Feuilles vertes, poussière rouge

 


On sonne.


Ce doit être Sœur aînée, pense Xiu-Feng. Elles iront tout à l’heure ensemble ramasser des bouteilles en plastique dans la rue et faire quelques tâches pour protéger l’environnement. Xiu-Feng répond à la hâte : « Un instant, s’il te plaît. J’arrive. » En même temps, elle ajoute encore deux coups d’aiguille sur l’étoffe couleur riz blanc.


Sur l’étoffe tendue, une fleur de lotus est brodée. La partie des pétales roses est quasiment terminée, quant à celle verte des feuilles, le travail n’a pas encore été entamé. La composition de son dessin paraît naïve, mais chaque trait de l’ouvrage est solide et sincère. Une fois la broderie achevée, Xiu-Feng envisage de la vendre. Si quelqu’un l’achète, l’argent gagné, elle pourra le donner à celui qui en a besoin.


Xiu-Feng vit dans une situation modeste. Elle ne peut offrir trente mille ou cinquante mille dollars taïwanais aux sinistrés du tremblement de terre comme le font les autres. La seule façon qu’elle puisse les aider est de fournir sa force physique. À part nettoyer la rue, faire des prières bouddhistes chez des défunts avec Sœur aînée, recueillir l’aumône dans le voisinage une fois par mois, puis l’envoyer à une fondation humanitaire, elle brode silencieusement à la maison.


Depuis qu’elle a rencontré Sœur aînée, elle commence à étudier la bible bouddhiste avec zèle et à participer à toutes sortes d’activités bénévoles. Soudain, elle se sent utile et retrouve le sens de sa vie. Elle n’attache plus d’importance à la conduite irresponsable de son mari dehors, par exemple, faire la fête, boire de l’alcool, fréquenter la maison du plaisir, jouer à des jeux de hasard, pourvu qu’il ne soit pas souvent de mauvaise humeur ou qu’il ne se mette pas en colère à sa guise à la maison. Quant aux ennuis causés par le benjamin lorsqu’il est soûl, plutôt que de lui faire des reproches, elle essaie de lui faire entendre raison.


Xiu-Feng remet sa broderie sur la petite table à thé, enlève ses lunettes, glisse ses pieds dans des chaussures de sport, puis se lève en repoussant la chaise en plastique. Elle traverse le rideau vert de la porte et sort dans le jardin. Il n’est pas encore dix heures, mais le soleil est déjà très fort. Sous la chaleur, tout semble briller et bouger.


En protégeant ses yeux des lumières aveuglantes, lorsqu’elle a tendu sa main pour prendre le chapeau en feuilles de bambou accroché à côté de la porte en ferraille, elle a enfin remarqué que la personne qui souriait dehors n’était pas Sœur aînée.


« Oh ! C’est Monsieur le facteur ! Je suis désolée de t’avoir fait attendre. » Elle ouvre la porte.


« Ce n’est pas grave ! Ce n’est pas grave ! » Sur un ton légèrement excité, vieux Li continue : « Je ne comprends pas un mot étranger, mais je pense que c’est un colis envoyé par ton fils. »


Xiu-Feng prend le colis et examine rapidement le nom de l’expéditeur : « C’est bien de lui, merci beaucoup ! » En fait, le nom de son fils est composé des seules lettres qu’elle connaisse.


« Ça fait longtemps qu’il n’a pas écrit à la maison, non ? Il devrait avoir trop de travail pour ses études. »


« Oui, c’est vrai. Ça fait déjà un certain temps. Je ne sais pas ce qui l’occupe. Merci beaucoup d’avoir pensé à lui, mais il a déjà trente ans largement passés, on n’a pas besoin de se faire de souci pour lui. Il est habitué à prendre soin de lui-même. D’ailleurs, auparavant, il accompagnait souvent son patron en voyage dans des pays étrangers… » Son intonation trahit un peu de fierté.


« Tu as raison. Il est toujours un élève très doué et studieux. Tous les parents dans notre village le connaissent. Si mon fils avait la moitié de ses capacités, je l’enverrais étudier à l’étranger. Même si je devais travailler comme un âne. »


« Mais il fait ses études avec l’argent qu’il a économisé. », proteste Xiu-Feng. « Il n’a jamais demandé quoi que ce soit à la maison. Des années ont déjà passé, son père est toujours mécontent de lui. Il lui reproche d’avoir quitté un bon travail pour faire des études inutiles… »


« Les enfants ont leur idée sur le cheminement de leur vie. Mais je pense que vieux Chen a dit ça parce qu’il s’inquiète pour l’avenir de son fils. »


« … » Xiu-Feng a eu l’intention de dire quelque chose, mais en fin de compte, elle a simplement hoché la tête en pinçant ses lèvres.


« L’aîné est allé travailler ? »


« Oui, il est parti très tôt le matin. »


« Et le benjamin ? »


« Il travaille aussi. »


« Comment va-t-il ? Est-il plus stable maintenant ? »


Xiu-Feng sourit amèrement : « Parfois il va bien, parfois non. Je ne sais pas quand il va enfin mieux vivre sa situation. »


« J’espère que Dieu le protège. Et, … et comment va-t-il, vieux Chen ? » En baissant la voix, vieux Li montre son menton vers l’intérieur de la maison.


« Comme d’habitude ! Quelle vie joyeuse ! Il est allé faire du sport dans un parc public il y a vingt minutes. » Tous les deux échangent un regard de compréhension. Pendant un court instant, ils ne savent plus quoi dire.


Vieux Li regarde sa montre : « J’ai encore beaucoup de lettres à distribuer, on se parlera plus longuement la prochaine fois. »


« Oui, bien sûr ! Au revoir. Et viens boire du thé quand tu seras plus libre. »


Xiu-Feng retourne dans le séjour. Intriguée, bien que le destinataire soit son mari, elle ouvre le colis. Elle sait que pour son fils, le nom du père est en fait celui de la famille. À vrai dire, il lui a écrit à elle, mais par respect, ses lettres sont toujours libellées au nom de son père.


Dans ce colis, se trouve une cassette vidéo et une lettre. Xiu-Feng déplie la lettre. À sa surprise, c’est une lettre manuscrite. L’écriture unique de son fils qui penche toujours vers la droite, on la dirait sortie de la main d’un gaucher, rend cette lettre intime avec beaucoup de sentiments. Dorénavant, ses lettres sont imprimées par l’ordinateur comme des tracts. Avec le même contenu, il suffit de changer d’appellation au début de la lettre pour l’envoyer à tout le monde.


Cher père et chère mère,


Comment va la famille ?


Je suis désolé de ne pas vous avoir écrit depuis longtemps. Ici, quel que soit la vie ou mes études, tout va bien. Il n’y a aucun problème. Ne vous inquiétez pas pour moi.


Récemment, j’ai pris la décision d’acheter un caméscope. Ainsi pendant toutes les vacances d’été, je me suis amusé à aller partout et filmer beaucoup de choses intéressantes. Je suis en train d’apprendre à faire le montage sur l’ordinateur. Il faut en plus écrire le commentaire et faire le mixage du son. Rien n’est facile, mais je prends plaisir à voir aboutir petit à petit un court-métrage.


En travaillant, je découvre qu’entre peindre, écrire et filmer, il existe des points communs. On peut emprunter les savoirs d’une discipline et les appliquer à l’autre. Ils sont interchangeables. Je cadre mes images comme je compose une peinture. Ensuite, j’adapte la technique de la littérature pour mettre en ordre les images. Parfois, les images seules évoquent toutes les pensées sans avoir recours aux mots. Parfois, il faut ajouter une voix-off pour diriger le spectateur vers une interprétation mieux adaptée. Et concernant la musique, la mélodie et le rythme doivent correspondre aux images et aux émotions que l’on veut transmettre. Faire une vidéo est un travail compliqué qui exige beaucoup de recherche et d’expérience.


Je vous ai envoyé ci-joint mon premier essai. Après tant d’efforts consacrés, je suis assez content du résultat. J’espère que vous l’apprécierez aussi.

Votre fils, à Paris


Je croyais qu’il était allé apprendre à peindre. Xiu-Feng se demande comment il se fait qu’il filme maintenant. Peut-être prévoit-il le doute qu’il va susciter dans la famille, avant même qu’on lui pose la question, il explique déjà la relation entre les deux modes d’expression. Comme s’il disait : « Ce n’est pas un changement, mais une continuation qui suit le parcours naturel d’une évolution. »


Il n’a rien mentionné sur le prix, mais le caméscope coûtait certes très cher. Puisqu’il fallait prendre une décision, il a sûrement hésité pendant longtemps. L’argent n’est peut-être pas l’élément essentiel, cette décision implique aussi la rectification de sa démarche, et l’erreur qu’il a commise au départ en choisissant la peinture comme vocation. Il était en plein débat avec lui-même, c’est sans doute pour cette raison qu’il n’a pas donné de ses nouvelles pendant des mois.


Étant enfant précoce, depuis tout petit, il a déjà montré son indépendance et n’attendait jamais d’aide extérieure. S’il a des soucis, il ne les racontera qu’après les avoir tous résolus. Il ne relate que d’une façon abrégée des choses joyeuses et ne montre que le côté positif de son caractère comme s’il n’avait jamais ni de moral bas, ni de faiblesse. Alors, par conséquent, s’il n’envoie pas de lettre ou ne téléphone pas, cela veut dire simplement qu’il a rencontré de la difficulté et qu’il se débat encore pour s’en sortir. Vu la distance qui la sépare de lui, Xiu-Feng ne sait pas ce qu’elle peut faire pour son fils. La seule chose qu’elle puisse lui offrir est de ne pas le déranger, tout en priant silencieusement pour sa santé – la base de toute exploitation.


Elle se sent très proche de son fils, mais en même temps elle a l’impression de ne pas le connaître tout à fait. Car elle ne peut soulager sa solitude, sa dépression occasionnelle et sa peine dont elle n’est jamais au courant. Elle ne peut pas non plus s’occuper de sa vie quotidienne comme avec ses deux autres fils. Sans parler d’autres choses, depuis combien d’années n’a-t-il pas mangé le repas préparé par elle avec amour ? Par contre, n’est-ce pas pour la consoler qu’il dit que tous les plats qu’il fait chaque jour à Paris ont le goût particulier de sa mère. En vérité, pour diminuer sa dépense, il a appris à faire la cuisine tout seul. Il mélange des ingrédients et y ajoute des assaisonnements selon les parfums et les couleurs qui demeurent dans sa mémoire. Son art culinaire peut probablement plaire aux étrangers, mais il ne peut pas apaiser sa nostalgie du pays qui le hante dans son inconscient. Parfois il se réveille au milieu d’un rêve à cause d’une odeur de nourriture qui lui manque tant. Lorsque cette situation arrive, il se sent très désappointé et ne peut plus retrouver le sommeil. Ainsi le lendemain, il suit la trace laissée sur sa langue et se contente d’avoir découvert une recette approximative. Mais, il n’a jamais révélé cette expérience à sa mère.


À vrai dire, les choses qu’il ne lui a pas racontées sont beaucoup plus nombreuses qu’elle ne peut l’imaginer. Par exemple, vis-à-vis de son avenir, à court terme, il sait ce qu’il fait, mais à long terme, il se trouve complètement dans l’ignorance. Pour son projet, étant donné que rares sont ses efforts qui ont porté leurs fruits, il ne sait pas s’il peut tenir jusqu’au bout. Il pensait avoir du talent pour la peinture et qu’il était de sa responsabilité de le développer. Sinon, cela serait un péché. Mais être dans un pays étranger, dans une ville qui n’est pas la sienne, dans une autre culture, dans le domaine de l’Art et évalué par un système d’éducation différent, il lui semble honteux d’étudier avec application. Car celui qui travaille dur est en fait celui qui manque de capacité et de génie. Surtout, il est trop équilibré psychologiquement, il n’arrive jamais à montrer dans sa peinture, d’une façon directe et violente, une douleur ou une émotion qu’il a déjà maîtrisée. Il continue à essayer, mais il reçoit toujours des critiques négatives. Il commence à douter d’être vraiment aussi médiocre que son professeur de peinture le suggère ou le lui fait sentir. Il se rend compte tristement que dans ce monde de l’Art, il n’y a pas de place pour ses tableaux et que son existence ne signifie rien dans le possible progrès de la société. Malgré tout, il a quand même obtenu une mention très bien dans la section de peinture à la fin de ses études à l’école des beaux-arts.


Il se culpabilise d’avoir laissé égoïstement sa mère et son petit frère au soin de son frère aîné sous prétexte de la poursuite de son rêve. Un rêve, même lui, la personne en question, n’est pas capable de le définir concrètement. Il éprouvait à cette époque un fort désir de mettre catégoriquement un terme à toutes sortes de calculs sans aucun sens dans son travail et de mener une autre vie – une vie de création. Pour la réaliser, une des conditions requises était d’être loin de ses proches et de ses amis. À cause de ce caprice, étant étudiant à temps complet, il ne donne plus d’argent de poche à son père. Cela est attribué pour beaucoup à la querelle de la famille et alourdit encore le poids sur les épaules de son frère aîné. Maintenant, des années ont passé, malgré sa persévérance, il ne voit pas son but se rapprocher. Il se demande s’il devrait admettre qu’il n’a pas l’étoffe nécessaire pour mener ce genre de vie d’artiste, s’il faudrait mieux faire face à sa limite, soit rentrer à Taiwan, soit changer de voie à la recherche d’une autre possibilité. Avant de reculer, il ne peut s’empêcher de se poser la question : est-ce que j’ai vraiment déjà tout essayé et tout donné ? La fin de mon épreuve est-elle encore loin ? Entre rester et rentrer, lequel est plus courageux ? Lequel peut me libérer de cette pression constante ? Rester, peu importe dans quelle spécialité, il a l’obligation d’atteindre son but et il doit forcément montrer le bilan à lui-même et à sa famille. Cela sera difficile, mais au moins, il fait ce qui lui plaît. Rentrer, il n’a plus besoin de lutter désespérément dans sa création artistique, mais il vivra au jour le jour et éprouvera sûrement du regret de temps en temps. De ce fait, bien qu’il soit proche de sa famille, il s’use dans des choses triviales quotidiennes. Au bout d’un certain temps, il se plaindra, et la belle nostalgie mi-amère mi-sucrée s’en ira.


Tous ces tracas et pertes de repères, il ne peut en parler à personne. Surtout que sa mère a déjà beaucoup de soucis. N’ayant pas envie de mentir, il choisit alors de se taire.


En lisant la lettre de son fils, Xiu-Feng imagine sa vraie vie à Paris. Cet enfant, tout seul à l’autre bout du monde, il devrait être très seul. Elle pousse un soupir. Elle se souvient de l’inscription gravée sur la fiche de bambou tirée du temple du village lorsqu’il venait de naître : « un enfant de malheur, qui ne s’entend jamais avec ses parents, voire nuit à leur longévité et qui est toujours en désaccord avec ses frères. » – un terrible verdict de solitude durant toute sa vie.


Xiu-Feng n’est pas superstitieuse, mais la preuve est là. Depuis son plus jeune âge, il étudiait déjà dans une autre ville et logeait dans un dortoir. Il était rarement à la maison. Dès qu’il est rentré pour les week-ends ou pour les vacances scolaires, il s’est disputé avec son père. Le jeune ne pouvait pas supporter les critiques de son père, il le considérait comme un père raté ; le vieux blâmait le comportement insolent de son fils, car il osait lui répliquer sans cesse. Son fils a avoué un jour que grâce à l’absence de sa personne dans la famille, il ressentait enfin la présence de son amour filial logé trop profondément dans son cœur, de manière quasi indétectable. La relation entre ses trois fils est très distante. La différence frappante de niveaux de leur disposition naturelle, de leur formation, et de leur travail, fait qu’ils n’ont rien à se dire. Quant à son lien avec son fils, il balance entre l’affection et l’impuissance. Bien qu’elle souffre de ne pas pouvoir le voir plus souvent, elle ne veut pas se l’attacher auprès d’elle car il a son idéal à réaliser. Il éprouve du désespoir concernant le mariage de ses parents, cependant il ne sait pas combien d’années il lui faudra encore pour pouvoir sauver sa mère de cette situation et rendre sa vie moins malheureuse.


Ah, à quoi bon penser à tout cela ! Regarde plutôt ce qu’il a filmé, à plus forte raison, il est si fier de lui.


Ainsi, en se pliant, elle insère la cassette dans le magnétoscope, puis s’assoit sur la même chaise. Au moment où elle va appuyer sur le bouton de lecture sur la télécommande, son mari est rentré.


« C’était bon, ton exercice ? », lui demande Xiu-Feng. Elle ne l’ignore pas, mais elle ne le salue que d’une façon systématique.


Sans un mot, vieux Chen enlève son vêtement mouillé de sueur et dévoile ainsi son corps embarrassé de graisse. Il s’essuie avec une serviette tout en jetant dédaigneusement un coup d’œil sur la lettre placée sur la table.


« Qu’est-ce que tu regardes ? », dit-il d’un ton accusateur.


« Oh ! Le film que le cadet a envoyé. Il dit que c’est lui qui l’a fait. »


« Filmer ! Il ne sait déjà pas peindre, alors filmer ! »


Xiu-Feng se doute bien de la réaction de son mari, mais de peur de l’exaspérer, elle garde le silence. Pour ne pas lui cacher la vue, et aussi pour lui montrer le travail de leur fils, elle déplace un peu la chaise, puis fait démarrer le film.


Dès la première image, Xiu-Feng est saisie. Quelle coïncidence ! C’est pourquoi on dit que le coeur du fils et celui de la mère sont liés ensemble malgré la distance qui les sépare ! Ce qu’elle voit sur l’écran est justement ce qu’elle est en train de broder : la fleur de lotus. Le concerto pour piano numéro un de Tchaïkovski retentit dans le séjour. Xiu-Feng ne connaît pas cette musique, néanmoins grâce à son air limpide et solennel, elle glisse sans difficulté dans l’univers préparé par son fils. Le titre du film en français est incrusté dans cette image. Veut-il dire « La floraison » ? Si c’est le cas, la musique est peut-être un peu triste, non ?


À l’insu de Xiu-Feng, les images qui suivent changent de registre. D’abord, sur une feuille immense de lotus, on peut voir clairement des réseaux vert pâle couvrant toute la surface. De grosses nervures se rejoignent au centre et y forment un motif qui fait penser à une coccinelle ou à une araignée. Chaque feuille est différente des autres, mais en même temps similaire.


Un petit sourire naît à la commissure de ses lèvres. Xiu-Feng a remarqué la touche personnelle de son fils. Depuis son enfance, il aimait observer des plantes et les dessiner. En regardant des formes abstraites pourtant provenant de la réalité, s’il n’expliquait pas, on ne pourrait deviner de quoi il s’agissait. Manifestement, ses années d’études sur l’ingénierie et son travail dans ce domaine, n’ont pas changé sa façon de voir. C’est peut-être la raison pour laquelle, il a quitté son travail et repris les pinceaux. Les images d’il y a plus de vingt ans dans lesquelles elle l’a amené à dessiner en plein air, reviennent à son esprit. À cette époque-là, malgré des prix qu’il a remportés dans des concours, elle ne s’est pas demandé s’il allait exercer le métier de peintre ou non, sans mentionner celui de vidéaste. Finalement, après un grand détour, il est revenu à son point de départ et s’efforce maintenant de devenir un jour artiste.


Le film est commenté en français. Xiu-Feng n’a rien compris. Mais à ses oreilles, la parole a été débitée de la même façon que celle d’un chant mal articulé qui ne vise pas à transmettre la pensée, mais l’émotion. Puisque son fils ne l’a pas traduite en chinois, cela veut dire peut-être que les images se suffisent à elles-mêmes pour la compréhension du film.


Puis, on voit défiler des feuilles en gros plan, comme s’ils étaient des portraits qui reflètent des vécus et des rencontres différents. Une feuille a été déchirée en dent de scie. Une autre qui commence à jaunir a un air maladif. Encore une autre, son contour s’est enroulé vers le bas. Celle séchée, de couleur rouge marron, on dirait une île isolée dans une mer verte, ou bien des cimes ocres sur une sphère. Certaines proches de la surface de l’eau sont couvertes de points noirs. Des insectes se baladent ici et là. La vue de cette scène est un peu déplaisante. Toutes ces feuilles se frottent au passage du vent et font des bruits soit mouillé-lourd, soit sec-vide selon leur condition individuelle.


Pourquoi mon fils a-t-il filmé tout cela ? Que veut-il montrer ? Pour documenter toutes sortes d’existences de feuilles ? Ou pour témoigner la disparition de la jeunesse au fil du temps ? Ou bien grâce à cette disposition, peut il ensuite mieux mettre en valeur la beauté et la pureté des fleurs de lotus ? Mais à son âge, il vaut mieux regarder droit devant soi et travailler sans répit, n’est-ce pas ? Commence-t-il à se lamenter en se projetant dans le passé ? Xiu-Feng retourne légèrement la tête pour épier l’expression du visage de son mari. Comme prévu, vieux Chen est à bout de patience, il émet des bruits désapprobateurs de sa bouche. Ses pieds appuyés sur la table oscillent avec énergie.


Maintenant, le caméscope descend au point de toucher la surface de l’eau. On pourrait presque sentir l’odeur de la boue ou de la moisissure. Des feuilles entièrement renversées comme des chapeaux chinois, flottent sur l’eau stagnante. La couleur des feuilles se change en jaune-terre, un peu violet. Certaines s’immergeant dans l’eau sont en train de se décomposer. Tout cela rappelle la vieillesse et à la mort.


Avec mépris, vieux Chen crie : « Morbide ! Morbide ! Il ne filme pas les fleurs, il ne filme que l’ordure, il ne sait filmer que ça ! Il n’a aucune notion de la beauté. C’est une pure perte d’argent et de temps d’aller apprendre la peinture. » Très irrité, il prend le journal et monte au premier étage.


Xiu-Feng n’a pas été étonnée par la réprimande de son mari. En tout cas, ce n’est pas la première fois qu’il râle. Il ne soutient jamais les idées ou les décisions de son fils. Cela va de soi qu’il ne s’intéresse pas au monde que son fils veut lui faire partager.


Après une période obscure, la musique devient plus claire comme si le ciel redevient bleu après la pluie.


Des tiges pénétrant les tapis de feuilles mortes couchées à la surface de l’eau, se dressent en soutenant des parasols de feuilles vivantes. Ainsi entre leurs deux bouts, se trouve un milieu ombragé. Peu de lumière traverse les feuilles intenses. On ne voit que quelques points brillants parsemés. Ce qui est étrange, dans cette atmosphère putréfiée, c’est qu’on a l’impression d’être dans un endroit spacieux, dans lequel on peut voir très loin, encore plus loin, on peut voir l’espoir.


Ici, on trouve des libellules et des mouches traversant en zigzag, des poissons se poursuivant, des oiseaux sautant et volant, comme si c’était une maison confortable et paisible. Telle leur humble maison séparée de la lumière par un rideau vert ?


Plus Xiu-Feng regarde le film, plus son cœur bat vite. Elle croit y saisir quelque signification. Comme si, elle, à bientôt soixante ans, était aussi une de ces feuilles. Elle était verdoyante, étalée très haut dans l’air, mais après avoir été remuée et battue par les vents et les pluies, elle est aujourd’hui couverte de blessures et en train de s’incliner vers l’eau puante et noire. Un jour, elle va se transformer en des éléments de base – un parcours normal et sûr. Il n’y a aucune raison d’avoir peur.


La musique est plus légère et plus joyeuse maintenant, comme si l’on se souvenait des bonheurs du passé. Alors, un réceptacle se dégage des feuilles séchées et enroulées. Mais non, pas seulement un, il y en a un autre qui se cache dans l’ombre avec encore des étamines autour du cou. Voilà un autre, laid et sale, qui tient debout stupidement, fait un grand contraste avec celui sous le soleil, fort et bien développé. En traversant les feuilles, des réceptacles se penchent dans la même direction. On dirait des tournesols sans pétales. Présentent-ils leur remerciement à tous ceux qui ont contribué à leur existence ? Ou plutôt vénèrent-ils un dieu invisible de qui ils ont reçu beaucoup de faveurs ? Xiu-Feng trouve que ces réceptacles ressemblent beaucoup à ses enfants. Elle a donné vie à trois fils. L’aîné honnête, terre à terre, qui n’attire pas l’attention, porte sur le dos le fardeau de la famille. Il est comme le réceptacle ordinaire, qui prend le relais à la propagation du lotus. Si le réceptacle sous le soleil était le cadet, on peut attendre de lui un avenir hors du commun, celui laid et noir serait le benjamin. On ne peut que prier pour qu’il ait un sort moins misérable. Mais peu importe qu’ils soient ordinaires, spéciaux, beaux, laids, intelligents ou stupides, ils sont tous mes enfants.


Le benjamin cause beaucoup de problèmes à la famille. Il boit pour oublier son esprit attardé et pour se lamenter. Mais plus il boit, plus il se sent triste et injuste. Il disparaît de temps en temps sans donner signe de vie, ainsi toute la famille doit le chercher partout et s’inquiète pour lui. Heureusement, une fois qu’il sort de ses pensées noires, il est sage, respectueux et il travaille assidûment. La même scène se répète. Au bout d’un moment Xiu-Feng ne peut presque plus le supporter. Elle s’accuse de ne pas lui avoir donné suffisamment de lucidité. Toutes ces épreuves sont en fait les dettes qu’elle lui doit. Elle sait bien qu’il souffre énormément, mais parfois il dépasse vraiment les bornes. Elle ne peut rien faire, lui non plus. C’est peut-être leur destinée et le fruit de leur karma.


Un pétale jaune clair tombe à la surface de l’eau, un autre rose le suit en pivotant. Ceux qui sont arrivés tôt, certains se sont transformés en canots de sauvetage sur lesquels s’entassent des vies, certains, coquillages dans l’eau peu profonde, certains, des cadavres des naufragés déformés et pourris.


Xiu-Feng ne comprend pas pour quelle raison l’attention de son fils est toujours rivée au-dessous des feuilles ? Pourquoi s’intéresse-t-il exclusivement à ce territoire où s’accumulent des feuilles et des fleurs mortes, où l’eau est stagnante et où se reproduisent des moustiques et des mouches ? Peut-être a-t-il appris quelque leçon à cet endroit ? Ou plutôt y voit-il son enfance et l’évolution de sa vie ? L’expression « poussière rouge » revient à son esprit. Xiu-Feng savoure longuement le décalage de couleur par rapport à l’environnement montré dans ce film. Cependant, elle constate que cette métaphore qui signifie « ici-bas » ou « vie terrestre », dépeint très bien la sensation évoquée par ces images.


L’objectif commence à monter lentement, l’angle de vue plongeant se lève aussi. Heureusement, il ne reste tout de même pas trop longtemps dans ce milieu pessimiste et négatif. Quelques pétales qui ne sont pas tout à fait tombés dans l’eau, soutenus dans le cœur d’une feuille, s’exposent au soleil comme des pâtes italiennes ou des corps bronzés. Dans des scènes d’ordinaire moroses, cela donne un aspect comique. Ces images illustrent bien ce que l’on dit : « chercher la joie dans la misère ».


En remontant à l’endroit où commence la chute des pétales, une fleur de lotus à moitié fanée apparaît. Ce n’est pas une fleur timide et fragile. Elle montre au contraire une sérénité époustouflante une fois qu’elle a tout consacré. Des étamines entourant le réceptacle qui est en train de se former se balancent dans le vent. Des pétales presque détachés dansent à leur tour. Dans la tristesse de la séparation, l’élégance des gestes traduit la tranquillité et la joie d’un accomplissement. La beauté des images, accompagnée par la mélodie allègre du piano, coupe le souffle de Xiu-Feng.


Le film ne s’arrête pas là. Un instant après, un réceptacle géant s’élève tout droit vers le ciel. Sur sa surface, on voit des yeux regarder le monde avec curiosité. Soudain, le réceptacle a déjà explosé. On aperçoit son intérieur couleur chair, sa texture souple comme une éponge. Malgré la douleur, sa tige tient toujours debout fièrement.


Ses graines, sans doute, ont été mangées par des oiseaux, ou sont tombées dans l’eau. Peu importe quel est leur sort ultime, il y a toujours des feuilles vertes remuant dans l’air. Tout continue et persiste dans un cycle sans fin. Ainsi le film se termine dans l’immensité de la mer verte de lotus. Quant aux fleurs, elles représentent seulement l’écume blanche sur les vagues agitées. Elle apparaît, puis disparaît en un clin d’oeil.


Xiu-Feng éteint la télévision, mais des rondelles de vert tourbillonnent encore dans son esprit. En fin de compte, plutôt que filmer les fleurs, son fils a filmé le vert qui les entoure. Bien sûr, si, comme l’a dit son père, on filme des choses belles, c’est toujours plus facile de plaire aux gens. Car tout le monde voit leur beauté et la sent. On décrit cela : ajouter des fleurs à un brocart. Mais si l’on peut trouver la beauté dans la banalité et dans la laideur, le résultat sera plus impressionnant. Surtout que sans cette laideur désolée, la beauté ne voit jamais le jour.


Xiu-Feng a enfin compris que dans le regard gris et sombre de son fils, se reflète une lueur d’attention, de compassion et de reconnaissance. Ainsi de son cadre, le lieu déserté émane au contraire une beauté qui brise le cœur.


La vue de Xiu-Feng devient floue. Soutenues par des feuilles sur lesquelles roule de la rosée, des fleurs de lotus s’épanouissent dans la brume matinale. Cent fois plus belles que celles qu’elle avait déjà vues.


Alors Xiu-Feng décide, au lieu de broder seulement la pureté de la fleur de lotus, il vaut mieux y ajouter des feuilles abîmées avec des couleurs du temps. La floraison n’est que l’apogée courte de la vie, un plein étang de vert est finalement son état général.


On sonne à la porte de nouveau. Le bruit strident tire Xiu-Feng de son songe. Avant même qu’elle puisse répondre, entend-on déjà la voix éclatante de Sœur aînée :


« Madame Chen, on y va ?! »


« Oui ! Oui ! J’arrive. »


En poussant un soupir mêlé d’émotions opposées, Xiu-Feng essuie ses yeux et remet son chapeau. Le soleil est ardent maintenant, mais elle n’a pas du tout chaud. Elle entre en fait dans un milieu frais et ombragé, tissé par de fines et souples tiges de lotus.

 

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