ME(MOI)RE

 

Chez moi
Feuilles vertes, poussière rouge


Mots clés : mère, étude, moi, beauté, tristesse


Chez moi, un court-métrage, et Feuilles vertes, poussière rouge, une nouvelle, sont conçus pour former un diptyque, intitulé ME(MOI)RE. C’est-à-dire que ces deux travaux sont complémentaires. Ils racontent le sens de la vie et l’influence de l’environnement sur la personnalité avec deux points de vue différents. Cependant chaque travail est autonome. Il peut exister indépendamment de l’autre. De cette façon, le lecteur peut imaginer le contenu de la cassette mentionnée dans la nouvelle ; le spectateur, l’histoire plus concrète qui était à l’origine de l’affirmation du fils dans le court-métrage.


ME(MOI)RE, pour quelqu’un qui vient de l’empire de signes, est tout à fait un pictogramme. Il est composé de « moi » et de « mère ». Ce sont deux mots dont le signifiant et le signifié ont une relation arbitraire. C’est-à-dire, leur signification et leur prononciation sont un simple usage accoutumé. Par contre, « moi » entouré par « mère » est très figuratif. En fait, je n’ai pas créé ce mot, j’ai discerné simplement ses composantes à travers l’expérience de ce diptyque. D’abord, tous les « moi » proviennent du ventre de leur mère. Ensuite, dans le giron de la mère, le « moi » grandit et construit petit à petit sa personnalité. Enfin, retourner dans les bras de la mère, fait partie de la nostalgie inconsciente ou consciente du « moi » adulte. Ce sont ces lieux : le ventre, le giron et les bras de la mère, qui révèlent la mémoire du « moi » sur la sécurité et sur l’amour. S’ils étaient manquants, l’existence du « moi » serait mise entre parenthèses. Car sans la mère, le « moi » est seul dans ce monde, sans mémoire. Le « moi » est donc le fruit de sa mémoire sur sa mère. La mémoire vue du côté de la mère sous la forme de mots et la mémoire relatée par le fils avec des images audiovisuelles forment une ME(MOI)RE en majuscule.


De même que la nouvelle contient la cassette, donc le court-métrage, de même, la pensée de la mère recouvre celle du fils. Autrement dit, l'attitude du « moi » vis-à-vis de la vie reçoit son écho dans celle de la mère, ainsi le court-métrage trouve sa mémoire dans la nouvelle. Et selon l’ordre du contact avec ces deux modes d’expression dans mon parcours personnel, le court-métrage est l’héritier de la nouvelle, donc le fils. La nouvelle est l’ancêtre du court-métrage, donc la mère.


Mais la genèse de ME(MOI)RE est d’un autre ordre. C’est en regardant la première version du montage d’un essai, sans aucune idée précise d’en faire quelque chose, que je me suis rendu compte de ma préférence pour les prises de vue: je filme presque exclusivement les feuilles de lotus, les fleurs ne m'intéressent pas, car j’apprécie plus la beauté des vicissitudes. J’ai compris tout de suite pourquoi, mais j’ai été quand même surpris par le pouvoir de mon passé qui agit à ce point sur mon regard. Très vite, j’ai rédigé un commentaire collé de très près aux images déjà ordonnées et réalisé un court-métrage. Voici le commentaire :


La belle tristesse


Malgré la saison de la floraison, il a été attiré d’abord par une forme bizarre au centre de la feuille. On dirait une coccinelle ou plutôt une araignée de plus de huit pattes.
Les feuilles sont parfois déchirées, jaunies et séchées à cause du vent, de la chaleur et des insectes. Comme c’est joli. Elles tombent dans l’eau, flottent, et commencent à se décomposer. Cela construit une maison agréable pour le poisson, la mouche et l’oiseau.
Parmi les feuilles mortes, un réceptacle apparaît. Mais non, un autre encore se cache dans l’ombre. Ensuite, une tête sale contraste avec l’autre sous le soleil. Voilà des tournesols sans pétales tournant dans la même direction.
Un pétale rejoint ses amis qui se transforment en un bateau, un coquillage, ou une victime d’un naufrage. Si les pétales chutent sur des feuilles, après un certain temps, ils ressemblent à des pâtes et à un corps bronzé. En suivant des pétales qui viennent de tomber, il découvre des fleurs entièrement étendues, avec des étamines suspendues, dansant leur dernier tango.
Un réceptacle se redresse vers le ciel, puis explose avec douleur en gardant toujours sa dignité. Des graines ont été mangées, ou ont été semées quelque part.
Ainsi il voit des nénuphars verts, se balancer dans l’air. Leur sacrifice a été récompensé.


Cette découverte sur moi, m’a donné très envie de raconter une histoire à la troisième personne à partir de ce regard peu commun. Car mon flair littéraire a détecté la matière qui pourrait probablement toucher le cœur des gens. Puisque le prototype du film existe déjà, j’imagine donc la réaction de ma mère au cours de la projection du film. Ainsi, partant du modèle du commentaire, la nouvelle se développe petit à petit à l’aide de mon vécu. En écrivant, je m’analyse et cherche à trouver des souvenirs qui peuvent expliquer mon attirance pour des choses tristes. En fait, je m'identifie à ces choses-là. Non seulement je m'y reflète, j’en suis aussi reconnaissant. Pour arriver à porter cette attitude vis-à-vis de mon passé, un certain recul est nécessaire. C’est cette distance qui me détache de ma vie, me permet d’entrer dans l’âme de lotus et de voir l’espoir dans sa tristesse.


Entre temps, j’ai eu l’intention de joindre mes deux centres d’intérêt : la littérature et le film, et de les présenter en une seule œuvre. C’est-à-dire, travailler sur le même sujet, mais avec une répartition de tâche selon le point fort de chaque mode d’expression. Le diptyque est conçu ainsi à partir d’une hypothèse : il existe de l’affinité et de la télépathie entre la mère et le fils. De cette façon, un cordon ombilical invisible les attache ensemble intimement et à ses deux extrémités se trouvent deux cœurs battant au même rythme. Une fois cette nouvelle achevée, pour éviter la redondance, j’ai modifié le contenu du commentaire du film et refait un peu le montage. La narration est à la première personne du singulier. C’est donc le fils exprimant son rapport avec le lotus. Des questions me viennent à l’esprit : Comment nommer ce milieu vert foncé dans lequel je vois le passé de ma vie ? Quelle est la cause de mon attachement à cet endroit sombre et dégradé ? Quel titre donnerai-je à ce diptyque afin de tisser le lien entre la nouvelle et le court-métrage ? À force de réfléchir et de rectifier plusieurs fois, j’arrive à trouver d’abord le titre de la nouvelle (lu ye hong chen), Feuilles vertes, poussière rouge durant sa rédaction, ensuite celui pour le diptyque ME(MOI)RE, et enfin au dernier moment celui pour le court-métrage Chez moi. J’aime bien le contraste qui se trouve entre le titre et le mode d’expression. Pour la nouvelle, les adjectifs « vert » et « rouge » dans le titre nous arrachent aux mots imprimés noir sur blanc et nous donnent un effet visuel comme si le monde se transformait en couleur d’un coup de baguette magique. Par contre, le titre « Chez moi » de la vidéo qui nous fait d’ordinaire associer à la maison et à l’interaction entre les membres de la famille, s’ouvre sur un univers végétal, coloré et sans personne. La nouvelle et le court-métrage dessinent le portrait de la mère et celui du fils. Ces deux portraits ont des traits similaires, mais pas pour autant identiques. S’il existe une forte ressemblance entre eux, leur parcours est très différent. Bien qu’ils partagent une partie de leur vie ensemble, chacun a son chemin et son épreuve. Voici le nouveau commentaire:


Chez moi


Je ne veux rien oublier ! Je refuse de manger le lotus doux et mielleux d’oubli.
Je m’attache beaucoup à ce monde, bien que parfois j’aie envie de m’en enfuir.
N’est-ce pas qu’on dit : le rhizome de lotus rompt, mais ses filaments tiennent toujours ?
Lorsqu’une feuille se déchire, je ressens un dévouement et une inquiétude.
Je me mets à la hauteur de l’endroit où la lumière ne pénètre que rarement.
C’est là où est semée une graine de lucidité créatrice.
Je ne m’intéresse pas à la beauté des fleurs épanouies de lotus. Ayant déjà reçu beaucoup d’éloges, elles ne manquent pas du mien.
Lorsqu’un pétale tombe, derrière l’accomplissement joyeux, une douleur surgit en moi.
Je me sens familier avec cet environnement dégradé et triste.
C’est là où se forme une élégance de détachement.
Je ne désire jamais pouvoir un jour m’asseoir sur le trône composé de fleurs de lotus.
Lorsqu’un réceptacle explose, dans cette mort digne, naît un espoir d’un avenir prospère.
Je contemple ce milieu vert foncé avec tendresse.
C’est là où je deviens ce que je suis.


La première phrase de la vidéo « Je ne veux rien oublier ! », fait tout de suite écho au titre du diptyque ME(MOI)RE. Entre oublier quelque chose et s’en souvenir pour toujours, peut-on vraiment choisir? Cette phrase indique la volonté du « moi » de ne pas oublier. Oublier quoi? Sa vie jusqu'à aujourd'hui. Les Chinois disent: « La chose précédente non oubliée est le professeur de la suivante. » (qian shi bu wang, hou shi zhi shi) Ou « Il faut profiter de la leçon apprise de l'expérience. » (ji qu jing yan jiao xun) Toutes ces maximes, héritage de nos ancêtres, à mon insu, sont profondément enracinées chez moi grâce à l'éducation familiale provenant de ma mère. Elles sont le guide ou le repère de ma conduite. Ne pas oublier signifie aussi accepter le passé tel qu’il est, mais ne pas répéter la même erreur. Car seulement lorsque l'on ne nie plus son milieu social et fait face aux problèmes, on peut enfin avancer sans complexe, ni fardeau du passé. Alors, au lieu de manger le lotus doux et mielleux pour ainsi tout oublier, je préfère garder mes souvenirs, bons ou mauvais, affronter les difficultés avec courage, et vivre avec mes trois mille soucis.


(ou duan si lian), « Le rhizome de lotus rompt, mais ses filaments tiennent toujours. » Cette expression désigne normalement la relation entre des amoureux. Pour des motifs dérisoires, ils décident de se séparer. Mais ils n’arrivent pas à se quitter définitivement tout de suite. Ils essaient donc de renouer leur relation avant qu’un autre conflit la rompe. Dans ce film, cette expression décrit l'impossibilité de couper le lien avec ce monde, bien que parfois on ne puisse plus le supporter. Personne n'est une île, on ne peut pas s'isoler de la société et vivre tout seul dans son coin. Cette expression fait précisément allusion au lien familial. Le fils est loin de sa famille, mais le sang qui coule dans ses veines, l'amour de sa mère pour lui et la nostalgie du pays l’attachent fermement à ses racines. Grâce à ce fil fin mais solide, il peut planer haut dans le ciel comme un cerf-volant.


Dans ce nouveau commentaire, trois phrases commencent par « Lorsque ». Chaque phrase décrit une situation de lotus, mais c'est le « moi » qui éprouve un sentiment comme s'il était une feuille, un pétale ou un réceptacle. Ce sont dans ces trois moments où les images correspondent au contenu de la voix-off. Le reste du temps, chacune des composantes (les images, la voix-off) suit sa propre logique. Le « moi » paraît donc avoir un lien direct avec le lotus. On peut dire que si le lotus est son miroir, et lui, il sera son reflet. En plus, « Lorsque » se situe dans le temps et marque une étape de la vie du lotus. Ainsi, la comparaison est établie entre le cycle de lotus et le parcours du « moi ». En contemplant le lotus, le « moi » voit la fleur de sa mère se faner pour qu’un jour sa fleur personnelle puisse s'épanouir en suivant le même processus. Ainsi, la clé du mystère de la vie se trouve dans la nature. La vie humaine et la nature obéissent aux mêmes règles. Personnellement, après des années de recherche dans l'écriture afin de connaître le sens de la souffrance dans la vie, je ne me plains plus de ma naissance. Et je regarde mon passé, ma famille avec une affection mêlée de tristesse. Une fois acceptée cette souffrance comme épreuve, comme une étape incontournable de la vie, je peux enfin être en paix avec l'environnement où j'ai grandi et mener ma vie de la manière que je souhaite. Je n'ai pas rejeté mon passé, il est toujours en moi (Hesse: il a dû bien souffrir dans son enfance ). C'est ainsi que le milieu vert foncé chez le lotus devient la métonymie chez moi. Et à travers les mots « rhizome », « graine », « élégance » et trois phrases commençant par « C’est là où », le lotus me remplace. De cette façon, en parlant de lotus, on parle du « moi ». De même que de cet endroit proche de la boue poussent des fleurs élégantes comme dit Zhou Dun-Yi, philosophe des Song du Nord (1017 - 1073) : « La fleur de lotus reste totalement pure quel que soit le limon dont elle est issue », j’espère que de l’environnement défavorable, se forme un cœur plein de compassion et de compréhension pour les autres.


À la fin du film, quelques secondes après que la voix-off dit : « C’est là où je deviens ce que je suis. », en suivant le déroulement de la musique, mon nom apparaît en bas de l’image d’une fleur de lotus. Si le spectateur initié voit mon orgueil en me comparant à la belle fleur de lotus, il faut me pardonner. Car il s’agit d’un orgueil nécessaire et d’un but à atteindre. Pour pouvoir valoriser la souffrance que j’ai subie, je dois d’abord connaître ma juste valeur et avoir confiance en moi. Ainsi, si la fleur au début du film est la métaphore de la beauté intérieure de ma mère qui est ensuite la métonymie de « chez moi » , celle à la fin sera la métaphore de ma beauté. De cette façon le fils confirme sa propre beauté avec fierté grâce au sacrifice et au soutien de sa mère. Ce diptyque est donc un hommage rendu à la mère. Ces deux images de fleur qui ouvrent puis ferment l’histoire sont des images fixes, plus exactement, des photographies. Les fleurs épanouies ne bougent pas, ne vieillissent pas. Leur beauté a été figée pour toujours et répond à l’idée stéréotypée de lotus. Comme les paupières ouvertes qui permettent de voir, les deux images fixes encadrent le reste du film qui se déroule en images temporelles. Ces images temporelles qui sont moins belles selon les standards, mais plus proches de la vie et de la réalité, ne montrent que l’évolution des feuilles, des tiges et des réceptacles verts au fil du temps, sauf une brève partie où l’on voit des fleurs, tremblant dans le vent, commencer à perdre leurs pétales. Cette partie représente pour moi l’apogée émotionnel de la vie de lotus, car à cet instant précis on aperçoit le caractère éphémère de sa beauté qui s’oppose à la beauté éternelle logée dans notre idée fixe. De cette manière, les images temporelles contestent en fait la beauté des images fixes. Cette façon d’organiser les images est inspirée du film de Pasolini, Œdipe Roi, dans lequel deux époques modernes encadrent deux époques anciennes. Et selon son propre commentaire, Pasolini s’est positionné dans le passé afin de critiquer le présent.


Cela explique aussi pourquoi je ne fais pas de louanges aux fleurs de lotus, ni les envie, car je me considère comme l’une de leurs. Si je ne le suis pas encore, du moins, j’espère, je le serai dans le futur. Étant un être ordinaire, avec beaucoup de défauts et de faiblesses, je n'exagère pas la possible envergure de ma contribution à ce monde. Peu importe s'il y a une vie après la mort, mon souhait n'est pas d'arriver un jour à briser le cycle de la réincarnation, mais d’apprécier cette vie courte ici-bas (ou dans ladite « poussière rouge »), et de réaliser des oeuvres qui serviraient à quelque chose pour les autres. Alors, le trône de lotus n’est pas pour moi, il est pour le Bouddha ou pour le prince égyptien. Je ne suis pas humble, je suis seulement réaliste. La plus haute estime que je me porte à moi-même est de devenir l'une des fleurs qui composent le trône. Ou bien, cela est encore plus difficile, de suivre l’exemple des bodhisattvas qui, étant sur le point d’obtenir la délivrance, se retiennent au seuil du nirvana pour venir en aide aux hommes souffrants.


Concernant la bande son, les images dans ce film illustrent la musique de Tchaïkovski. En général, la musique est abstraite, mais selon l’émotion qu’elle évoque durant son déroulement, elle est en quelque sorte narrative. Ce côté narratif correspond au regroupement des images (en gros, fleur (représente la mère), feuilles (mère), tiges (maison), réceptacles jeunes (trois fils), pétales (mère), fleurs fanées (mère), réceptacles mûrs (mère), fleur (moi)). En principe, je mets en avant la voix-off et repousse la musique au deuxième plan, mais durant la brève partie mentionnée plus haut, la voix-off se tait et laisse la belle mélodie et les images de fleurs fanées à moitié s’exprimer elles-mêmes. Car, à ce moment du film, au lieu de faire comprendre au spectateur ma pensée, je vise à l’émouvoir. Avec mon nom incrusté dans l’image à la fin du film, en passant par trois points de rappels (une feuille se déchire, un pétale tombe, un réceptacle explose), la narration véhiculée par la voix-off rejoint enfin celle véhiculée par la musique et par les images. Le « moi » dans le titre « Chez moi » est bien moi.


Le titre de la nouvelle (lu ye hong chen) « Feuilles vertes, poussière rouge » n’est pas une expression d’usage. On dit par exemple :
(hong hua lu ye) « Fleurs rouges et feuilles vertes », qui signifie couple bien assorti, ou avec le contraste des feuilles vertes, les fleurs sont encore plus jolies ;
(hong nan lu nu) « Hommes rouges et femmes vertes », gens bien habillés, gens ordinaires sur terre;
(deng hong jiu lu) « Lanterne rouge et vin vert », vie de débauche.


Dans ces expressions citées, deux choses opposées sont liées par un « et ». Dans le titre de la nouvelle, j’emploie une « , » (virgule) pour une autre raison. En fait, dans ces expressions en chinois, y inclus la mienne, il n’y a ni « et » ni « , ». L’apposition et l’ordre alternatif des caractères ((couleur, objet), (couleur, objet) ou (objet, couleur), (objet, couleur)) suffisent à montrer la relation des choses et leur signification par extension. Dans mon expression avec une « , », la relation entre « Feuilles vertes » et « Poussière rouge » est à la fois « et » et « : » ou « -- ». Elles sont deux choses dans la proximité comme la lanterne vis-à-vis du vin, bu tard dans la nuit, plutôt qu’en opposition. Pour l’usage d’« et », la virgule évoque l’image dans laquelle des feuilles se balançant au passage du vent qui emporte avec lui de la poussière ocre de la terre. Cependant dans les expressions « Fleurs rouges et feuilles vertes » et « Hommes rouges et femmes vertes », on constate la relation d’opposition et de proximité. Pour l’usage de « : » ou de « -- », la virgule fait d’abord une pause d’interrogation sur la raison de mettre deux choses apparemment sans lien côte à côte, et ensuite, après la lecture, on comprendra en fait que « Poussière rouge » qui est elle-même une expression, vient définir le monde composé de feuilles vertes. Elle est donc sa conclusion. On peut aussi considérer les « Feuilles vertes » comme une question posée par le fils ; la « Poussière rouge » est la réponse qu’a trouvée la mère.


Dans la nouvelle, je raconte le point tournant de mon mode d’expression. À ce moment-là, j’ai eu beaucoup de doutes et hésité à choisir entre la peinture et la vidéo. Finalement, j’ai décidé d’acheter un caméscope. Et depuis, je ne regrette pas une seconde. Cette peur et cette incertitude sont déjà lointaines, mais en lisant cette nouvelle écrite il y a cinq ans, j’éprouve toujours une émotion très vive. Je suis content d’avoir gardé la mémoire de ce moment de ma vie sous la forme d’une fiction en chinois. La traduction en français était pénible. Parfois, je me suis demandé si cela en valait vraiment la peine. À cause de la difficulté de trouver des mots et des expressions équivalents, j’ai dû changer beaucoup de passages. Une fois la tâche terminée, j’ai laissé de côté la version originelle. Puis j’ai traité le texte comme un brouillon et l’ai entièrement re-écrit. Malgré parfois la maladresse de mon français, j’espère que le lecteur saisit au moins la structure et l’essence de cette histoire.


La mère a évoqué dans la nouvelle le destin du fils qui avait été inscrit dès sa naissance. Son destin ressemble à celui d’Œdipe prédit dans le fameux oracle. La punition du fils dans la nouvelle est peut-être moins sévère que celle d’Œdipe, mais l’effet de ce verdict a été ressenti tout au long de sa vie comme une vérité inébranlable. Une fois que l’on est conscient de l’existence de cette divination, la tragédie prend corps et l’on trouve partout la preuve que l’on ne peut plus nier. La relation entre père, mère et fils est une simple reproduction de son modèle archétype avec une légère variation. Le malheur se répète au cours des générations, voire dans l’humanité. Les uns pensent que c’est un cycle sans issue, chaque acte crée une cause qui contribuera à son tour à produire un nouveau karma, des autres, une douleur que l’on arrive à arrêter en faisant de bons actes, en abolissant le désir, la haine, la plainte, etc. Au lieu de lutter contre une condamnation infondée, le fils, après de vaines tentatives d’y échapper, a enfin intégré la souffrance comme la source de sa richesse. C’est ainsi que dans la vidéo, il ne veut pas oublier toutes ses peines de sa vie qui font de lui celui qu’il est aujourd’hui. À cause de cette malédiction, la mère et le fils sont physiquement séparés, chacun suit son chemin de croix. Mais grâce à l’amour, filial et maternel, ils sont réciproquement le phare et l’appui de l’autre. Et leurs chemins différents se rejoignent. Ils parviennent à une conclusion similaire, bien que chacun l’ait obtenue à sa manière. C’est ce que l’on dit (shu tu tong gui), « Arriver au même endroit par des routes différentes. » La démarche de l’un apparaît dans des mots, de l’autre dans des images audiovisuelles. Ainsi la nouvelle et la vidéo symbolisent deux approches d’une même épreuve – la vie.


En fait, la nouvelle et le court-métrage se répondent en se croisant ou parfois en s’opposant. Voici les choses qui les rapprochent : la mère brode la fleur de lotus sur une étoffe, le fils filme le lotus ; la mère trouve que le milieu ombragé ressemble à leur maison, le fils nomme cet endroit : « chez moi » ; la mère pense que filmer des choses belles est un acte superflu comme si l’on décorait un brocart avec des fleurs, et le fils ne désire pas ajouter son éloge sur les fleurs à ceux des autres. Quant à ceux qui les séparent : la mère pense que la parole du film en français non traduite, n’empêche pas sa compréhension, le fils ne veut pas que sa mère sache qu’il considère leur maison comme un lieu triste et dégradé, il n’a pas mis de sous-titre en chinois ; la mère essaie de se libérer de la souffrance de la vie en faisant des prières et en aidant les gens selon sa disponibilité. Elle espère sortir de ce monde et entrer dans le nirvana (chu shi, sortir du monde). Le fils est reconnaissant de toutes les épreuves qu’il a vécues et décide d’être utile à travers sa création. Sous son apparence distante, il est en fait très attaché à ce monde et il a envie d’y rester (ru shi, entrer dans le monde).


Le lecteur et le spectateur sensibles découvrent peut-être que ce diptyque est bourré de locutions, de citations ou d’anecdotes. Je pense que c’est dû d’abord à la caractéristique de la langue chinoise, ensuite à la culture chinoise. Au niveau de la langue, il existe beaucoup d’expressions toutes faites que je considère comme un trésor populaire ou une mémoire collective. La question est de savoir les employer à un endroit et dans une situation pertinents. On peut les utiliser comme une sorte de vocabulaire ou leur redonner leur sens initial. Parfois, l’expression s’accorde tellement bien à la circonstance, en la lisant en français, on ne se doute même pas qu’il s’agit d’une expression. On la prend simplement pour une métaphore fraîchement faite. Par exemple, dans la phrase : « Après une période obscure, la musique devient plus claire comme si le ciel redevient bleu après la pluie. », ici « le ciel redevient bleu après la pluie » est exactement une expression en chinois : (yu guo tian qing) qui veut dire par extension : « Après avoir traversé de mauvaises passes, la situation s’améliore. » Seulement, je compare le développement de la musique avec le changement du temps, donc le son avec la couleur. Parfois, on trouve presque la même expression en chinois et en français. Cela est pour moi une joyeuse coïncidence. Par exemple, en français : « il n’a pas l’étoffe nécessaire… » ; en chinois : (ta bu shi zhe quai liao, traduction mot à mot : il n’est pas ce morceau de quelque chose), le (liao) ici d’origine veut dire un morceau de bois pour construire une maison, donc (cai liao), mais cela peut être un morceau d’étoffe pour faire un vêtement, donc (bu liao), car les deux matières de choses partagent le même mot (liao). Au niveau de la culture chinoise, en plus de l’influence occidentale (lotus d’oubli), mon attitude vis-à-vis de la vie est formée au fil du temps à partir des mes expériences et des trois courants de pensée, qui sont aussi des religions : confucianisme (la reconnaissance de la filiation, une dette de l’existence à l’égard des parents ), bouddhisme (le karma, le nirvana, la réincarnation, le trône composé de fleurs de lotus) et taoïsme (la relation entre la nature et l’homme, le bonheur repose sur le malheur , chéris un grand malheur comme ton propre corps ).


Dans ce diptyque, je joue deux rôles: le réalisateur du film et son spectateur, voire le critique qui écrit un article sous la forme d’une nouvelle. En plus, ce n’est pas un spectateur quelconque. C’est une mère spectateur, ma mère. J’ai essayé de me mettre dans sa peau, pour simuler sa réaction. Dans la nouvelle, la mère ne comprend pas un mot de français, ni à l’écrit, ni à l’oral. Elle interprète le film purement selon les images qu’elle voit et la musique qu’elle entend. Lorsque le lecteur français, après avoir lu la nouvelle, voit le film, il compare d’abord les images avec son imagination évoquée par la description. Ensuite, il remarque que la parole du fils ne dit pas la même chose que ce que la mère a cru comprendre. Il découvre donc une dimension enlevée à cause de la barrière du langage. Il est alors, à part l’auteur de ces deux travaux, la seule personne qui détienne tous ces éléments de l’histoire. En même temps, il trouve que les deux points de vue, de la mère et du fils, en gros, convergent, bien qu’ils ne s’expriment pas dans les mêmes termes. Le spectateur, après avoir vu le film, la mémoire encore fraîche dans son esprit, imagine comment le lien a été tissé entre le lotus et le fils. Il essaie aussi de répondre à la question : pourquoi le fils considère-t-il ce milieu vert foncé comme chez lui ? Lorsqu’il lit la nouvelle, en prenant connaissance du regard que la mère porte sur ce film, un monde concret s’ouvre devant lui. Il possède ainsi les clés pour toutes les portes de ses doutes. En fait, la nouvelle dilate ce qui a été condensé dans le film -- l’attitude du fils modulée par tant d’années de vécu, lui fournit des anecdotes, et lui rend sa matière, son corps et son épaisseur. Mais la nouvelle n’est pas l’unique commentaire ou la seule explication plausible du film. Elle ne dicte pas la façon dont il faut le regarder, elle offre simplement l’une des versions possibles.


Il ne faut pas oublier que voir un court-métrage et lire une nouvelle ne relève pas de la même expérience. En seulement quelques minutes, le court-métrage doit arriver à transmettre sa pensée au spectateur. Il est donc plus dense, plus concis, plus abstrait et plus mystérieux que la nouvelle sur le même sujet. Il demande au spectateur un grand effort de concentration et fait travailler en même temps ses yeux et ses oreilles. Puisque le temps de vision est imposé, même si l’on avait des questions, on devrait continuer le film. Vu que l’on se dépêche de recevoir les images audiovisuelles, le court-métrage fait réfléchir le spectateur moins pendant, mais plus, après la vision. Ainsi après la projection, avec toutes les informations disposées dans sa mémoire, le spectateur commence à constituer son appréciation. Quant à la nouvelle, elle fournit des paroles intérieures et des éléments plus détaillés de l’histoire. Pendant vingt minutes ou une demi-heure, le lecteur, à l’aide de son propre vécu, s’immerge dans son imagination évoquée par la suite des mots, des ponctuations et des espaces blancs. Il traîne de temps en temps pour savourer certaines phrases, ou pour relire un passage, et il se perd parfois dans ses souvenirs personnels, voire revit des scènes similaires de sa vie. Car c’est lui qui gère le rythme de sa lecture et y investit ou intègre plus de lui-même, cela rend l’histoire plus intime. Il est dans un autre monde construit à moitié par lui. Je trouve toujours très beau le lecteur lorsqu’il décode l’écriture, projette des images dans son écran personnel, puis entre en ubiquité dans ici et ailleurs, dans maintenant et un autre temps. Sur son visage et dans ses yeux, on voit son émotion, pourtant son corps reste figé. La lecture est une sorte de voyage immobile avec une vitesse d’esprit. Sous l’apparence paisible, des vagues montent et descendent. Ainsi, on traverse l’histoire des autres vivement sans bouger un pied. Bien sûr, la vision d’un court-métrage est aussi un voyage immobile, mais il s’agit plutôt d’un voyage organisé dont l’itinéraire et la cadence sont prédéterminés et mieux respectés. C’est donc un voyage plus intense qui laisse moins de liberté à son voyageur.


Dans la nouvelle, tellement immergée dans l’univers du film, la mère croit entendre des bruits de frottements de feuilles au passage du vent, voir des oiseaux sauter entre les tiges, et des poissons se promener dans l’eau. Mais en réalité, dans le film, le son d’ambiance a été supprimé à cause de la répétition d’un concert au moment du filmage, les oiseaux ont été suggérés simplement par une plume, et l’on perçoit à peine un poisson remuant la queue près de la surface de l’eau. Premièrement, le contenu du film n’est pas obligé d’être tout à fait identique à ce que la mère a vu et entendu dans la cassette décrit dans la nouvelle, surtout il s’agit d’une fiction. Deuxièmement, on est souvent influencé inconsciemment par des indices et on croit ensuite vraiment voir et entendre quelque chose de ses propres yeux et oreilles. Troisièmement, en principe, on ne peut pas analyser le film image par image en même temps que sa vision. Toutes ces remarques de la mère viennent en fait de sa mémoire, une mémoire qui n’est pas irréprochable. Quatrièmement, à part quelqu’un qui veut vraiment étudier ces deux travaux pour ainsi établir leur relation et comparer ces deux modes d’expression, rare est celui qui va relire la nouvelle ligne par ligne, et revoir le film image par image afin de révéler des points de désaccord. Ainsi, entre ces deux travaux, j’accepte un certain degré de déviation.


Enfin, une question importante et pratique se pose : Comment présenter ce diptyque?


1) Dans un magazine: une brève introduction sur ce travail ME(MOI)RE, ensuite apparaît la nouvelle Feuilles vertes, poussière rouge, à la fin de laquelle un DVD intitulé Chez moi est joint dans un petit sachet en plastique. L’ordre d’expériences supposé: lecture, vision.
2) Dans une galerie ou dans un espace d’exposition: un carton indique le titre de l’oeuvre ME(MOI)RE, suivi d’une brève introduction sur le film Chez moi et la nouvelle Feuilles vertes, poussière rouge. On diffuse le film en boucle sur une télévision ou on le projette sur un écran. À côté du carton, des cartels plastifiés sur lesquels est imprimée la nouvelle sont à la disposition des visiteurs. L’ordre d’expériences supposé: vision, lecture.
3) Dans un site Internet: une brève introduction sur ce travail ME(MOI)RE, sur la même page, on peut choisir de lire la nouvelle Feuilles vertes, poussière rouge ou voir le film Chez moi en cliquant simplement sur leur titre. L’ordre d’expériences supposé: cela dépend du goût de l’internaute, mais je pense que l’on a tendance à voir le film d’abord et puis, décider de lire ou non la nouvelle. Bien sûr, on peut imposer à l’internaute d’entrer dans les pages de la nouvelle d’abord, ensuite il peut accéder au film, mais ce n’est pas mon intention. L’internaute possède la liberté de faire ce qu’il lui plaît à sa manière.


La voix dans mes films, peu importe que la narration soit à la première personne du singulier ou à la troisième personne, ne provient pas d’un être omniscient ou omniprésent. Elle ne connaît que des facettes de réalité sur moi, en plus, elle les ont sues après coup. C'est une voix de la personne qui se cherche, qui s'efforce de se comprendre à travers l’auto-observation. Dans l'univers de mes courts-métrages, chaque histoire, véhiculée par la voix, raconte une expérience, une pensée et une découverte sur mes regards et sur mes réactions vis-à-vis des événements.


Je suis peut-être sensible, mais pas aussi clairvoyant que la voix semble le suggérer. En fait, dans la vie quotidienne, je rencontre beaucoup d'angles morts. En acceptant leur existence, j’essaie de mon mieux de ne pas laisser échapper des occasions précieuses qui me permettent d’en savoir plus sur moi. C’est sans doute une des leçons que je dois apprendre pendant toute ma vie.


La voix est pour moi la conscience discrète durant le parcours de ma vie. Elle témoigne dans les films, de l’occurrence de mes souvenirs. Elle décrit des situations qui se déroulent autour de moi. Elle existe d'abord pour moi, mais elle ne se satisfait pas de parler toute seule dans le vide. Elle a envie d’appeler une autre voix, une résonance, un échange chez le lecteur ou le spectateur.


La voix est sûrement porteuse de messages, mais pas au niveau moral. Ces messages parlent de la compréhension et de l'appréciation de la vie à travers l'introspection sans répit. À force de faire la rétrospection, j’espère pouvoir un jour mieux prospecter l’avenir. La voix ne demande pas d’être maître de ma vie, mais au moins je peux me comporter assez lucidement.

 

 

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