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« Le virtuel possède une pleine réalité, en tant que virtuel. »

Article publié le : vendredi 18 novembre 2011. Rédigé par : admin

« Le virtuel possède une pleine réalité, en tant que virtuel. » C’est ce que disait Gilles Deleuze dans Différence et Répétition, le virtuel est un autre réel, il transcrit le monde physique sans existence physique en soi. Référence à lire

« L’Actuel et le virtuel » (1995) par Gilles Deleuze, in Dialogues, 1996, Flammarion, pp. 179-185.

Première partie

La philosophie est la théorie des multiplicités. Toute multiplicité implique des éléments actuels et des éléments virtuels. Il n’y a pas d’objet purement actuel. Tout actuel s’entoure d’un brouillard d’images virtuelles. Ce brouillard élève de circuits coexistants plus ou moins étendus, sur lesquels les images virtuelles se distribuent et courent. C’est ainsi qu’une particule actuelle émet et absorbe des virtuels plus ou moins proches, de différents ordres. Ils sont dits virtuels en tant que leur émission et absorption, leur création et destruction se font en un temps plus petit que le minimum de temps continu pensable, et que cette brièveté les maintient dès lors sous un principe d’incertitude ou d’indétermination. Tout actuel s’entoure de cercles de virtualités toujours renouvelés, dont chacun en émet un autre, et tous entourent et réagissent sur l’actuel (« au centre de la nuée du virtuel est encore un virtuel d’ordre plus élevé… chaque particule virtuelle s’entoure de son cosmos virtuel et chacune à son tour fait de même indéfiniment… (1) ») En vertu de l’identité dramatique des dynamismes, une perception est comme une particule : une perception actuelle s’entoure d’une nébulosité d’images virtuelles qui se distribuent sur des circuits mouvants de plus en plus éloignés, de plus en plus larges, qui se font et se défont. Ce sont des souvenirs de différents ordres : ils sont dits images virtuelles en tant que leur vitesse ou leur brièveté les maintiennent ici sous un principe d’inconscience.
Les images virtuelles ne sont pas plus séparables de l’objet actuel que celui-ci de celles-là. Les images virtuelles réagissent donc sur l’actuel. De ce point de vue elles mesurent, sur l’ensemble des cercles ou sur chaque cercle, un continuum, un spatium déterminé dans chaque cas par un maximum de temps pensable. A ces cercles plus ou moins étendus d’images virtuelles, correspondent des couches plus ou moins profondes de l’objet actuel. Ceux-ci forment l’impulsion totale de l’objet : couches elles-mêmes virtuelles, et dans lesquelles l’objet actuel devient à son tour virtuel (2). Objet et image sont ici tous deux virtuels, et constituent le plan d’immanence où se dissout l’objet actuel. Mais l’actuel est passé alors dans un processus d’actualisation qui affecte l’image autant que l’objet. Le continuum d’images virtuelles est fragmenté, le spatium est découpé d’après des décompositions du temps régulières ou irrégulières. Et l’impulsion totale de l’objet virtuel se brise en forces correspondant au continuum partiel, en vitesses qui parcourent le spatium découpé (3). Le virtuel n’est jamais indépendant des singularités qui le découpent et le divisent sur le plan d’immanence. Comme l’a montré Leibniz, la force est un virtuel en cours d’actualisation, autant que l’espace dans lequel elle se déplace. Le plan se divise donc en une multiplicité de plans, suivant les coupures du continuum et les divisions de l’impulsion qui marquent une actualisation des virtuels. Mais tous les plans ne font qu’un, suivant la voie qui mène au virtuel. Le plan d’immanence comprend à la fois le virtuel et son actualisation, sans qu’il puisse y avoir de limite assignable entre les deux. L’actuel est le complément ou le produit, l’objet de l’actualisation, mais celle-ci n’a pour sujet que le virtuel. L’actualisation appartient au virtuel. L’actualisation du virtuel est la singularité, tandis que l’actuel lui-même est l’individualité constituée. L’actuel tombe hors du plan comme fruit, tandis que l’actualisation le rapporte au plan comme à ce qui reconvertit l’objet en sujet.

Deuxième partie

Nous avons considéré jusqu’à maintenant le cas où un actuel s’entoure d’autres virtualités de plus en plus étendues, de plus en plus lointaines et diverses : une particule crée des éphémères, une perception évoque des souvenirs. Mais le mouvement inverse s’impose aussi : quand les cercles se rétrécissent, et que le virtuel se rapproche de l’actuel pour s’en distinguer de moins en moins. On atteint à un circuit intérieur qui ne réunit plus que l’objet actuel et son image virtuelle : une particule actuelle a son double virtuel, qui ne s’écarte que très peu d’elle ; la perception actuelle a son propre souvenir comme une sorte de double immédiat, consécutif ou même simultané. Car, comme le montrait Bergson, le souvenir n’est pas une image actuelle qui se formerait après l’objet perçu, mais l’image virtuelle qui coexiste avec la perception actuelle de l’objet. Le souvenir est l’image virtuelle contemporaine de l’objet actuel, son double, son « image en miroir » (4). Aussi y a-t-il coalescence et scission, ou plutôt oscillation, perpétuel échange entre l’objet actuel et son image virtuelle : l’image virtuelle ne cesse de devenir actuelle, comme dans un miroir qui s’empare du personnage, l’engouffre, et ne lui laisse plus à son tour qu’une virtualité, à la manière de La Dame de Shanghaï. L’image virtuelle absorbe toute l’actualité du personnage, en même temps que le personnage actuel n’est plus qu’une virtualité. Cet échange perpétuel du virtuel et de l’actuel définit un cristal. C’est sur le plan d’immanence qu’apparaissent les cristaux. L’actuel et le virtuel coexistent, et entrent dans un étroit circuit qui nous ramène constamment de l’un à l’autre. Ce n’est plus une singularisation, mais une individuation comme processus, l’actuel et son virtuel. Ce n’est plus une actualisation mais une cristallisation. La pure virtualité n’a plus à s’actualiser puisqu’elle est strictement corrélative de l’actuel avec lequel elle forme le plus petit circuit. Il n’y a plus inassignabilité de l’actuel et du virtuel, mais indiscernabilité entre les deux termes qui s’échangent.
Objet actuel et image virtuelle, objet devenu virtuel et image devenue actuelle, ce sont les figures qui apparaissent déjà dans l’optique élémentaire (5). Mais dans tous les cas, la distinction du virtuel et de l’actuel correspond à la scission la plus fondamentale du Temps, quand il avance en se différenciant suivant deux grandes voies : faire passer le présent et conserver le passé. Le présent est une donnée variable mesurée par un temps continu, c’est-a-dire par un mouvement supposé dans une seule direction : le présent passe dans la mesure où ce temps s’épuise. C’est le présent qui passe, qui définit l’actuel. Mais le virtuel apparaît de son côté dans un temps plus petit que celui qui mesure le minimum de mouvement dans une direction unique. Ce pourquoi le virtuel est « éphémère ». Mais c’est dans le virtuel aussi que le passé se conserve, puisque cet éphémère ne cesse de continuer dans le « plus petit » suivant, qui renvoie à un changement de direction. Le temps plus petit que le minimum de temps continu pensable en une direction est aussi le plus long temps, plus long que le maximum de temps continu pensable dans toutes les directions. Le présent passe (à son échelle), tandis que l’éphémère conserve et se conserve (à la sienne). Les virtuels communiquent immédiatement par-dessus l’actuel qui les sépare. Les deux aspects du temps, l’image actuelle du présent qui passe et l’image virtuelle du passé qui se conserve, se distinguent dans l’actualisation, tout en ayant une limite inassignable, mais s’échangent dans la cristallisation, jusqu’à devenir indiscernables, chacun empruntant le rôle de l’autre.
Le rapport de l’actuel et du virtuel constitue toujours un circuit, mais de deux manières : tantôt l’actuel renvoie à des virtuels comme à d’autres choses dans de vastes circuits, où le virtuel s’actualise, tantôt l’actuel renvoie au virtuel comme à son propre virtuel, dans les plus petits circuits où le virtuel cristallise avec l’actuel. Le plan d’immanence contient à la fois l’actualisation comme rapport du virtuel avec d’autres termes, et même l’actuel comme terme avec lequel le virtuel s’échange. Dans tous les cas, le rapport de l’actuel et du virtuel n’est pas celui qu’on peut établir entre deux actuels. Les actuels impliquent des individus déjà constitués, et des déterminations par points ordinaires ; tandis que le rapport de l’actuel et du virtuel forme une individuation en acte ou une singularisation par points remarquables à déterminer dans chaque cas.

1. Michel Cassé, Du vide et de la création, Editions Odile Jacob, p. 72-73. Et l’étude de Pierre Lévy, Qu’est-ce que le virtuel?, Editions de la Découverte.
2. Bergson, Matière et mémoire, Éditions du centenaire, p. 250 (les chapitres II et III analysent lq virtualité du souvenir et son actualisation).
3. Cf. Gilles Châtelet, Les Enjeux du mobile, Editions du Seuil, p. 54-68 (des « vitesses virtuelles » aux « découpages virtuels »).
4. Bergson, L’Énergie spirituelle, « le souvenir du présent… », p. 917-920. Bergson insiste sur les deux mouvements, vers des cercles de plus en plus larges, vers un cercle de plus en plus étroit.
5. À partir de l’objet actuel et de l’image virtuelle, l’optique montre dans quel cas l’objet devient virtuel, et l’image actuelle, puis comment l’objet et l’image deviennent tous deux actuels, ou tous deux virtuels.


Gilles Deleuze. Photo (dr)