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"Moments de Jean-Jacques Rousseau" : Textes de Raymond Bellour et Jean-Louis Boissier |
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Éditions Gallimard, Paris, 2000 | Future Cinema, ZKM-The MIT Press, 2003
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Le CD-Rom "Moments de Jean-Jacques Rousseau" : "À propos de 'Moments'" | Jean-Louis Boissier : "Le moment interactif" | Raymond Bellour : "Livres d'images" | Générique |
L'installation "La Morale sensitive" | Jean-Louis Boissier : La Morale Sensitive (texte en anglais)| Jean-Louis Boissier : The Relation-Image|
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(1) Moments, Gallimard, 1973,
p. 115.
(2) J.-B. Pontalis,
Entre le rêve et la
douleur, Gallimard,
p. 151.
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Jean-Louis Boissier : "Le moment interactif"
"Un moment appelant dautres moments."
Henri Michaux (1)
Le moment interactif
Rousseau a été dabord pour nous une méthode. Pour penser et conduire un exercice de la relation au lieu. Pour tenter de résoudre le désir de remémoration anticipée qui sattache à toute découverte, même ténue. Ou encore pour donner consistance à la présence aux choses dans linstant, dans le registre de la délectation mélancolique et de son double, le projet dactualiser ce moment en le partageant rétrospectivement. Cette méthode : prélever des signes dans des lieux et collectionner ces lieux eux-mêmes ; inscrire le récit de notre propre investigation.
Organiser la collecte et la collection était implicitement lobjet de lexpérience, une expérience qui impliquait demblée lordinateur et linteractivité. Ce projet allait nous pousser partout où lon sait que Rousseau a été. Un dessin sest tracé, qui reste dans le logiciel de Moments, un itinéraire, ou plutôt un nuage de points sur une carte. Lentreprise était à la fois rationnelle et déraisonnable, mais nous pouvions nous rassurer avec Pontalis : "Nous trouvons en nous-mêmes la preuve de limportance des lieux pour Rousseau puisque, deux siècles plus tard, nous les percevons à la fois comme lieux réels et fictifs, lieux de littérature et lieux géographiques, lieux de mémoire et lieux de retraite les Charmettes, lErmitage, lÎle Saint-Pierre. Nironisons pas sur ceux qui reconstituent scrupuleusement les itinéraires de ses voyages à pied, visitent les lieux où il a vécu, etc. (2)"
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(3) Les Confessions,
Livre III, o.c., t. I,
p. 122.
(Les citations de
Rousseau sont extraites des Oeuvres complètes
- o.c. -, Gallimard, La Pléiade.)
(4) Les Rêveries,
Septième Promenade, o.c, t.I, p. 1073.
(5) Émile, Livre II, o.c., t. IV, pp. 368-369.
(6) Émile, Livre IV, o.c, t. IV, p. 565.
(7) "Ébauches des Confessions", o.c, t.I, p.1154.
(8) Essai sur lorigine des langues, o.c, t. V, p.376.
(9)"Ébauches des Confessions", o.c, t.I, p.1154.
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"Limpression locale"
Dans ce repérage prétendu complet, une expression nous accompagnait, souvenir indéterminé dune ancienne lecture des Rêveries : "limpression du local".
"Cet intervalle est un de ceux où jai vécu dans le plus grand calme, et que je me suis rappellés avec le plus de plaisir. Dans les situations diverses où je me suis trouvé, quelques uns ont été marqués par un tel sentiment de bien être quen les rememorant jen suis affecté comme si jy étois encore. Non seulement je me rappelle les tems, les lieux, les personnes, mais tous les objets environnans, la temperature de lair, son odeur, sa couleur, une certaine impression locale qui ne sest fait sentir que là, et dont le souvenir vif my transporte de nouveau (3)."
"Limpression locale" revient dans les Rêveries à propos de botanique, dans le court séjour à lÎle de Saint-Pierre :
La Loupe, Île de Saint-Pierre, septembre 1765 Île de Saint-Pierre, septembre 1997
"Toutes mes courses de botanique, les diverses impressions du local des objets qui mont frappé, les idées quil ma fait naitre, les incidens qui sy sont mêlés, tout cela ma laissé des impressions qui se renouvellent par laspect des plantes herborisées dans ces mêmes lieux (4)."
Avec lherbier, Rousseau nous donnait le prototype du "signe mémoratif", fragment du réel glissé entre les pages dun livre. La simple saisie, qui préserve linconnu contenu dans toute chose, nous semblait pouvoir coexister avec un récit qui travaillerait linteractivité comme forme. Mettre en mémoire et, simultanément, donner accès à la mémoire. Le schéma de linteractivité devenait alors: saisir-ressaisir.
Pour que la leçon vienne "de la chose même (5)", pour quune "morale sensitive" puisse se fonder sur la permanence de la sensation attachée aux objets environnants, Rousseau attend du signe quil conserve une évidence sensible. Pour préserver limmédiateté des signes, lexpérience de leur saisie écartera leur interprétation. Cependant, lappréhension des choses relèvera en définitive dune lecture, dun déchiffrage. Rousseau imagine une notation botanique codée dont la vérité émanerait des plantes elles-mêmes. Au soleil levant, les ombres projetées sur le sol de la vallée du Pô révèlent, pour le Vicaire savoyard, la lisibilité du monde : "On eut dit que la nature étaloit à nos yeux toute sa magnificence pour en offrir le texte à nos entretiens. (6)" Pour son autoportrait fait "dans la chambre obscure (7)", et lorsquil évoque lorigine mythologique du dessin : "Que celle qui traçoit avec tant de plaisir lombre de son amant lui disoit de choses (8)!" Rousseau marque sa préférence pour la ligne modulée du dessin, dessin direct et automatique, mis en opposition avec lécriture : "Cest ici de mon portrait quil sagit et non pas dun livre (9)."
Cest une leçon de la photographie, qui prélève les ombres portées en les révélant comme idéogrammes des choses. Un signe issu dun prélèvement dans le réel, dune cueillette ou dune prise dempreinte trouve aujourdhui une réalité dans lenregistrement photo-cinématographique et la vidéo. Le numérique ne devait pas, dans notre projet, effacer la puissance analogique de lenregistrement optique des apparences et ses facultés de désignation dun réel extérieur. Qui plus est, linteractivité, qui est la conséquence la plus spécifique des technologies numériques, allait démontrer ses capacités à participer elle-même à lextension du champ esthétique de la saisie.
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(10) Flora Petrinsularis, édité dans Artintact, n° 1, ZKM/Cantz, 1994.
(11) Les Rêveries, o.c, t. I, p. 1046.
(12) Les Rêveries, Septième Promenade, o.c, t.I, p. 1073.
(13) Les Rêveries, Cinquième Promenade, o.c., t.I, p. 1043.
(14) La Nouvelle Héloïse, Première partie, lettre XXIII, o.c, t. II, p. 83.
(15) Émile, Livre III, o.c, t.IV, p. XXX.
(16) Les Confessions, Livre IV, o.c, t. I, p. 146.
(17) Voir Roland Recht, La Lettre de Humboldt, Bourgois, 1989, p.148.
(18) La Nouvelle Héloïse, Quatrième partie, lettre XI, o.c, t. II, p. 483.
(19) Les Confessions, Livre III, o.c, t. I,
p. 130.
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"Leffet dune optique"
La Flora Petrinsularis, le projet de Rousseau dune flore exhaustive de lÎle de Saint-Pierre utopie paradoxalement attachée à un lieu "borné", au désir de se "circonscrire", à la volonté de renoncer à une écriture source de malheur, tout en continuant, dune autre manière, à faire un livre, nous a fourni le modèle dune installation numérique et dun premier CD-Rom (10). Un herbier authentique, inscrit de façon interactive, sassociait à des images ouvertement imaginées à partir de personnages, de scènes, "courts moments de délire et de passion (11)" qui ponctuent la rédaction des Confessions. Les fleurs séchées reconnues automatiquement et instantanément par lordinateur réalisaient littéralement la constatation de Rousseau:
"Les fragmens des plantes que jy ai cueillies suffisent pour me rappeller tout ce magnifique spectacle. Cet herbier est pour moi un journal dherborisations qui me les fait recommencer avec un nouveau charme et produit leffet dune optique qui les peindroit derechef à mes yeux (12)."
L"optique" est lappareil qui permet de regarder une estampe à travers une lentille grossissante et den exalter lefficacité représentative. Loptique de Rousseau est celle dun myope qui se penche avec ravissement "sur la structure et lorganisation vegetale, et sur le jeu des parties sexuelles dans la fructification (13)". Cest celle du désir de voir les lointains comme à la loupe, en montant une lunette astronomique aux Charmettes, ou, comme Saint-Preux cherchant à pénétrer au télescope, depuis Meillerie, de lautre côté du lac, la demeure de Julie.
Loptique de Rousseau est aussi celle des milieux transparents. La qualité optique de lair, cest "linaltérable pureté (14)", condition de linnocence du regard. La qualité optique de leau, cest la réfraction, condition de la connaissance expérimentale des choses (15). Pour lui, "les vues éloignées (16)", les projets lointains, les vues densemble, nincitent pas à laction et à limagination. Le plaisir est au contraire dans ce qui est devant soi, à proximité des sens. La pensée innovante du XVIIIe siècle conteste la position fixe de loeil que la Renaissance donnait pour condition de lillusion picturale (17). La vue sinscrit dans le déplacement et opère par cadrages successifs, par désignation de fragments. Toute veduta devient singulière et libre mais renonce à se constituer en une entité isolée pour induire au contraire un jeu de relations dans un espace complexe. Dans le Jardin de Julie "on na pas de vue hors du lieu, et lon est très content de nen pas avoir (18)". En simposant des limites, la vue en appelle à limagination.
Le dispositif de nos prises de vues se constitue alors dans un double modèle:
Ce que limage doit révéler dans un environnement disparate sera enregistré dans un mouvement de zoom avant et arrière. On fera ainsi les "monuments", des vues documentaires, désignant partout le nom Rousseau littéralement inscrit dans notre espace contemporain. Car le monument désigne, chez Rousseau, le témoignage qui nous reste des actions passées, ce qui garde le souvenir, ce sur quoi on peut sappuyer pour guider sa mémoire, pour témoigner de la vérité, cest-à-dire larchive, le document. "Jécris absolument de mémoire, sans monumens, sans matériaux qui puissent me la rappeller (19)." Ce que limage doit mettre en scène, cadrer mais aussi suggérer hors champ, sera saisi dans un mouvement de panoramique. Ce seront les "suppléments", des manières destampes où la fiction savoue comme telle, de courts récits de lexpérience sensible dun lieu et dun événement reconstitué. On reverra plus loin le supplément rousseauiste. Le panoramique devient alors la façon de réfuter la tentation du panorama. Agir sur limage ne saurait se confondre avec une immersion supposée ou tangible dans limage. La place la plus légitime que nous puissions proposer au lecteur sans prétendre le faire entrer dans la chose représentée, une place qui nous appartienne, se trouve dans la représentation interactive du dispositif de prises de vues lui-même.
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Le cousin Bernard, Confignon, 15 mars 1728 Confignon, 15 mars 1998
Nous avons trouvé quil était possible, une fois les photogrammes dune séquence séparés et classés, de reconstruire une animation qui développe le mouvement de caméra dans la surface de lécran de lordinateur. Le cadre de limage vidéo et le cadre de lécran de lordinateur sont dissociés. Le contenu dune image enregistrée dans un mouvement panoramique ne se déplace pas par rapport à lécran alors même que cette image est déplacée dun bord à lautre de lécran. Leffet obtenu est comparable à celui que donnerait un projecteur cinématographique ou vidéo dont le faisceau balaierait lécran selon les mouvements imprimés à la caméra lors de la prise de vues.
Pour lensemble des séquences de Moments, nous avons placé la caméra vidéo-digitale sur une tête panoramique électrique dune grande précision quant à son angle de rotation, spécialement fabriquée par nous pour produire de tels panoramiques interactifs. Les positions de départ et darrivée étant très exactement repérées, les séquences dimages se prêtent au développement sur lécran, à la mise en boucle et aux bifurcations internes. Et surtout, cest par cet équivalent du déplacement du regard, en gouvernant le déplacement de limage, que le lecteur pourra explorer chaque séquence.
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(20) Les Rêveries, Septième Promenade, o.c, t.I, p. 1073.
(21) Les Confessions, Livre IV, s o.c, t. I, p. 174.
(22) Jean Starobinski rappelle ce concept issu de la Logique de Port Royal -dont Rousseau nous dit quil la lue (Les Confessions, o. c., t. I, p.237) L'esthétique du XVIIIe siècle. Diderot dans lespace des Peintres, Paris, RMN , 1991.
(23) Rousseau juge de Jean Jaques, Deuxième Dialogue, o.c, t. I, p.845.
(24) Pourparlers,
"La vie comme oeuvre dart", Paris, Minuit, 1990, pp.131-133.
(25) Le choix de ces mots sest fait par le jeu de leur fréquence et des liens thématiques pertinents quils offraient. "Le vrai moment de la nature arrive enfin, il faut quil arrive." Émile
(o. c., t. IV, p. 639): cette phrase a pour particularité que tous ses mots sont des embrayeurs.
(26) "Diderot, Brecht, Eisenstein", Revue dEsthétique, 1973, repris dans LObvie et lobtus, Seuil, 1982, pp.87-89. |
"La chaîne des idées accessoires"
"Cest la chaine des idées accessoires qui mattache à la botanique. Elle rassemble et rappelle à mon imagination toutes les idées qui la flatent davantage. Les près, les eaux, les bois, la solitude, la paix surtout et le repos quon trouve au milieu de tout cela sont retracés par elle incessamment à ma mémoire (20)."
Rousseau dit par ailleurs: "toutes mes idées sont en images (21)". La chaîne des idées est une chaîne logique, causale, mais elle peut rester une chaîne dimages. La théorie des "signes mémoratifs" se prolonge dans celle des "idées accessoires (22)".
"Voila doù vient sa passion pour la promenade ; il y est en mouvement sans être obligé de penser. Dans la rêverie on nest point actif. Les images se tracent dans le cerveau, sy combinent comme dans le sommeil sans le concours de la volonté: on laisse à tout cela suivre sa marche, et lon jouit sans agir (23)."
Pour connaître les pensées de Rousseau, nous navons que ses mots. Notre enchaînement sappuie nécessairement sur eux. Qui plus est, linformatique ne traite fondamentalement que des codes, des langages. Nous emprunterons donc les mots de Rousseau pour passer dune séquence dimages à lautre. Chaque citation associée à une séquence peut être perçue comme une justification de ces images, comme le point dancrage au texte entier. Mais la présence parallèle de ce qui est donné à lire et de ce qui est montré rappellera la disjonction irréductible entre un voir et un dire pourtant entrecroisés et tissés lun à lautre, que souligne Deleuze dans la notion darchive selon Foucault (24).
Pour permettre la progression de la lecture, le texte a trouvé depuis longtemps quil pouvait se découper en couples de pages. Cest une logique semblable qui nous a conduit au partage de lécran et au va-et-vient entre deux positions de limage. En définitive, la fragmentation du texte nous fournit une mécanique. En agissant sur limage, et parce que nous ne pouvons agir que sur elle qui est notre production contemporaine, nous comprendrons que cest le texte qui larticule, qui la gouverne et qui décide de son apparition et de sa disparition. Dans la version achevée de Moments, quelque 300 variantes de 84 mots sont ainsi les embrayeurs (25) dune suite potentielle et aléatoire qui nest pas un montage, au sens cinématographique du terme, mais plutôt un passage pas associations didées, une rêverie.
Au XVIIIe siècle, la chaîne devient le principe dun récit. Barthes le rappelle citant Diderot: "Toute lesthétique de Diderot repose sur lidentification de la scène théâtrale et du tableau pictural: la pièce parfaite est une succession de tableaux, cest-à-dire une galerie, un salon: la scène offre au spectateur 'autant de tableaux réels quil y a dans laction de moments favorables au peintre'." Quant au tableau, cest un "instant parfait", «nécessairement total", "artificiel". Il est un "hiéroglyphe où se liront dun seul regard (dune seule saisie, si nous passons au théâtre, au cinéma) le présent, le passé et lavenir. [
] Cet instant crucial, totalement concret et totalement abstrait, cest ce que Lessing appellera (dans Laocoon) linstant prégnant (26)".
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(27) Émile et Sophie, Lettre première, o.c, t.IV, p. 905.
(28) Les Confessions, Livre VII, o.c, t. I, p.278.
(29) La vie aux Charmettes, Les Confessions, Livre VI, o.c, t. I, p.225.
(30) LÎle de Saint-Pierre, Les Rêveries, o.c, t. I, p. 1046.
(31) La Nouvelle Héloïse, Appendice II, Sujets destampes, o.c., t.II, p. 761.
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"Sans quoi lon ne saisira jamais bien lunité du moment"
"Je me disois quen effet nous ne faisions jamais que commencer, et quil ny a point dautre liaison dans nôtre existence quune succession de momens présens, dont le prémier est toujours celui qui est en acte (27)." À la chaîne des idées, ou à "la chaîne des sentiments (28)" qui peuvent enrichir le présent, Rousseau oppose la "fugitive succession" des "moments précieux (29)", moments toujours "courts", "rapides". Il aspire à un état "où le présent dure toujours sans neanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de succession (30)". Cependant, le moment en acte a une plénitude, un mouvement interne, quune estampe doit savoir restituer. En marge de La Nouvelle Héloïse, Rousseau donne ses indications aux illustrateurs:
"De même que les figures en mouvement, il faut voir ce qui précede et ce qui suit, et donner au tems de laction une certaine latitude ; sans quoi lon ne saisira jamais bien lunité du moment quil faut exprimer. Lhabileté de lArtiste consiste à faire imaginer au Spectateur beaucoup de choses qui ne sont pas sur la planche ; et cela dépend dun heureux choix de circonstances, dont celles quil rend font supposer celles quil ne rend pas (31)."
Un logiciel est ce qui inscrit une logique. Au cinéma, laxe logique principal est celui qui règle lenregistrement des apparences dans le flux temporel. La puissance du cinéma, cest la logique de sa relation au réel. La caméra et le projecteur, appareils symétriques, dailleurs confondus à lorigine, respectent une loi commune: enchaîner les images fixes dans un ordre déterminé et à une cadence déterminée. Linteractivité sera alors une manière de démultiplier, de faire varier cette logique, au point de faire du cinéma, de la vidéo, des logiciels dont la singularité tiendrait dans la formule: "24 (ou 25) images par seconde, dans leur ordre chronologique". Le cinéma interactif faute de nom propre, appelons-le ainsi libère la variabilité potentielle des paramètres cinématographiques, et ce faisant, lui rend hommage. La substance vidéo-interactive dont sont faits nos "moments" est travaillée par un montage au plus près des photogrammes, éléments constitutifs discrets du cinéma, ou de la chronophotographie, dont elle pourrait être une nouvelle branche généalogique. Avec linformatique, lordre des images et la cadence de leur affichage sont divers et modulables, non seulement dans ce qui peut continuer à relever dune saisie sur le réel, mais dans la ressaisie quexerce une lecture interactive. Dans limage animée, linteractivité traite une collection dimages, comme elle le fait par exemple dans les banques dimages, selon des modalités à la fois de classement et dexploration. En ce sens, il faut la voir comme une part constitutive de limage, comme faisant elle-même image.
Les moments interactifs nont pas à proprement parler de début et de fin. Ils ont des entrées sans doute nous en avons retenu systématiquement deux, dans les deux extrémités du panoramique ou du zoom , mais se perpétuent ensuite dans des boucles sans fin, oscillantes ou circulaires, qui sinversent, bifurquent, se déversent dans dautres boucles, selon les actions conjointes de la mise en scène et de la lecture.
Dans limage interactive, ou plus exactement pour nous, dans lassemblage interactif de photogrammes, le temps de la lecture peut se dissocier du temps filmé. Ces deux temps nentrent en coïncidence, avec une certaine élasticité, que lorsque lobservateur désigne un côté ou lautre de lécran et gouverne la transformation et le déplacement de limage. Cette situation passagère et instable, où notre temporalité dobservateur rejoint celle du sujet filmé, procure alors par contraste la sensation dune saisie littéralement manuelle de la circulation du temps. Une telle projection du temps dans le temps pourrait fonder une notion de profondeur de temps, de perspective temporelle, dont linteractivité serait le principe, comme la géométrie est le principe de la perspective optique.
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(32) Émile, Livre II, o.c, t. IV, p. 380.
(33) Différence et Répétition, Presses universitaires de France, p. 103.
(34) Les Rêveries, Cinquième Promenade, o.c, t. I, p. 1045.
(35) Les Rêveries, Cinquième Promenade, o.c, t. I, p. 1046.
(36) Les Rêveries, Deuxième promenade, o.c, t. I, p. 1005.
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La mécanique parle du moment dune force par rapport à un point, par rapport à un axe. Dans un levier, par exemple, les moments de la force active et de la résistance sont égaux et de sens contraire. Rousseau prend précisément cet exemple du levier dans ses leçons de choses à Émile (32). Plus généralement, la physique nomme moment le produit dune force et dune distance. Le moment interactif décrirait alors métaphoriquement, pour une image mobile et temporelle, sa capacité dinteraction avec dautres images ou avec la force extérieure quexerce un lecteur. De façon plus large, le moment interactif serait comme le cinéma est pour Deleuze une image-temps, une image-mouvement une image-interaction, cest-à-dire une image qui, par ses interactions internes, souvre aux actions externes. On verra alors dans le moment interactif un processus de représentation. Comme la photographie représente des apparences, comme le cinéma représente du temps et des mouvements, linteractivité représente des interactions.
La réponse à lattente de Rousseau, lunité du moment et sa singularité tiennent dans la répétition. "Soutirer à la répétition quelque chose de nouveau, lui soutirer la différence, tel est le rôle de limagination ou de lesprit qui contemple dans ses états multiples et morcelés." écrit Deleuze (33). La répétition est fondatrice de la notion de moment. Cette répétition est double: limage se met en suspens dans un mouvement répétitif ; les mutations interactives sont répétables ad libitum.
Dès nos premiers essais de livres interactifs, nous nous étions posé cette question directe: est-il possible de disposer, sur les pages dun livre, des images filmiques ? Pour figurer sur des pages à feuilleter, limage doit se mettre en boucle, sanimer et se prêter à lécoulement du temps, mais dans une vibration, une oscillation, une répétition qui ne conduisent nulle part. Elle ne peut accueillir que des événements passagers, fugitifs, ou encore réversibles. Puis nous avons repéré dans limaginaire rousseauiste une propension à de tels mouvements flottants et répétitifs: battement dune vague, balancement dune branche, pulsation dune poitrine, tremblement dune main.
Rousseau aspire au moment subjectif, moment en suspens, attaché au sentiment dune pure présence. Cest le soir sur la rive du lac de Bienne:
"Le flux et reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles frappant sans relache mon oreille et mes yeux suppléoient aux mouvemens internes que la rêverie éteignoit en moi et suffisoient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser (34)." Cest un état "où le présent dure toujours sans neanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de succession (35)." Cest le moment du retour à soi après laccident de Charonne: "il me sembloit que je remplissois de ma legere existence tous les objets que jappercevois. Tout entier au moment présent je ne me souvenois de rien ; [...] (36)"
Le cycle des boucles enchaînées ramènent les mêmes transitions, les mêmes attitudes, les mêmes incidents. Le va-et-vient des panoramiques et des zooms fait et défait un geste, un regard, un échange, renforçant à la fois le sentiment de leur autonomie et de notre pouvoir dappréhension.
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(37) Les Rêveries, Première Promenade, o.c, t. I, p. 999.
(38) Art de jouir et autres fragments, o.c., t. I, p. 1174.
(39) Les Confessions, Livre XI, o.c, t. I, p. 585.
(40) De la grammatologie, Minuit, 1967, p. 440.
(41) Les Confessions, Livre I, o.c., t. I, p. 5.
(42) "Ébauches des Confessions", o.c., t. I, p.1154.
(43) Les Confessions, Livre IV, o.c, t. I, p. 175.
(44) Voir Jean Starobinski, Le remède dans le mal, Gallimard, 1989.
(45) Les Confessions, Livre I, o.c., t. I, p. 109.
(46) Fragment sur la prononciation, o.c., t. II, p. 1249.
(47) Émile, Livre IV, o.c., t. IV, p. 640.
(48) "De lÉtat de nature", Fragments politiques, o.c., t. III, p.479.
(49) La Nouvelle Héloïse, Première partie, Lettre XXIII, o.c., t. II, p. 82.
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"Le supplément"
De la répétition émerge la question du double. Elle sidentifie chez Rousseau au miroir, à lautoportrait, à la représentation. Rousseau sy résout, lécriture est à même de donner à nouveau la jouissance de ce quelle fixe: "Les loisirs de mes promenades journaliéres ont souvent été remplis de contemplations charmantes dont jai regret davoir perdu le souvenir. Je fixerai par lécriture celles qui pourront me venir encore; chaque fois que je les relirai men rendra la jouissance (37)." "En me disant, jai joüi, je joüis encore (38)." La "Deuxième Promenade" elle est en effet seconde , celle où Rousseau est renversé par un chien, est le récit dune seconde naissance qui peut aussi être lu comme celui de lentrée dans un monde exclusivement fait dimages réminiscentes. "[...] sans cesse occupé de mon bonheur passé, je le rappelle et le rumine, pour ainsi dire, au point den jouir derechef quand je veux (39)." Tout se passe comme si Rousseau ne vivait les choses que pour les transformer immédiatement en souvenirs, en souvenirs disponibles pour une jouissance ultérieure. "Et comme la jouissance na jamais été présente que dans une certaine répétition, lécriture, la rappelant, la donne aussi. Rousseau en élude laveu mais non le plaisir. [...] LÉcriture représente (à tous les sens de ce mot) la jouissance", écrit Derrida (40). Pour que lévénement et le sentiment quil procure se conserve, il faut le constituer en moment, cest-à-dire savoir lisoler, y mettre fin. Ce processus est la clé de l"entreprise qui neut jamais déxemple, et dont lexécution naura point dimitateur (41)" que sont les écrits autobiographiques. Le redoublement quimplique lécriture prend en quelque sorte le relais dautres répétitions. Elle ne serait quune répétition parmi dautres si Rousseau nexprimait une conscience aiguë de loriginalité de lécriture autobiographique, cette répétition destinée à dautres:
"En me livrant à la fois au souvenir de limpression receue et au sentiment présent je peindrai doublement létat de mon ame, savoir au moment ou levenement mest arrivé et au moment où je lai décrit ; mon style inégal et naturel, tantôt rapide et tantôt diffus, tantôt sage et tantôt fou, tantôt grave et tantôt gai fera lui-même partie de mon histoire (42)."
Le CD-Rom Moments reprend à son compte ce double moment en le dédoublant encore. La mise en scène interactive ajoute un moment, linteractivité en actualisera un autre encore. Mais Rousseau ne prévoyait-il pas que "cest à lui [au lecteur] dassembler ces élémens et de déterminer lêtre quils composent ; le résultat doit être son ouvrage, et sil se trompe alors, toute lerreur sera de son fait (43)."
Cette chaîne de redoublements relève de ce que Rousseau désigne par "supplément". Le supplément est ce qui supplée, ce qui vient en compensation, ce qui comble un manque, se substitue et sajoute. Cest le "remède dans le mal (44)", lartifice dangereux mais salutaire. Ainsi lauto-érotisme qui est la première apparition, dans Les Confessions, du supplément: "Bientôt rassuré jappris ce dangereux supplément qui trompe la nature et sauve aux jeunes gens de mon humeur beaucoup de désordres aux dépends de leur santé, de leur vigueur et quelquefois de leur vie (45)."
Cest dans sa réflexion linguistique et esthétique que Rousseau transforme la notion de supplément en un instrument critique: "Les langues sont faites pour être parlées, lécriture ne sert que de supplément à la parole [...] (46)." En ce sens, toute forme de représentation est un supplément. Lart lui-même sera un surcroît de supplément: "Il faut employer beaucoup dart pour empêcher lhomme social dêtre tout à fait artificiel (47)." ; "Que nôtre violent Interlocuteur soit lui-même le juge de nos travaux, montrons lui dans lart perfectionné la reparation des maux que lart commencé fit à la nature [...] (48)."
Un ajout simpose ici à loptique rousseauiste. Saint-Preux a dû séloigner de Julie. Il lui décrit son séjour dans les Valaisanes:
"Ne soyez pas surprise de me trouver si savant sur des misteres que vous cachez si bien: je le suis en dépit de vous; un sens en peut quelquefois instruire un autre: malgré la plus jalouse vigilance, il échape à lajustement le mieux concerté quelques legers interstices, par lesquels la vue opere leffet du toucher. Loeil avide et téméraire sinsinue impunément sous les fleurs dun bouquet ; il erre sous la chenille et la gaze, et fait sentir à la main la resistance élastique quelle noseroit éprouver (49)."
Quand loeil supplée ainsi la main, on parle du pouvoir haptique de limage. Nos prises de vues, et leur traitement numérique qui en renforce le contraste de détail, contribuent à cet effet. Au-delà de cela, linteractivité supplée au geste. En disposant non pas littéralement du toucher mais de la désignation, elle donne à intervenir par procuration. Linteractivité nest-elle pas ce qui simule des interactions réelles ? Lorsque jai cueilli une pomme, ou lorsque jai poussé un bloc de rocher dans un précipice, jai accompagné mon geste dun mouvement de caméra. En donnant à déplacer limage au travers de lécran, je propose non seulement à mon lecteur de déplacer son regard, mais je lui donne le moyen de cueillir et de lancer à son tour, dans lordre de la représentation, dans lordre du supplément. Le numérique possède cette qualité de préserver un processus sans solution de continuité. Qui plus est, un tel continuum présente, dans une certaine mesure, une réversibilité qui incite le lecteur à faire à son tour le chemin qui a été celui de la confection de louvrage. Si linteractivité est un art, cest un art de la relation, de ce qui relie et de ce qui relate.
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(50) Lettre à dAlembert, o.c., t. V, p.55.
(51) Jean Starobinski, La Transparence et lObstacle, Gallimard, p.197.
(52) Les Confessions, Livre VIII, o.c, t. I, p.361.
(53) Les Confessions, Livre VI, o.c., t. I, p.256.
(54) Les Confessions, Livre I, o.c, t. I, p. 16.
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"... arrive enfin"
Nos moments, il faudrait les prendre pour de simples captations de nos expériences. Des comptes rendus, des descriptions et des récits interactifs cependant, parce quils ont capté des "performances" interactives. Il y a une vérité du moment rousseauiste. Pour peu quon enclenche sa recherche dans le réel, par un geste explicitement fictionnel et ironique, elle surgit et simpose au point quelle se masque dans linstant, pour ne se révéler éventuellement quaprès, une fois le moment interactif reconstruit et joué.
Jai vu, en juillet 1998, sur le flanc régulier de la vallée de la Brévine, perchée au-dessus du Val-de-Travers, dans le Jura neuchâtelois, lombre rapide des nuages. Nous filmions des maisons dont Rousseau admirait la répartition: "[...] ces maisons, à distances aussi égales que les fortunes des proprietaires offrent à la fois aux nombreux habitans de cette montagne le recueillement de la retraite et les douceurs de la Societé (50)." Jai retrouvé une note de lecture de La Transparence et lObstacle, louvrage qui nous a à notre tour inspiré: "Pour ce solitaire qui nécoute plus les discours des hommes, lunivers sobscurcit ou séclaircit magiquement au passage des signes, comme un paysage sur lequel les nuages font des ombres intermittentes (51)." Puis jai revu cette ombre mouvante sur le paysage, à lécart du lac Léman, dans les plans sombres où Godard situe le sentiment de la culpabilité, pour son autobiographie, JLG/JLG. Là aussi à Rolle nous avons enregistré des images, car le lieu appartient à litinéraire de Rousseau ; ou mieux, cest par excellence un lieu de Rousseau, le bord du lac Léman: "Il me falloit cependant un lac." Cétaient parmi nos premières images pour Moments, de simples expériences gestuelles et sensitives, reconstituées sur quelques fragments de Rousseau: le bâton dans leau "cassé" par la réfraction emprunté à lÉmile; des larmes qui font des ronds dans leau lorsquon sassied sur un rocher au bord du lac exagérément calme au lever du soleil ; les cailloux que lon lance contre le tronc dun cerisier pour mesurer sa chance ; un doigt qui saigne, car "toujours lépine est sous la rose" ; lincident de laqueduc, enfin. Nous devions aller à Bossey, tout près de Genève, au pied du Salève, pour y placer le pasteur Lambercier et sa sur, sous un noyer, non loin du presbytère. Nous sommes allés à Bossey aussi pour enregistrer une barrière qui se ferme au passage dun train le long du chemin Jean-Jacques Rousseau: vision dérisoire et charmante de maquette. Mais en attendant, nous avions une terrasse ensoleillée à notre porte. Nous avons creusé la terre pour y planter un jeune saule et pour larroser en secret par un tuyau caché.
Regardons le moment réalisé. Rousseau a une dizaine dannées, il est mis en pension avec son cousin chez le pasteur Lambercier. Il y aura des ruptures constitutives: la fessée reçue de Mlle Lambercier, une modalité singulière du plaisir ; lexpérience de la peur du noir et surtout celle du sentiment dinjustice ; laffirmation obsessionnelle de linnocence, qui vient de là. Et aussi une extrême acuité dimages-souvenirs, une hirondelle entrant dans la maison, une mouche sur la main, des framboisiers à la fenêtre
, pour justifier peut-être une autre vision: le derrière de Mlle Lambercier, tombée au passage du Roi de Sardaigne. Puis, à partir dune telle image, laveu de la jouissance voyeuriste et du plaisir pris à la fessée, un aveu qui fondera lentreprise décriture, pour "inventer un langage aussi nouveau que mon projet". Beaucoup de choses se jouent donc en ces lieux, "monumens des jeux de mon enfance".
La terrasse de Bossey de Rolle est une sorte de place publique, le point dexistence dune petite communauté. Le modèle énoncé dans lÉmile ou le Contrat social, à la fois le mât dressé et le point deau, fontaine dont leau claire partagée est à lorigine des langues. La figure panoramique enregistrée par la caméra: dun côté un sol gris et lumineux, désert discret et quotidien ; de lautre une tige verte plantée, le rehaussement circulaire dun bassin creusé dans la terre; lattente; le bruit satisfaisant de leau qui arrive, lellipse bleue du ciel soudain réfléchi, et tout de suite lexclamation: "un aqueduc !". Maintenant ce qui est dans mon souvenir, peut-être perceptible dans la bande-son: des cris de corneilles, le maître de maison qui ponce le vernis du mât de son bateau et qui se plaint de ses enfants, des cris dadolescents, dautres voix un peu plus loin, lheure qui sonne au temple.
Que fait le programme informatique ? Il maintient les images en boucle. Leau tarde à venir. Un autre aveu de Rousseau: "Un vice de conformation dans la Vessie me fit éprouver, durant mes prémiéres années une rétention durine presque continuelle [...] (52)." Un nouvelle translation panoramique, une variable passe de zéro à un, léquilibre se rompt, la boucle de photogrammes se déverse dans une autre boucle, les images de leau saffichent, une instruction en "lingo" sexécute: "puppetSound 3, 'unAqueduc.aiff'".
Deux ans plus tard, le 21 septembre 1999 nous nous fixons cette contrainte dune date conforme à la chronologie de Rousseau , nous irons au pont du Gard pour enregistrer le tonnerre résonnant sous les voûtes de pierre. Un autre "monument", une autre fierté romaine. Mais "ce prétendu pont nétait quun aqueduc (53)", phase étrange si on ne la rapproche pas des cris de menace, libérés par lécoulement de leau et repris par les cris denfants: "un aqueduc, un aqueduc!"
Après le lac, nous suivons le fil de leau. À Môtiers, nous filmons la cascade, repérée depuis des années et que nous comparons avec les images rapportées de Couz, près de Chambéry et de Chexbres, près de Vevey la chute deau de Duchamp. Nous cherchons limage de la lapidation. Les grosses maisons, la maison le musée de Rousseau. Les fontaines alignées au centre dune large rue qui monte vers les rochers et la cascade. On connaît une gravure de cette rue, Rousseau dans son habit dArménien. Cest dimanche après-midi, le village est presque désert. Ici encore, "lil dans loreille": une boucle sonore, à garder telle quelle, mixée par les circonstances: leau jaillissante au premier plan, les clapotis et lécoulement du bassin, le tonnerre contre la montagne, le sifflement dun train dans le Val-de-travers, des corneilles, et des coups de feu du stand de tir.
La Cascade, Môtiers, 1763 Môtiers, 1997
On placera la caméra tout contre la fontaine devant la maison. La caméra pivote dun éclat du soleil dans leau vers la rue goudronnée. Les pierres, lancées avec vigueur contre la caméra et son opérateur qui a lui-même choisi ces cailloux , rebondissent sur le sol, viennent heurter la haute pierre du bassin, ligne de partage entre les deux images. Dun côté la promesse de vie sociale mélodieuse, une boucle aléatoire dimages, de lautre lhostilité exprimée, une trajectoire dimages, la transparence et lobstacle, Starobinski retrouvé dans les lieux mêmes de Rousseau.
Pour trouver au Petit Saconnex "un chemin creux, deux cavités dans la terre où lon me dit que ces gens-là faisoient leurs accouplemens (54)", il suffit de sy rendre, avec lidée en tête que ce quartier résidentiel de Genève est le lieu dun crime. Nous lavons fait le 12 avril 1998.
Pour comprendre en quoi la campagne de Confignon, aux portes de Genève, allait effacer dans lesprit de Rousseau le "sinistre et fatal augure du sort inévitable que ce moment commençait pour moi" sa décision de ne plus rentrer , il faut sy rendre le 15 mars et voir les arbres fruitiers en fleurs agités dans un air vif et pur.
Pour se persuader de la continuité de lhistoire et de la nature, on peut se transporter jusquà Wootton dans le nord-ouest de lAngleterre, pour constater que Wootton Hall a été détruit et quun club privé en occupe le parc. Mais pour découvrir aussi, dans le vert très dense, le rose intense et vénéneux dune digitale pourpre. Semée là cest notre hypothèse par des commémorateurs de Rousseau qui ont répété son geste, celui denvoyer des graines de digitales pourpres à la duchesse de Portland.
Nous avions choisi de rassembler la petite Goton et Mlle de Vulson, les "deux sortes damours très distincts" de Rousseau encore enfant, à Nyon, sur le port. Lune, petite et brune, serait assise très proche ; lautre, grande et blonde, se tiendrait sur un ponton bercé par les vagues. Nous aurons beaucoup de mal à trouver nos modèles. La petite Goton était toujours trop enfant, trop timide ou trop maniérée. Nous avions dabord hésité à choisir une jeune fille voisine de Saint-Gervais. Mais elle simpose finalement: fille dune Portugaise et dun Turc travaillant à Genève, ronde le vêtement tire , vive et sérieuse, "un petit air imposant et fier". Nous aborderons notre Mlle de Vulson dans la rue au centre de Genève. Elle est suédoise, stagiaire multilingue en gestion hôtelière, élégante, ostensiblement détachée, longiligne le vêtement flotte, mais la mode de Dries van Noten est faite pour elle. La petite Goton na pas de nom, ni même de prénom, seulement un diminutif. Mlle de Vulson est une Demoiselle. Confirmation par le casting fin du XXe siècle: ce qui partageait les amours de Rousseau était une question de classes sociales.
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(55) Une note de la Pléiade (o. c., t. I, p.1600) nous dit que "lÎle de Saint-Pierre devint en 1530 la propriété de lintendance de lhôpital de Berne, à qui elle appartient encore".
(56) "Le vrai moment de la nature arrive enfin, il faut quil arrive. Cette phrase de lÉmile (o. c., t. IV, p. 639), par laquelle Rousseau désigne léveil de la sexualité, a pour particularité que tous ses mots soient des embrayeurs cf (25). Marque dune nécessité, dune attente, dune actualisation, arriver sassocie souvent chez Rousseau à enfin : "Jarrive enfin; je vois Made de Warens." (Les Confessions, o. c., t. I, p.48); "Jarrive enfin, je la revois. Elle nétoit pas seule." (Les Confessions, o. c., t. I, p.173); "Nous arrivons enfin." (Émile, Livre V, o. c., t. IV, p. 783).
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Puisque Rousseau nous dit que Marion est "une jeune Mauriennoise, non seulement jolie mais avec une fraicheur de coloris quon ne trouve que dans les montagnes", nous allons à Bessans, en Haute-Maurienne. On nous dit que le type existe bel et bien, on nous montre des cartes postales de jeunes filles en costume traditionnel. Au bout de quelques heures la rumeur a diffusé dans le village. Une toute jeune fille se présente, à la fois modeste et audacieuse. Le visage rond, les pommettes hautes, le regard noir sous une mèche noire. Cest une Marion.
Marion, Turin 1728 Haute-Maurienne 1998
Vérification des lieux, vérification des personnages. On peut aussi vérifier les circonstances.
Il aurait été malaisé de transporter des lapins de Paris jusquà lÎle de Saint-Pierre, au milieu du lac de Bienne. Inutile et ridicule aussi, car les deux lapins attendaient de jouer dans un film avant dêtre mangés. Nous avons téléphoné à la seule ferme de lîle. Les deux jeunes filles de la maison étaient tout à fait disposées à jouer lembarquement vers lîle des Lapins puisquelle se nomme ainsi, depuis Rousseau. Elles connaissaient lhistoire et trouvaient ça tout naturel. Leur père était plus sceptique. Le matin venu, leur mère a sorti la barque en matière plastique orange et les lapins. Le brouillard tardait à se lever sur le lac. Mais il fallait obligatoirement filmer ce dimanche car laînée des filles partait travailler à lhôpital de Berne (55).
Pour que le lapin entre dans limage il faut savoir attendre un peu. Cest notre stratégie générale. Dans la scène du lacet, celui tressé et offert par Rousseau et qui permet à Mlle dIvernois, devenue mère, de se conformer à lÉmile en allaitant son enfant, il faut savoir attendre aussi, surmonter peut-être la gêne dun regard trop direct, savoir abandonner limage pour quelle "arrive enfin (56)".
Le moment rousseauiste est celui de linnocence. Car ce sont les circonstances le moment qui excusent toujours. Le moment interactif fait passer sur vous lombre de la culpabilité, mais il vous innocente dans le même mouvement.
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