Claude Closky /Jacques Roubaud
exposition Voilà, Le monde dans la tête, 15 juin-29 octobre 2000, Musée d'Art moderne de la Ville de Paris
Première rencontre entre Closky et Roubaud
Propos recueillis par Jean-Max Colard (extraits)
Jacques Roubaud: Je suis en train de photographier des plaques minéralogiques pour composer des poèmes avec les suites de lettres, diagrammes ou trigrammes, présents sur chaque plaque. On peut lire les plaques en entier, mais le poème émerge en oubliant les nombres. Le problème, c'est que les immatriculations avancent et en ce moment je peux me promener pendant deux heures dans Paris, sans voir autre chose que des M, des N et des L. Avant c'était les K, les J et les H, et je n'ai pas accès aux premières lettres de l'alphabet. C'est absolument tragique! En grand format, ça fait de beaux poèmes qui signalent en même temps un certain mécontentement à l'égard de l'automobile.
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Claude Closky: C'est drôle, je devrais vous montrer quelque chose. (Claude Closky montre une série de photos de véhicules dans lesquelles il s'est servi des nombres de la plaque minéralogique pour faire des calculs: 615 YT 62 devient 6-1 = 5. Jacques Roubaud rit franchement). Il était important pour moi de prendre une photo entière et pas seulement la plaque. Ce n'est pas la voiture que je vois comme un parasite, mais tous ces mots, lettres et chiffres dont elle est couverte, la marque du véhicule, sa puissance, mais aussi les slogans publicitaires et les images collées sur le pare-brise arrière, tout cet environnement de signes. C'est une démarche un peu naïve, l'idée de faire quelque chose de tous ces signes pour me les réapproprier.
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Jacques Roubaud: À l'évidence, cette activité fait partie de la même famille de travail que l'Oulipo, une famille qui d'ailleurs dépasse la littérature pour englober des choses qui peuvent se faire dans des domaines très variés. Mais leur finalité reste très différente. Chez vous, l'art aboutit en fin de compte à une proposition graphique. Ce n'est pas la même chose que de produire du texte. Le principe de l'Oulipo, c'est la contrainte sur les mots. Mais il me semble que vous travaillez les nombres aussi?
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Claude Closky: J'ai classé les nombres par ordre alphabétique.
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Jacques Roubaud: ça, c'est typiquement oulipien. Et en même temps, c'est une proposition graphique, ça prend place dans l'espace.
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Claude Closky: En littérature, il s'agit d'explorer des possibilités d'articulation inscrites dans le langage. Mais du point de vue des arts plastiques, la démarche me semble assez différente: il s'agit de se mettre en retrait. Se donner une contrainte comme tracer des carrés sur une toile, c'est refuser de composer. Cette attitude est déjà inscrite dans l'histoire de l'art, mais si je la continue aujourd'hui, pas avec des lignes, mais avec des mots, des noms de marque, les signes qui composent notre environnement, je me mets en retrait, je ne propose pas, comme c'est souvent le cas en littérature, un nouveau modèle à explorer, je parle de ceux qui sont autour de nous.
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Jacques Roubaud: À mon avis, ce n'est pas si éloigné, parce que ce que fait l'Oulipo, ça se fait extraordinairement peu, et il faut chercher dans l'histoire de la littérature d'autres civilisations pour trouver plein de choses avoisinantes. Mais ce n'est pas du tout dans la ligne générale de la littérature du XXe siècle. Donc, en soi, c'est en retrait. On a commencé à admettre ces textes, mais du côté de la littérature, les gens rient souvent des activités de l'Oulipo, ils n'imaginent pas que cela puisse être sérieux. Or il n'y a pas que du ludique, ça peut être tragique aussi, pourquoi limiter les registres de cette littérature? Le problème, c'est l'idée générale selon laquelle les mots servent à dire quelque chose, et donc le fait des les utiliser à des fins qui peuvent paraître complètement futiles est un problème qu'on rencontrerait moins dans le domaine des arts plastiques. Il y a un rapprochement très net entre les préoccupations de l'Oulipo et le champ des arts plastiques.
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Claude Closky: Je pense à une sentence de l'artiste conceptuel Sol LeWitt: "Numbers are not mathematics". Ils peuvent l'être, mais ce n'est pas une nécessité. Pour ma part, je pense utiliser une sorte de mystique contemporaine liée à certains chiffres qui font partie d'une linguistique commerciale, comme le 5 pour Chanel n°5. C'est en ce sens que je comprends la phrase de Sol LeWitt: il veut dire que les nombres dans l'art ne sont pas des mathématiques mais des signes. Un nombre peint par Jasper Johns, ce n'est pas de la mathématique, c'est de la peinture: et les choses acquises changent ainsi de nature selon le point de vue qu'on porte sur elles.
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Jacques Roubaud: Le travail d'un groupe comme l'Oulipo, c'est de chercher des méthodes. Mais le travail de chacun, c'est de produire des résultats, nécessairement très variables. L'Oulipo est un réservoir de contraintes, qui me fournit du matériel pour produire des textes sous contrainte. Mais il y a aussi des contraintes qui sont liées à la façon dont ça se passe, dont se déroule la production du texte. Les poèmes de métro, par exemple, doivent être composés selon une procédure très réglée: on entre dans le métro, on compose un vers pendant le premier trajet, et quand le métro est arrivé, on le note. ça fait une proposition qui intègre les gestes de la production du texte. Et cette importance accordée aux gestes de la composition poétique est, je crois, un vrai point de convergence entre l'art et la littérature telle que je la vois.
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