tend à le devenir, soit lorsque la machine ne parvient pas à réaliser ce qui est demandé, soit lorsqu'on le rend apparent, lorsqu'il dévoile son propre "travail".  Dans ce cas, il s'agit à la fois de recycler des éléments non-musicaux, qui participent cependant d'une phase créatrice - ce qui a pour effet de les "musicaliser" - et de "démusicaliser" la musique elle-même, qui se situe dès lors à sa propre limite.  Ces actions internes à la machine, une fois amplifiées, produisent des sons, des événements dont l'utilisation varie:  rythmes ou interférences, lignes conductrices ou dérèglements... mais elles conservent toujours un aspect peu perceptible, sensiblement ou musicalement. Oval a basé une grande partie de ses recherches sur le traitement de tels éléments:  ainsi, le moindre son émis par un matériel numérique, un simple saut de lecture de CD par exemple, peut fournir un outil dans l'agencement musical.  On assiste à un changement de fonction, l'erreur devenant outil, mais celle-ci garde ses caractéristiques:  seulement, désormais, elle n'agit plus contre, mais avec, elle constitue le morceau, et c'est celui-ci qui devient erreur, procèdant d'une multitude de dérèglements, réels ou potentiels.

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Le nouvel agencement résultant de cette rencontre entre l'erreur et la musique s'accompagne d'une interrogation sur l'instrumentation (au sens musical du terme).  C'est pourquoi celle-ci a pu être abandonnée, ou utilisée de façon différente (non-musicale, non-instrumentale), transgressée.  Il y a passage de l'instrument à l'outil, celui-ci conservant ses propriétés.  Faire de la musique à partir d'éléments non-musicaux, ou à partir de ce qui n'est pas musical dans un instrument, tels Rehberg & Bauer, dans un 25cm "dédicacé" aux premiers synthés analogiques disponibles, utilisant les accidents de leurs machines, en rejetant donc la fonctionnalité préétablie. A cela s'ajoute logiquement une critique de la composition:  on va alors passer à la dé-composition, puis/ou à la notion d'agencement.  En effet, la composition, qui ordonne, hiérarchise et fonctionnalise ses termes, ne peut survivre à l'intervention du moindre dérèglement, sauf à l'intégrer, et donc à lui ôter ses qualités, ce qui n'est pas le cas ici - car la transformation est mutuelle, sans élément dominateur.  On va alors assister à une dé-composition, proche d'une déconstruction, d'un système, d'un champ:  la déconstruction, à prendre également au sens littéral, des systèmes technologiques (analogique ou numérique), à partir de leurs erreurs, de leur dysfonctionnements; du champ musical, par l'interaction qui s'opère dans cette rencontre de la musique et de ce qui lui échappe, qui n'en fait pas partie, cela constituant un troisième terme, transgressant les limites des deux autres;  et évidemment la dé-composition de la composition musicale, à laquelle pourra être substituée la notion d'agencement, qui présente une expérience, dont la finalité et le sens sont absents.  Rien ne peut être prévu, rien ne peut être composé, car l'agencement se fait au fur et à mesure, avec tous les risques de déformation, de transformation ou de déconstruction que cela implique.  Il contient en lui-même les germes de sa propre destruction, d'un "désagencement" potentiel.

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On l'a vu, les éléments dissimulés de la technique ne sont pas en eux-mêmes des erreurs, ils ne peuvent le devenir qu'après avoir été extirpés de leur milieu, après avoir été défonctionnalisés.  Mais la musique est également le terrain d'erreurs "pures", comme la panne, erreur technique, ou l'échec, erreur humaine (bien que la panne soit aussi due à l'humain, mais elle est provoquée indirectement, elle est indépendante d'un individu particulier).  On peut alors dégager deux sortes d'attitudes (même si leurs frontières sont ouvertes, perméables;  la distinction n'en sera pas toujours évidente):  créer à partir de l'erreur, ou aller à sa rencontre. Toute expérimentation, toute technique est sujette à l'erreur;  car il est évidemment impossible d'aboutir à une perfection immédiate.  Pourtant la règle générale est de ne conserver que les éléments positifs, ce qui a fonctionné, et qui correspondait à des attentes précises.  Le reste, les pannes, les ratages, on le jette.  Ou, à l'extrême rigueur, on s'en sert, si cela peut déboucher sur quelque chose de signifiant.  Mais, ce faisant, on élimine tout imprévu, on repousse toute potentialité d'événement;  on aboutit à un résultat autonome, qui ne réagirait à aucune contrainte extérieure (ou même interne, puisque le moindre dysfonctionnement est éliminé). 
L'erreur peut alors fournir une alternative à cette perfectibilité, qui est aussi normalisation, nivellement (celui-ci, pris dans son sens "physique", a d'ailleurs subi de nombreuses agressions, la musique de Farmers Manual souffrant par exemple de dénivellations sonores et rythmiques constantes), lorsque les accidents rencontrés en cours de route fournissent la base même d'une création.  Ainsi, l'album FaBt de Rehberg & Bauer, entièrement agencé à partir de pannes, de matériel cassé, et d'erreurs personnelles.  On peut penser qu'il y a là un danger, car il s'agit d'une certaine esthétisation de l'erreur, qui risque alors de lui enlever ses qualités.  Cependant, le fait que les erreurs utilisées soient accidentelles, donc imprévisibles et involontaires, repousse sans cesse une formalisation annihilante, la musique elle-même devenant imprévisible, subissant une transformation, une déformation constantes qui empêchent tout cloisonnement;  elle est encore sujette au hasard, aux dérèglements.  Si la recherche s'opère à partir de l'erreur, elle ne tend pas pour autant à une finalité quelconque.  Enfin, il y a l'importance de l'échec, revendiqué, qui court-circuite la moindre prétention à une esthétisation totale.  Car celui- ci ne fait jamais oeuvre (comprise comme une entité formellement arrêtée, visant une certaine intemporalité);  rien de plus éphémère, rien de moins fixe que l'échec, qui sabote ce qui était en train de se construire, qui l'empêche d'aboutir à un résultat, lui préférant la précarité de l'instant.

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Le problème ne va en revanche pas se poser lorsque la tendance sera d'aller vers les erreurs, à leur rencontre.  Celles-ci vont en effet intervenir directement durant l'écriture musicale;  ce sont elles qui agissent sur le reste, et non l'inverse.  Jusqu'à présent, l'intérêt avait résidé dans leur caractère fortuit, involontaire - elles n'avaient pas été programmées.  Cependant, si désormais on va les provoquer, il reste impossible de les contrôler, de connaître leurs effets.  Ce sont les machines elles-mêmes qui vont les créer:  on va tester leurs capacités, leurs limites, rechercher ce qui excède leur compréhension.  Il y a alors une certaine désimplication du musicien, qui va laisser une partie du traitement musical aux bons soins de la technique.  Ironie du sort, le dérèglement qui se produit, qui est indépendant, dans son effectivité, d'un opérateur, et extérieur à la musique en tant que telle, provient pourtant d'éléments techniquement internes à celle-ci.  Ainsi, cette situation amène deux paradoxes:  l'absence de contrôle et d'intervention du musicien, qui pourtant est à l'origine de l'erreur (un choix non-hasardeux qui tend vers le hasard);  et le caractère à la fois externe et interne à son domaine de celle-ci.


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Pratiquement, l'erreur va se constituer dans des détails, dans des dysfonctionnements relativement infimes, plus ou moins perceptibles - d'où l'importance des variations, des désynchronisations, de la fragmentation.  C'est le "plus petit événement", la "plus petite dose de quelque chose", pour citer Jan Werner, de Mouse On Mars, qui peuvent provoquer des changements. Mouse On Mars, justement, dont l'une des techniques consiste à saturer leur réseau MIDI d'informations afin de désynchroniser les divers éléments, ceci transformant le rythme du morceau.  Ici, la musique est atteinte indirectement, par réaction en chaîne, puisque cela est l'oeuvre d'un support technologique lui-même maltraité. Car la technologie est la cible matérielle, "physique", de ce comportement:  les musiciens d'Oval ont pu par exemple détériorer leurs masters CD, de sorte que le lecteur ne pût en capter que des bribes, aléatoirement restituées.  Rien ne prend alors complètement forme, du fait de cette fragmentation qui divise et tronque ses termes, les empêche de se réunir;  on est en présence de micro-événements, singuliers, ne découlant pas d'une évolution linéaire - bien qu'un aspect linéaire existe dans le résultat final, mais il apparaîtra bien plus tard.  On en revient à ce propos à la difficulté de distinguer entre les deux tendances qu'on a dégagées:  en effet, chez Oval, ce moment ne constitue qu'une phase de leur travail, ni son point de départ, ni son aboutissement. Il y a des allers-retours, des échanges constants entre ces deux attitudes, comme il y a des échanges entre éléments musicaux et non-musicaux, contrôlés et aléatoires, ...

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La technique n'est pas le seul lieu de l'erreur musicale:  elle peut avoir une présence physique, se constituer dans le son même. Rien ne renvoie alors à un processus, à un événement antérieur:  la musique n'a d'intérêt que lorsqu'elle est éprouvée.  Les fréquences, si on les utilise à des fins "esthétiques", sont ces erreurs sonores, ces sons-limite.  Généralement rejetées hors du champ musical, elles se situent également à la limite de la perception auditive, qu'elles produisent une gêne réelle ou qu'elles soient imperceptibles (voire les deux, dans le cas des infrabasses, par exemple).  Il pourrait s'agir, à propos des musiques basées sur les fréquences, d'ambient inversée:  car si elles prennent place dans un environnement, dans un espace ambiant, elles ne s'y fondent pas - au contraire, elles affirment leur présence, quel que soit leur niveau de perception (fréquences douloureuses chez Ryoji Ikeda ou Pita, à peine perceptibles dans les installations sonores de Mika Vainio).  Les fréquences vont même à l'encontre de la techno "classique", qui cherche paradoxalement à faire oublier sa présence par excès de présence (puissance sonore, répétition, mixage, ...), tandis que les sons-limite dérangent, forcent l'attention.  Ainsi, l'erreur n'est plus seulement productrice d'événement, d'accident, elle crée également de la présence.

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L'erreur musicale, comme on l'a plusieurs fois remarqué, renvoie à un événement, en ce sens qu'elle produit un dérèglement dans le temps, coupure ou déviation.  D'autre part, elle est multiple:  il s'agit de successions, ou de multitudes d'erreurs, sans que cela tende à une formation évolutive ou unificatrice - elles conservent leur singularité.  Les erreurs sont des micro-événements, et l'agencement musical résulte en partie de leur rencontre.  Les éléments divers pourront s'assembler, créer une harmonie, ou se contredire, se détruire, se court-circuiter les uns les autres;  quel qu'en soit le cas, l'agencement n'aboutit jamais à une forme définie, arrêtée - il ne cesse pas de se reformer. Car l'erreur intervient dans l'instant, de façon imprévue;  en l'absence de logique, on ne peut que la rencontrer, pas la prévoir (ce n'est pas l'erreur qui est programmée, c'est sa rencontre).  La musique se pose alors comme indice, soit d'une attitude prenant en compte l'imprévu, soit de l'imprévu lui-même, d'instants, d'événements aléatoires. Plus encore, elle peut chercher à créer ou à recréer l'instant (de coupure, de déviation, de hasard); à n'être que perceptible, et non mémorable, ou même compréhensible.  Lors d'une interprétation live, l'instant, l'aléatoire peuvent être amenés (on pense par exemple aux installations sonores de Mika Vainio, de Panasonic, dont témoigne l'album Onko);  mais dès le transfert de la musique sur un support (disque ou autre), on ne peut qu'y prétendre - peut-on enregistrer et reproduire l'erreur, le hasard, sans qu'ils perdent leurs propriétés? 

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Ce paradoxe a donné naissance à de nombreux truchements (souvent ludiques), pour tenter de produire des événements:  ainsi, l'importance des dérèglements de toutes sortes, même et surtout infimes, qui déroutent l'auditeur, le déstabilisent (un accident dans la linéarité supposée de l'écoute), et empêchent toute mémorisation (impossible de chantonner Rehberg & Bauer sous la douche);  ou le projet (resté inachevé) d'Oval, un CD-Rom consistant en une banque de sons, ni composés ni même agencés, dont l'utilisation serait laissée au libre choix de l'auditeur;  et toutes ces débilités, comme les 99 titres de Fsck (deuxième album de Farmers Manual), ou les 60 d'Explorers.We (troisième), d'une minute chacun, qui ignorent totalement le déroulement musical (?) des choses.


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La musique ne fait pour ainsi dire que passer:  d'une part, elle opère dans l'instant, ne se justifie que lors de ses passages effectifs;  mais, plus encore, elle prend le rôle de passeur, elle passe des informations, des événements, des agencements. Zone de réception et d'émission, où importe la phase de captage:  capter des bribes, des fragments de signaux, d'informations reçus au hasard (et qui, par là même, perdent leurs propriétés signalétiques - ils n'informent, n'avertissent de rien, ou dans le vide);  ces éléments pourront être la base d'une sélection, d'une transformation ultérieures, sans que cela provoque pour autant la disparition du caractère aléatoire de cette opération. Ou bien, capter l'"incaptable", l'imperceptible, qu'il s'agisse de sons-limites ou d'événements à priori insonores, sans même parler de leur aspect non-musical.

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On notait l'absence de finalité de ces musiques : l'erreur, qui constitue un événement accidentel, ou y participe, est par essence imprévisible, aléatoire - son intérêt se situe dans sa capacité à dérégler le cours des choses, à échapper à tout contrôle. C'est pourquoi une recherche basée autour de l'erreur est une recherche sans but, ses conséquences n'aboutissant pas, ne produisant rien de plus que leurs effets instantanés (de dérèglement, de sabotage), affirmant leur gratuité, leur insignifiance. Car le sens y est aussi absent ou malmené que le but:  d'une part en tant que direction, qui est irrégulière, déviée, éclatée, ensuite en tant que signification. A l'heure où une "quête de sens" - hypocrite, car elle ne sert bien souvent qu'à vanter ses propres mérites, surtout pas à faire sens au-delà d'elle-même - a contaminé la plupart des média (nouveaux ou non), dissimulant tant bien que mal sa véritable insignifiance sous une surabondance d'informations, le dévoilement et la suraffirmation du non-sens (et non sa "valorisation", n'en déplaise à Baudrillard) semblent être les armes les plus efficaces.  Il ne s'agit ni de créer du sens à partir de l'insignifiance, ni de créer de l'insignifiant à partir d'un sens. Pour citer Farmers Manual:

"Notre musique est une cour de récréation; on plaisante à propos du contexte dans lequel on vit. On se contente de rassembler des fragments de paroles, de ce qui nous environne. Tu découvres que toutes ces impressions n'ont pas de sens, mais ce n'est pas toi qui les rend insignifiantes: elles le sont déjà."
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