Deux installations interactives : Boris ACHOUR, Max DEAN et Rafaello D’ANDREA. En dyptique.
Liliane Terrier, avril 2002.

  Biennale de Venise 2001 – "Traversées", Paris 2002


Cet article critique participe d'une attitude tendant à effacer la coupure entre oeuvre numérique"labellisée" art contemporain et oeuvre numérique "labellisée" nouvelles technologies en en révélant les "airs de famille" et les qualités similaires...

Boris ACHOUR : Porte automatique (2001), Musée d'art moderne de la ville de Paris
Max DEAN, Rafaello d’ANDREA : The Table: Childhood (2001), Biennale de Venise 2001



J'éclaircirai au préalable trois points (1, 2, 3) avant de présenter les deux oeuvres (4).



1. L’interactivité


1.1. L’interactivité comme une des formes qui provoquent les mutations des dispositifs de l’image: la forme, la provocation.


1.2. Quand on parle d’image interactive, on nous répond : toutes les images d’art (les oeuvres d’art) sont interactives, eu égard à la liberté d’interprétation du regardeur, (taux d’interprétation fixé à 50% par Marcel Duchamp).


1.3. En général nous répondons que l’interactivité, la vraie, est numérique.




2. Le coefficient artistique de l’oeuvre


2.1. C’est aussi une notion duchampienne. je ne reviens pas sur le texte de Duchamp.


2.2. On peut poser la question du coefficient artistique de l’art interactif ou technologique. Il est en général considéré comme faible voire nul par les "opérateurs en art" contemporain.


2.3. Cependant cette doxa tend à s’effondrer sous l’effet notamment de trois choses :

2.3.1. L’épiphanie esthétique (je ne sais pas si le terme est approprié) de la musique électronique -technologique donc-, (et je ne déclinerai pas ici tous ses genres house, two steps, r&b etc., ni ses groupes ou DJ célèbres Neptunes (Nerds), Dj House de cat etc.) musique qui a quelques "longueurs d’avance" sur l’art actuel contemporain. Cette musique accumule les réussites à coefficient artistique élevé, en direction de tous publics (on trouve les cd dans les bacs si l'on sait suivre les conseils de Jean-Yves Leloup ou des jeunes gens ordinaires). S’adjoint ou vit en parallèle à cette musique, une cohorte, une théorie (au vieux sens du terme) d’objets images (clips vidéo, habillages télévisuels issus de l’esthétique flash parfaitement mise en oeuvre par des collectifs de graphistes-musiciens-designers qui officient aussi sur internet (autre lieu avec la télévision d’objets artistiques technologiques interactifs intéressants; je citerai ici le collectif allemand SAASFEE et le collectif anglais AIRSIDE.

2.3.2. L’essouflement actuel de l’art contemporain qui en fait pas assez ou trop en direction de cette culture et de cette esthétique musicale.

2.3.3. L’ouverture à Paris du Palais de Tokyo qui n’est plus un centre d’art contemporain mais un site de création contemporaine. Exit donc le label art contemporain. On a désormais un lieu qui ressemble à un grand squatt ouvert à la transdisciplinarité et d’abord à la musique live, et c’est très bien! Comme c’est aussi très bien d’instaurer cet immense espace de déambulation pour le regardeur (la référence est la place Djemaa el Fna à Marrakech) "sans les charmeurs de serpent" (dit Libération—21 janvier 2002), un marché couvert avec une ambiance un peu "après la bombe" tout de même. Un espace vide où les oeuvres exposées devront nécessairement prendre la forme de dispositifs un peu réactifs, pour attirer le passant (actuellement on voit la grande corbeille à papiers pleine de Libé de Wang Du, les fresques murales post-pop, les tags et les grafs d’artistes sous surveillance).


2.4. De telles oeuvres réactives au public étaient dans l’exposition Traversées (25 octobre 2001-6 janvier 2002), installée dans l’aile jumelle (pas la tour) du Palais de Tokyo , le Musée d’art moderne de la Ville de Paris, exposition qui s’est terminée le jour de l’ouverture du Palais de Tokyo.

Je cite, et c’est l’une des oeuvres dont je vais parler,
Porte automatique de Boris ACHOUR. Mais avant d’aborder cette oeuvre et celle que je lui associe en diptyque The Table: Childhood (1984-2001) de Max DEAN ET Rafaello D’ANDREA exposée à la Biennale de Venise 2001, je veux encore revenir sur le coefficient artistique des oeuvres technologiques, qui motive le choix de ce diptyque.


2. 5. Le coefficient artistique d’une oeuvre assistée par ordinateur : On peut constater à ce jour que ce coefficient grimpe en flèche, dès lors que la technologie est utilisée par un artiste "labellisé" contemporain, comme Boris ACHOUR, Pierre HUYGHE (Biennale de Venise, pavillon français, 2001). C’est un état transitoire, intéressant, dans la mesure où cette remontée ne va pas manquer de s’étendre aux oeuvres technologiques. Je participe donc volontairement de ce mouvement en associant en diptyque une oeuvre "labellisée" art contemporain (Boris ACHOUR) avec une oeuvre ouvertement technologique (Max DEAN ET Rafaello D’ANDREA) oeuvres qui ont un "air de famille" et des qualités similaires. Harald SZEEMANN l’a fait, à Venise, en présentant mêlés art technologique et art contemporain. Rappelons que tout cela peut être regroupé aujourd’hui sous le vocable "création contemporaine".




3. Le peu d'art


Je rajouterai, en débordant un peu, à propos du coefficient artistique, un dernier point emprunté à Jean-Claude MOINEAU, la notion de "peu d’art", d'"art minimum" qu’il développe en citant à l’appui Boris ACHOUR : "les actions-peu de Boris ACHOUR, là où les autres en font trop", art qui permettrait de retrouver "un peu" de réalité, affectée bien sûr de son coefficient d’inquiétante familiarité. Je déborderai donc en parlant même d’ART DE PEU POUR GENS DE PEU. j’en référerai là à Louis SKORECKI qui développe souvent cette idée dans sa colonne de critique cinématographique du journal "Libération" : "les gens de peu vont voir des trucs nuls au cinéma ou voient des trucs nuls à la télé, mais ils savent très bien que c’est nul et que voir des trucs nuls a une fonction certaine pour notre équilibre existentiel, mais c’est un autre problème."




4. Les deux oeuvres présentées


4.1. Boris Achour- Porte automatique
(le titre n’est pas mentionné dans le catalogue).

Il est dit dans le catalogue de l’exposition
Traversées : "Ce sont deux oeuvres séparées avec un titre qui les relie... :

La silhouette de Boris Achour sculptée dans le mur (creux d’1 cm) dans la figure du coyote (du cartoon "Bip-Bip et le Coyote" de Tex Avery) écrasé dans le décor. La porte automatique transparente à double battants qui s’ouvre en son milieu (comme à la pharmacie). Détecteur de passage pour que la porte s’ouvre quand le visiteur arrive. Cette porte est placée en plein milieu d’un espace d’expo, [un peu étriqué au musée d’art moderne]: absurde car on peut passer à côté, [mais on peut dire la même chose d’un Dan Graham auquel la porte emprunte l’esthétique verre+ profilés en aluminium]. Le détecteur de présence est assez loin: le temps qu’on arrive, la porte est déjà fermée; il s’agit d’un objet sculptural autonome. Sinon détecteur aléatoire avec ouverture et fermeture aléatoire: cette porte doit paraître aléatoire."

De fait nous l’avons observée hors champ, la porte s’ouvrait et se fermait toutes les trente secondes. C’était une porte autonome pragmatique. Ce que ne dit pas le catalogue et qui était inscrit sur le cartel, c’est qu’un autre objet est associé à la porte, un
Scénario open-source de Boris Achour, présenté comme une conversation entre Stéphane de Mesnildot, Thierry Foglizzo, Nicolas Orlando et Boris Achour, brochure qu’il fallait aller acheter à la librairie du musée (35frs), qu’il faut lire et qui constitue la partie intéressante pour une lecture ouverte de l’oeuvre, révélée notamment par les paroles du neuropsychiatre associé à la rédaction du Scénario. Le principe de Traversées éminemment transdisciplinaire étant d’associer les artistes invités à des personnes hors champ de l’art.

A l’origine de l’oeuvre et du scénario, la porte en découle, le photogramme extrait du cartoon de Tex Avery, le coyote écrasé en aplat dans le décor de montagne rocheuse (image) après une tentative infructueuse d’attraper le bip bip; on passe facilement de cette image à celle du heurt de notre corps contre une porte automatique qui ne s’ouvre pas: même frustration. On peut multiplier les interprétations à propos de cette porte, tant formelles qu’existencielles qui réitèrent cette question de se cogner contre le réel.

Le meilleur éclairage (interprétation), selon nous, est donné par le neuropsychiatre (page 44) :
Nicolas Orlando : "Je regarde cette image et… oui il y a vraiment une image de crucifixion. Mais je n’arrive pas malgré tout ce qu’on dit, à donner un sens complètement négatif à cette image. Je n’ai pas un sentiment de déplaisir quand je regarde ça, j’ai plus un sentiment de… ça me fait rire… on sent qu’il est intouchable, qu’il ne sera jamais brisé..si on voyait la même image avec un type encastré dans une voiture sur l’autoroute, on ressentirait pas ça..

Boris Achour : Mais quand tu dis que les personnes atteintes de schyzophrénie peuvent ressentir des choses contradictoires en même temps, j’ai l’impression que des gens non schizophrènes peuvent le ressentir aussi, non, ou alors c’est une question de degré?…

Nicolas Orlando : Oui, si ce n’est que focalisé sur les sentiments, à la limite, on peut aimer quelqu’un et en même temps le haïr. mais chez les schizophrènes la capacité de raisonnement n’est pas intacte. Les gens vivent ça comme une souffrance extrême, une torture; ils sont incapable de formuler des phrases correctes, ils sont incapables de rassembler leur esprit de manière cohérente.

Boris Achour : Il n’y a pas d’unité?

Nicolas Orlando: Il n’y a aucune unité, c’est la dissociation complète, et d’ailleurs cela s’appelle le syndrome dissociatif.

Boris Achour : Et est-ce qu’ils ont conscience de ça?

Nicolas Orlando : Ca dépend des stades. Dans la schyzophrénie il y a deux piliers profonds, initialement il y a la dissociation, et se greffe par dessus un autre problème qui est celui du syndrome délirant.. etc.

Boris Achour : [persiste à poser une question d'"artiste"]: je vais te poser une question que tu risques de trouver stupide, ou même choquante, mais bon, est-ce qu’il y a quelque chose de positif, de bon, qu’on pourrait trouver dans la schyzophrénie? ou bien plutôt, est-ce que la schyzophrénie peut nous aider à comprendre, à envisager différemment le monde?

Nicolas Orlando : Ce qui pourrait être positif... déjà pour le commun des mortels de se rendre compte qu’il n’est pas schizophrène, qu’il ne souffre pas de cette maladie affreuse, et déjà s’en estimer heureux... [suit une critique de l’anti-psychiatrie de Guattari et une conclusion paradoxale]... là où vont les fous maintenant c’est soit dans le métro, soit en prison..

Le coyote de Tex Avery, la porte de la pharmacie, la schyzophrénie dans le métro etc. : Emprunter le dispositif de Boris Achour ouvre à tout cela... à un peu de réalité, comme il est dit plus haut.


4.2. Max DEAN et Rafaello D’ANDREA, The Table: Childhood (1984-2001) exposée à la Biennale de Venise, 2001.

C'est une installation interactive, dans une boite de type cube blanc mais... cylindrique, dans la Corderie. Une table complètement autonome, un automate qui choisit un regardeur et essaie d’établir le contact avec lui. La table n’interagit pas avec la personne qui entre dans la pièce, elle choisit l’un des regardeurs. Aussi longtemps que le regardeur choisi reste, il est l’objet de l’attention de la table.

Le sens de l’interactivité est inversé. Il faut se tenir à carreau, la regarder, espérer qu’elle va nous élire; on a affaire à un animal domestique, un peu pittbul. André Branzi a parlé des objets du design quotidien en terme d’animaux domestiques. Cette table, un peu fruste du coté design, se comporte plus comme un chien, elle suit ses maitres (à l’image vidéo), elle tourne sur elle-même sans se mordre la queue quand elle hésite... on ne peut plus s’appuyer sur elle, on ne peut pas la toucher, elle n’est plus l’élément stable rassurant de la salle à manger familiale, on ne peut pas s’asseoir dessus comme à Paris 8; elle roule toujours sur ses quatre pieds.

On sent qu’elle nous observe un peu comme une vache, il ne lui manque qu’un dispositif de caméra pour attraper les regards et les corps des regardeurs, leurs attitudes. La critique du journal Le Monde avait trouvé cette installation stupide! (effet de la doxa)


Il y a sûrement d’autres choses à dire encore sur ces deux oeuvres, l'idée a été de les rapprocher visuellement l'une de l'autre, la porte près de la table, dans les vidéos faites, l'une Boris Achour ) par Hajime Takeuchi avec la complicité de deux jeunes et jolies cinéastes de l'INA , l'autre (Max DEAN et Rafaello D’ANDREA) par Jean-Louis Boissier. avril 2002