| Press Release | L'ÎLE DESERTE |
David RENAUD | Îles Kerguelen, 2002 |, installation créée au CREDAC (Centre de Recherche d'Echanges et de Diffusion pour l'Art Contemporain ) 93 avenue Georges Gosnat 94200, Ivry-sur-Seine, métro Mairie d'Ivry, du mardi au dimanche de 14h à 19h >>>>>28 mars2002 >> 2 juin 2002
David RENAUD nous propose-t-il avec l'installation Îles Kerguelen, spécialement conçue pour le lieu (une salle de cinéma sans grâce architecturale, longiligne sur 10 mètres, en pente et en contrebas du hall d'accès qui dessert deux salles d'exposition du CREDAC) une expérience du paysage? C'est une reconstitution sur le mode cartographique étalée au sol, au 1/25000e, de ces îles françaises, situées dans l'océan indien. Ici c'est la grande étendue de plancher peint en bleu-carte et remis à l'horizontale pour la circonstance maritime de l'installation. On regarde de loin, le dessin des îles (coloré en blanc glacier, vert forêt, jaune plaine) et collé au sol là-bas, au centre de la salle océanique. On est contraint de rester assis sur la volée de marches barrées, qui habituellement sert à pénétrer dans cette salle d'exposition difficile. On s'assoit sur une marche pour regarder, parce que le sol a été remonté à l'horizontale, et parce que si l'on reste debout, sur les marches, on ne voit plus que le plafond flocké et les néons. Assis, on est dans la situation normale d'un promeneur qui s'est arrêté au bord d'une jetée pour s'asseoir ou sur l'une des quelques marches accrochées à la jetée qui le rapprochent du niveau de l'eau. On voit mal l'île mais de la même manière qu'on voit mal la montagne (déserte) de la Dent du chat qui fait face, au-dela de l'étendue d'eau du Lac du bourget, à la jetée du Grand Port à Aix-lesBains (73).
Il n'y a donc pas effet de frustration, mais au contraire, il peut se produire chez un regardeur sans a priori un effet lamartinien d'abandon à la rêverie profonde, à propos de l'île déserte. Il peut y avoir aussi un effet feed-back, on est soi-même sur une île déserte-clône des Îles Kerguelen (les marches du Credac), on est soi-même une île déserte, on fait l'expérience intérieure du sentiment de la nature!
On s'aperçoit alors, que les Editions de minuit viennent de publier, L'Île déserte et autres textes, Textes et entretiens (1953-1974) de Gilles DELEUZE. Le premier texte est Causes et raisons des îles désertes. On y trouve la confirmation des intuitions philosophiques de David RENAUD dans cette pièce précise...
Extraits [Il y a deux types d'îles, les îles continentales et les îles océaniques]..
1_"Les unes nous rappellent que la mer est sur la terre, profitant du moindre affaissement des structures plus hautes; les autres que la terre est encore là, sous la mer, et rassemble ses forces pour crever la surface.
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2_Les îles océaniques sont des îles originaires, essentielles.
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3_... une île déserte doit nous paraître philosophiquement normale. L'homme ne peut bien vivre, et en sécurité, qu'en supposant fini (du moins dominé) le combat vivant de la terre et de l'eau.
... 4_L'élan de l'homme qui l'entraîne vers les îles reprend le double mouvement qui produit les îles en elles-mêmes. Rêver des îles, avec angoisse ou joie peu importe, c'est rêver qu'on se sépare, qu'on est déjà séparé, loin des continents, qu'on est seul et perdu - ou bien c'est rêver qu'on repart à zéro, qu'on recrée, qu'on recommence.
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5_il n'y a qu'à pousser dans l'imagination le mouvement qu'amène l'homme sur l'île. Un tel mouvement ne vient qu'en apparence rompre le désert de l'île, en vérité il reprend et prolonge l'élan qui produisait celle-ci comme île déserte... les hommes qui viennent sur l'île occupent réellement l'île et la peuplent; mais en vérité, s'ils étaient suffisamment séparés, suffisamment créateurs, ils donneraient seulement à l'île une image dynamique d'elle-même, une conscience du mouvement qui l'a produite, au point qu'à travers l'homme l'île prendrait enfin conscience de soi comme déserte et sans hommes. L'île serait seulement le rêve de l'homme, et l'homme, la pure conscience de l'île.
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6_'quels êtres existent-ils sur l'île déserte?', la seule réponse est que l'homme y existe déjà, mais un homme peu commun, un homme absolument séparé, absolument créateur, bref une Idée d'homme, un prototype, un homme qui serait presque un dieu, une femme qui serait une déesse, un grand Amnésique, un pur Artiste, conscience de la Terre et de l'Océan, un énorme cyclone, une belle sorcière, une statue de l'Ile de Pâques... Une telle créature sur l'île déserte serait l'île déserte elle-même en tant qu'elle s'imagine et se réfléchit dans son mouvement premier. Conscience de la terre et de l'océan, telle est l'île déserte, prête à recommencer le monde?... il est douteux que l'imagination individuelle puisse elle-même s'élever jusqu'à cette admirable identité.
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7_L'île est ce que la mer entoure, et ce dont on fait le tour, elle est comme un oeuf... Tout se passe comme si, son désert, elle l'avait mis autour d'elle, hors d'elle. Ce qui est désert, c'est l'océan tout autour... Elle est désertée plus qu'elle n'est un désert.
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8_C'est dire à nouveau que l'essence de l'île déserte est imaginaire et non réelle, mythologique et non géographique... la littérature est l'essai d'interpréter les mythes qu'on ne comprend plus, au moment où on ne les comprend plus parce qu'on ne sait plus les rêver ni les reproduire. La littérature est le concours des contresens que la conscience opère naturellement et nécessairement sur les thèmes de l'inconscient;
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9_Suzanne et le Pacifique... Robinson Crusoé développe la faillite et la mort de la mythologie dans le puritanisme.
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10_Il s'agit de retrouver la vie mythologique de l'île déserte. Pourtant dans la faillite même, Robinson nous donne une indication: il lui fallait d'abord un capital. Quant à Suzanne, elle était avant tout séparée. Et ni l'un ni l'autre enfin ne pouvait être l'élément d'un couple. Ces trois indications, il faut les restituer à leur pureté mythologique, et revenir au mouvement de l'imagination qui fait de l'île déserte un modèle, un prototype de l'âme collective.
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11_D'abord, c'est vrai qu'à partir de l'île déserte ne s'opère pas la création elle-même mais la re-création, non pas le commencement, mais le re-commencement. Elle est l'origine, mais l'origine seconde. A partir d'elle tout recommence. L'île est le minimum nécessaire à ce recommencement, le matériel survivant de la première origine, le noyau ou l'oeuf irradiant qui doit suffire à tout re-produire.
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12_Tout ceci suppose évidemment que la formation du monde soit à deux temps, à deux étages, naissance et renaissance, que le second soit aussi nécessaire et essentiel que le premier, donc que le premier soit nécessairement compromis, né pour une reprise et déjà re-nié dans une catastrophe. Il n'y a pas une seconde naissance parce qu'il y a eu une catastrophe, mais l'inverse, il y a catastrophe après l'origine parce qu'il doit y avoir, dès l'origine, une seconde naissance..
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13_Il ne suffit pas que tout se répète, une fois achevé le cycle des combinaisons possibles. le second moment n'est pas celui qui succède au premier, mais la réapparition du premier quand le cycle des autres moments s'est achevé. La seconde origine est donc plus essentielle que la première, parce qu'elle donne la loi de la série, la loi de la répétition dont la première nous donnait seulement des moments. Mais ce thème, plus encore que dans nos rêveries, se manifeste dans toutes les mythologies. Il est bien connu comme mythe du déluge.
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14_L'arche s'arrête au seul endroit de la terre qui n'est pas submergé, lieu circulaire et sacré d'où le monde recommence. C'est une île ou une montagne, une île encore sèche... Comme elle forme une seconde origine, elle est confiée à l'homme, non pas aux dieux. Elle est séparée, séparée par toute l'épaisseur du déluge. L'océan et l'eau en effet sont le principe d'une ségrégation telle que, dans les îles saintes, se constituent des communautés exclusivement féminines comme celle de Circé ou de Calypso.
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15_l'idée d'une seconde origine donne tout son sens à l'île déserte, survivance de l'île sainte dans un monde qui tarde à recommencer. Il y a dans l'idéal du recommencement quelque chose qui précède le commencement lui-même, qui le reprend pour l'approfondir et le reculer dans le temps. L'île déserte est la matière de cet immémorial ou ce plus profond.
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