Jean-Claude RISSET Art - Science - Technologie
  Séminaire du 20 mars 2002


Intervenant : Jean-Claude RISSET, spécialiste de l'informatique musicale, Médaille d'OR du CNRS en 1999.

 



Introduction.

1 - Création, recherche.

2 - Son électrique et recherche musicale.

3 - Mon cas personnel: chercheur, musicien ?

4 - Mes recherches.

5 - Mes musiques.

6 - Les institutions.

Références.

Notes biographiques.

Liens & Discographie.

 

 

 

1 - Création, recherche.

Tout semble séparer recherche et création. Le chercheur veut connaître, le compositeur veut faire. L'un vise à dévoiler des mécanismes, l'autre à inventer des formes sonores nouvelles. L'oeuvre scientifique est collective, vérifiable, provisoire: elle est amenée à être corrigée, dépassée, englobée dans le progrès de la science. L'oeuvre d'art, elle, est individuelle, subjective, durable - "une fois pour toutes", dit Hugo, "réelle présence" selon Georges Steiner. Certes, toute oeuvre d'art suppose une recherche solitaire, liée au propos de l'artiste, à ce qui le meut et l'émeut: mais elle ne peut que rarement se communiquer et se partager comme une recherche scientifique, elle n'apparaît qu'à travers l'oeuvre d'art elle-même. Souvent la création artistique interroge la science pour y trouver des méthodes, des suggestions, des modèles. Il y a là risque de collusion: si la science peut féconder les domaines artistiques, rien ne l'autorise à les justifier, à les fonder - elle peut décrire, non prescrire. Il n'est pas de substitut pour une activité proprement artistique. La science ou la technologie peuvent produire de beaux objets, de belles images: mais ce ne sont pas des créations artistiques - sauf si quelqu'un en assume la responsabilité artistique. Comme le fait remarquer Jacques Mandelbrojt, physicien théoricien et peintre, cousin de Benoît Mandelbrot, le père de la géométrie fractale, les images fractales ne sont que de beaux objets trouvés, au même titre qu'un coquillage ou un échantillon minéral.

Mais, qu'elles soient scientifiques ou artistiques, les démarches créatrices naissent d'une impulsion interne, d'une passion. C'est souvent la quête du beau qui meut le scientifique de haut vol: il affronte l'inconnu, l'inexprimé, il crée lui aussi. Il ne se borne pas à découvrir les réponses, il doit inventer les questions. De son côté, l'artiste est souvent animé d'un profond souci de rigueur - "ostinato rigore", disait Léonard de Vinci. La science peut avoir pour lui un pouvoir puissant de suggestion poétique - comme pour les compositeurs Edgard Varèse et Iannis Xenakis. Et l'art peut avoir recours à des moyens dont la maîtrise suppose une recherche véritablement scientifique. C'est le cas pour la musique, qui cherche aujourd'hui à exploiter les possibilités du son numérique.



 

 

2 - Son électrique et recherche musicale.

Depuis l'harmonie des sphères de Pythagore jusqu'à la synthèse des sons par ordinateur et aux illusions auditives, la musique a toujours eu partie liée avec la science et la technologie : on en a donné des exemples dnas le première partie, "Art, Science, Technologie".

Depuis un siècle, l'électricité a révélé un nouveau continent sonore. Avant 1875, tous les sons ou presque (à l'exception de ceux du tonnerre ... et du canon) étaient provoqués par des vibrations mécaniques: oscillation des cordes d'un violon, de la membrane d'un tambour, de la colonne d'air d'une flûte ... Perturbation subtile de l'atmosphère, le son ne subsistait que le temps de sa propagation. Depuis, avec l'enregistrement sonore, le traitement électrique, électronique, puis numérique, nous avons changé tout cela. Certes, ces progrès ont servi surtout à diffuser le patrimoine musical existant: mais des musiciens de plus en plus nombreux veulent en tirer parti pour créer des oeuvres nouvelles. L'invasion du son électroacoustique et numérique est devenue presque universelle. La disponibilité d'enregistrements d'origine variée a brouillé les perspectives historiques. Il n'y a plus d'unanimité autour d'un "langage" musical de notre temps. Face à cette situation, une recherche musicale est nécessaire. Pour une réflexion théorique. Et plus encore pour la maîtrise musicale du son numérique, mis en oeuvre en 1957 par Max Mathews et encore à peine exploré.

Le son numérique ouvre au musicien la page blanche du son. Plus de limitations matérielles. Plutôt que stipuler des commandes à un instrumentiste, le compositeur doit spécifier la structure physique du son désiré: l'ordinateur le construira "sur plans". Traditionnellement, le compositeur agence les sons dans le temps: le numérique lui permet de pénétrer dans l'intimité des sons, de faire jouer le temps dans le son, d'écrire, de composer le son lui-même.

Mais cet affranchissement est aussi servitude. A l'ordinateur, docile mais neutre, il faut tout dire, préciser tous les détails, insuffler une musicalité qui lui est étrangère. Or, depuis qu'il est possible de calculer les sons, on s'est rendu compte qu'on ne savait pas grand chose du son musical, qu'on ignorait à quoi tiennent sa vie, sa souplesse, son identité. Certains principes qui semblaient évidents ont été remis en question de façon spectaculaire. Ainsi j'ai pu montrer que pour certains types de sons la hauteur paraît baisser lorsqu'on double les fréquences de toutes leurs composantes. A l'évidence, un projet musical utilisant de tels sons serait distordu si on le réalisait sans précautions. Il est impératif de développer un corps de connaissances permettant de relier le faire et l'entendre et de prévoir comment produire tel ou tel effet voulu, quels paramètres physiques
pourraient donner à l'écoute telle ou telle relation visée.

Pour tirer parti des possibilités nouvelles, une recherche véritablement scientifique est donc nécessaire - recherche sonore et musicale, recherche pour la musique plutôt que sur la musique. Pourquoi ne pas la confier au scientifique, qui deviendrait ainsi partenaire de l'artiste, chacun gardant son rôle? D'abord il n'est pas sûr que des chercheurs soient prêts à faire cette recherche et que les institutions dont ils dépendent soient prêtes à l'admettre: j'y reviendrai plus bas. Et les critères d'une recherche musicale ne sont pas seulement épistémologiques: sa portée est fonction aussi des possibilités artistiques qu'elle peut susciter, et nul n'est plus que le musicien à même de l'apprécier ou de la pressentir. Un matériau sonore différent pourra se prêter à des architectures musicales neuves: le compositeur est puissamment motivé par son désir d'innover, d'explorer un domaine vierge. Sa connaissance profonde du son et de la musique lui donne des raccourcis, des repères, son aptitude au projet musical lui suggère des directions fécondes. Il est le mieux placé pour tirer parti de l'imprévu de la recherche et des rencontres inattendues qui peuvent éveiller son appétit musical.

De fait la plupart des chercheurs qui ont fait avancer la recherche musicale de façon décisive - Pierre Schaeffer, Max Mathews, John Chowning, Johan Sundberg, Andy Moorer, Claude Cadoz - sont musiciens : scientifiques ou ingénieurs épris de musique, ou compositeurs insatisfaits de leur instrumentarium.


 

 

3 - Mon cas personnel: chercheur, musicien ?

Je suis quant à moi compositeur et chercheur. Inséparablement. Tout en n'ayant jamais confondu recherche et de création. J'ai reçu séparément une formation scientifique - mathématique et physique - et une formation musicale - piano, écriture, composition avec André Jolivet. Au début des années 60, j'ai commencé des recherches sur la physique nucléaire, puis sur l'audition, tout en écrivant des pièces instrumentales. Malgré mon intérêt brûlant pour le timbre, je ne me suis pas satisfait des démarches "concrète" ou "électronique" alors en faveur à Paris ou à Cologne.


 

 

4 - Mes recherches.

De par ma double formation, j'étais bien placé pour être accueilli par Max Mathews aux Bell Laboratories: entre 1964 et 1969, j'ai été l'un des premiers à explorer les possibilités musicales du son de synthèse. Exploration d'abord décevante: le monde sonore immédiatement disponible avec l'ordinateur apparaissait terne, sans relief, indifférencié. Il fallait conquérir les ressources potentielles de la synthèse, et mieux comprendre les réactions de l'oreille à des sons de synthèse complexes. Il y a trente ans, on ne savait pas imiter par synthèse le timbre de certains instruments. En partant des analyses des manuels d'acoustique, qui assimilaient le timbre au spectre, on aboutissait à de piteux échecs. Or une analyse sonore n'est pertinente que si les données qu'elle fournit permettent de reconstituer un son qui, à l'oreille, ressemble au son de départ. Aussi ai-je commencé avec Mathews par étudier les instruments qui résistaient: sons cuivrés (trompette), sons de cordes frottées (violon). J'ai effectué des analyses poussées, et j'en ai testé la validité par le biais de "l'analyse par synthèse". Mon étude a montré qu'il était impossible de produire un son cuivré avec un modèle à spectre fixe, puisque ce qui caractérise pour l'oreille le caractère "cuivré", c'est précisément le comportement dynamique du spectre, s'enrichissant en harmoniques aigus lorsque l'intensité augmente.

J'ai cherché à imiter d'autres instruments: certains sont faciles à évoquer, mais il faut soigner certains détails si l'on veut réaliser une simulation convaincante. En particulier il faut passer au niveau prosodique et modifier les paramètres d'une note à une autre, dans une ligne musicale, pour
suggérer un phrasé. L'exploration de la synthèse montre qu'on ne peut captiver l'oreille en lui livrant des sons trop simplistes.

J'ai exploré aussi des possibilités sonores plus neuves, bâtissant des structures harmoniques qui peuvent à volonté coaguler en harmonies ou se disperser en textures fluides. Motivé par un projet musical, j'ai réussi à produire des sons "paradoxaux": un glissando donnant l'impression d'une descente indéfinie, un autre qui monte mais qui paraît pourtant plus bas à la fin qu'au début, des battements rythmés qui ralentissent sans cesse tout en devenant graduellement plus rapides. Ces illusions auditives donnent des indications précieuses sur les mécanismes intimes de la perception. L'ouïe ne mesure pas les paramètres physiques du son: elle est équipée de mécanismes performants qui effectuent une véritable enquête sur la source du son, sa nature, sa direction, sa distance.

J'ai tiré parti de ma recherche dans mes propres oeuvres, mais j'ai pu aussi en communiquer les résultats. Sous la forme de publications scientifiques, mais aussi d'un "catalogue de sons". Ce catalogue, publié en 1969, réunit l'enregistrement de divers sons que j'ai synthétisés - imitation d'instruments, développements sonores, illusions auditives - et, pour chaque son, la "partition" de synthèse, qui est à la fois une recette pour reconstituer le son et une description exhaustive de sa structure physique. Ce catalogue a servi à des musiciens aussi bien qu'à des chercheurs. Ainsi, à partir de ma synthèse de trompette, Robert Moog a pu obtenir des sons cuivrés avec des synthétiseurs, et John Chowning a pris mieux conscience de l'immense potentiel de sa méthode de synthèse par modulation de fréquence. Mes recettes de synthèse ont servi de point de départ pour des oeuvres de Stanley Haynes, Gilbert Amy, Charles Dodge et bien d'autres.


 

 

5 - Mes musiques.

Mes recherches musicales s'éprouvent et s'expriment dans des oeuvres qui prétendent être des produits finis et non des expériences. Elles m'ont permis de résoudre certaines énigmes et d'atteindre certains buts musicaux auxquels j'aspirais: créer un univers sonore illusoire, voire paradoxal, dont l'identité est ancrée dans nos perceptions plutôt que dans le monde réel, et qui, à l'image du rêve, est malléable et labile (Little Boy, Mutations, Songes); mettre en scène des rencontres de ce monde rêvé avec le monde extérieur, "réel", visible et palpable (Dialogues, Passages,Voilements ou Sud); préserver une dimension harmonique qui se prolonge dans le timbre lui-même.

L'imitation des instruments ne m'a pas simplement fourni des ersatz: j'ai pu composer des pseudo-gongs comme on compose des accords (Dialogues), diffracter des harmoniques comme un prisme disperse la lumière (Little Boy), transformer des objets sonores percussifs en textures fluides (Inharmonique). J'ai aussi réalisé des "oeuvres à programme" d'inspiration scientifique (Moments newtoniens, Attracteurs étranges,Electron-Positron ).

En 1989, compositeur en résidence au Media Lab du M.I.T., à Cambridge (Mass., USA), j'ai mis en oeuvre une interaction piano-ordinateur qui m'a permis de réaliser des Duos pour un pianiste: Sur le même piano acoustique, spécialement équipé - un Yamaha Disklavier - l'ordinateur ajoute sa propre partie, qui dépend de ce que joue le pianiste et de la façon dont il joue. Au jeu du pianiste répond donc celui d'un partenaire invisible, virtuel, programmé sans doute, mais sensible, et qui peut être double, clone, miroir, écho ou résonance.

Si ma recherche a nourri ma création, j'ai cependant vécu le conflit entre des activités différentes dans leurs finalités, leurs méthodes, leur tempo. Ce conflit se transpose au niveau institutionnel.


 

 

6 - Les institutions.

La recherche musicale n'est tout-à-fait chez elle dans aucune institution, qu'elle soit musicale ou scientifique. Toute institution a une raison d'être dominante, une mission primordiale, un ministère de tutelle. Si l'un des propos - musique ou recherche - est au premier plan, l'autre ne peut qu'être
subordonné. Or l'antagonisme entre recherche et création apparaît lorsqu'on veut établir entre ces activités une relation ancillaire ou un rapport hiérarchique: il y a alors tension, risque de conflit ou d'étouffement. D'un côté ou de l'autre, contraintes et obstacles ne sont pas les mêmes, mais dans tous les cas, on est sur la corde raide: il faut convaincre les uns, rassurer les autres, dans un langage et avec des arguments propres à chacun. Il y a peu de relations et encore moins de compréhension entre les ministères de tutelle de l'éducation, de la recherche et de la culture.

En France, les arts et la musique ont été longtemps exclus des universités : ils y ont fait leur entrée dans la lancée de mai 1968, mais sans bénéficier d'une vraie reconnaissance et sans obtenir les moyens nécessaires. De plus l'aspect patrimonial a été privilégié, aux dépens de la modernité et de la création. A cet égard, l'Université Paris VIII constitue une exception remarquable : je crois qu'on peut dire que c'est la seule université française qui ait laissé une place à l'activité de création artistique.

Pour moi, recherche et création ont été parfois en conflit: mais elles se sont nourries l'une de l'autre, et toutes deux ont été en fin de compte reconnues professionnellement. J'ai été chercheur au C.N.R.S., mais c'est en tant que compositeur que j'ai de 1975 à 1979 dirigé le Département Ordinateur de l'IRCAM. J'ai été invité au titre de musicien ou de chercheur dans divers pays étrangers, et j'ai reçu des distinctions au titre de la musique aussi bien que de la recherche: prix Ars Electronica 1987, Grand Prix National de la Musique 1990, médaille d'ordu CNRS en 1999. Cette
dernière récompense atteste qu'une activité musicale peut inspirer une recherche scientifique : néanmoins il faut toujours se battre pour défendre la recherche musicale.

Bien avant moi, les pionniers de la recherche musicale en ont fait la pénible expérience. Edgard Varèse tenta sa vie durant d'exploiter musicalement la "révolution électrique" (Hugues Dufourt): c'est en vain qu'il s'efforça dans les années 20 et 30 d'obtenir le soutien des Bell Laboratories, alors dirigés par Harvey Fletcher, acousticien de talent mais redoutablement conservateur dans ses goûts musicaux, ou des entreprises d'Hollywood, trop préocuppées de rentabilité immédiate. Trente ans plus tard, c'est aux Bell Labs que Max Mathews a mis en oeuvre l'enregistrement numérique et la synthèse des sons par ordinateur.

Il faut savoir gré à Pierre Schaeffer d'avoir, le premier sans doute, réussi à asseoir institutionellement l'institution "impossible mais nécessaire" d'un groupe de recherche musicale: son titre d'Ingénieur du corps des Télécommunications lui conférait un certain pouvoir dans l'institution de la radio d'Etat française. Pierre Boulez avait tenté de persuader l'Institut Max Planck de Göttingen d'ouvrir un Département de recherche musicale, mais il s'est heurté à l'opposition du grand physicien Werner Heisenberg, féru de musique de chambre et hostile à l'intrusion de la science dans son jardin secret. La décision prise par Georges Pompidou vers 1970 de créer l'IRCAM (Institut de Recherche et de Coordination Acoustique Musique) a été le fait du prince - le prince comme mécène: grâce à son poids politique - lié à sa réputation artistique et non à son engagement vis-à-vis de telle ou telle tendance politique - Pierre Boulez a pu obtenir du Président de la République française la création d'un institut important de recherche musicale, au lieu de l'orchestre symphonique que Georges Pompidou lui avait proposé pour le faire revenir en France. Il n'y a pas d'institution équivalente à l'IRCAM pour les Arts plastiques.

L'IRCAM a "démarginalisé" la recherche musicale, et elle a permis à des compositeurs l'accès à des moyens lourds. Aux débuts de l'IRCAM, de 1975 à 1979, j'étais responsable artistique du Département Ordinateur: comme je le prévoyais, l'informatique a graduellement diffusé dans presque toutes les activités. L'IRCAM est exceptionnellement bien doté et très actif. Revers de la médaille, il lui faut justifier publiquement cette dotation, produire sans attendre des résultats, des oeuvres. Or l'assimilation de moyens nouveaux de création demande du temps, et les oeuvres les plus novatrices peuvent échapper à l'attention à raison même de leur nouveauté; la recherche ne se fait pas à la hâte et ne se juge pas à l'applaudimètre. Aussi est-il essentiel de diversifier les contextes de recherche, car la pression publique peut être préjudiciable à certaines investigations.

J'ai choisi quant à moi de poursuivre mon activité de recherche et de création musicale dans une institution scientifique : j'ai créé à la Faculté des Sciences de Marseille-Luminy une Equipe d'Informatique Musicale qui est maintenant rattachée au Laboratoire de Mécanique et d'Acoustique du CNRS et dirigée par Daniel Arfib. On y est plus conscient du long terme nécessaire à la recherche, et on y reste plus proche des développement nouveaux. Mais les critères et les enjeux musicaux y sont souvent mal compris. Aussi y faut-il satisfaire aussi à des critères proprement scientifiques.

Les critères de la recherche musicale sont multiples: la valeur d'une recherche réside aussi dans la portée des oeuvres musicales auxquelles ell donne lieu ... ou donnera lieu un jour, peut-être. Un critère bien évasif pour une institution de recherche scientifique. Cependant une idée ancienne refait son chemin: la musique constitue un champ d'étude fertile, susceptible d'inspirer la science et pas seulement d'en bénéficier. DepuisPythagore, les exigences musicales ont suscité des progrès scientifiques et techniques significatifs - l'invention de la touche, du clavier, la notation, la synthèse additive dans l'orgue, les séries de Farey, et récemment la mise en oeuvre du son numérique et l'élucidation de l'organisation auditive. C'est pour des raisons musicales que notre Equipe d'Informatique musicale a contribué depuis 1984 au développement des possibilités de la
"transformation en ondelettes". Il s'agit d'un nouveau paradigme d'analyse des signaux, qui sont décomposés en ondelettes, petites ondes dont la durée d'oscillation est limitée dans le temps: cela permet de rendre compte plus naturellement de l'évolution temporelle des signaux, essentielle dans le cas des sons musicaux. (La méthode classique d'analyse de Fourier décompose les signaux en sinusoïdes, ondes périodiques indéfinies dans le temps).

La compréhension bienveillante de certains scientifiques est essentielle pour que la recherche musicale puisse exercer un rôle fécond dans les institutions scientifiques. J'ai ainsi bénéficié dans mon activité "indisciplinée" du soutien de Pierre Grivet, John Pierce, Max Mathews, Daniel Kastler,Mohammed Mebkhout, Bernard Nayroles. Symétriquement, l'intérêt des instances culturelles est décisif. La Direction de la Musique du Ministère de la Culture, sous l'impulsion de Maurice Fleuret et Michel Decoust, a entrepris de soutenir la recherche musicale, ce qui est précieux pour encourager des thèmes mal accueillis dans les institutions scientifiques. C'est ainsi qu'a pu se développer l'activité originale de l'ACROE (Association pour la Création et la Recherche sur les Outils d'Expression), équipe qui a depuis quinze ans joué un rôle de pionnier dans le domaine des "réalités virtuelles": on y simule sur ordinateur les processus physiques des instruments dans les modalités sonores, visuelles et même tactiles.

Aujourd'hui chacun peut disposer individuellement des moyens de création musicale: le coût d'un studio numérique personnel est du même ordre que celui d'un piano. La recherche musicale reste plus importante que jamais: mais le rôle des institutions s'est déplacé. Il leur faut insister sur les exigences musicales pour imposer des standards de qualité à une industrie de la musique guidée par des impératifs mercantiles. Continuer deproposer des possibilités nouvelles, mais surtout les répandre chez les musiciens: faire savoir le savoir-faire. Et, bien sûr, assurer la diffusion des nouvelles musiques, qui risquent d'être englouties dans la vague déferlante du marché, et qui sont pourtant aventureuses, curieuses, innovantes: la recherche musicale est un laboratoire du futur. L'art et la science sont deux formes de connaissance, qui plus que jamais doivent se compléter harmonieusement si l'homme veut échapper à la massification et à la castration par l'unidimensionnel.


 

 

Références

H. Dufourt (1991). Musique, pouvoir, écriture. C. Bourgois, Paris.
Rapport Art-Science-Technologie (1998)
www.education.gouv.fr/rapport/risset, www.edutel.fr/rapport/risset
J.C. Risset (1985). Le compositeur et ses machines - de la recherche musicale. In Esprit (numéro spécial "Musique contemporaine"), 59-76.
J.C. Risset (1986). Arte y scienza: musica elettroacoustica numerica. Nuova Atlantide, Biennale di Venezai 1986, 103-120.
J.C. Risset (1987). Musica, calcolatore, ricerca. I Profili del suono. Musica verticale/Galzerano, Salerno, 11-20.
J.C. Risset (1992). Musique, recherche, théorie, espace, chaos. Inharmoniques 8/9, 273-316.
J.C. Risset (1996). Composing sounds, bridging gaps -the musical role of the computer in my music. In "Musik und Technik", Helga de la Motte-Haber & Rudolf Frisius, ed., Schott, Mainz, 152-181.
J.C. Risset & S.C. Van Duyne (1996). Real-time performance interaction with a computer-controlled acoustic piano (avec 10 minutes d'exemples
sonores sur disque compact joint au journal). Computer Music Journal, 20 n° 1, 62-75.
J.C. Risset & D.L. Wessel (1999). Exploration of timbre by analysis and synthesis. In Diana Deutsch, editor, The Psychology of Music (second edition), Academic Press Series in
J.C. Risset (2000). Perception of Musical Sound : Simulacra and Illusions. In Tsutomu Nakada, ed., Integrated Human Brain Science : Theory,
Method, Application (Music). Elsevier, pp. 279-289 (with 20 sound examples on CD attached to the book).


 



 Note biographique

Jean-Claude RISSET a mené parallèlement une carrière de chercheur et de compositeur. Pionnier de la synthèse des sons avec Max MATHEWS aux Bell Laboratoires dans les années 60, il a effectué des recherches sur le son musical et sa perception pour exploiter musicalement ses ressources nouvelles : synthèses imitatives, composition du son, musiques mixtes, paradoxes et illusions acoustiques. Ses compositions et ses recherches lui ont valu les plus hautes récompenses françaises - Grand Prix National de la Musique en 1990, médaille d'or du CNRS en 1999 - ainsi que le Prix ArsElectronica 1987. Sa composition Sud sera en 2002 la première oeuvre électroacoustique proposée à l'option musique du baccalauréat.


 

 

- Liens :

www.olats.org (Rubrique "pionniers et précurseurs")

www.ina.fr/grm/acousmaline/polychromes/ (sur "Sud")


Discographie :

D. Arfib.Le souffle du doux. C.D. Wergo 2022-50 (Computer Music Currents 2) (avec Davidovsky, Lorrai, Ghent, Rush)).

J.M. Chowning. Sabelith, Turenas, Stria, Phone. C.D. Wergo 2012-50.

M. Decoust. Interphone. C.D. Wergo 2024-50 (Computer Music Currents 4) (avec Barrière, Dodge,Wishart, Reynolds, Jones).

C. Dodge. Profile. C.D. Neuma 450-73: Electro Acoustic Music 1 (avec Lansky, Boulanger, Risset, Saariaho, Warner).

J.C. Risset. Songes, Little Boy, Passages, Sud. C.D. Wergo2013-50.

J.C. Risset. Sud, Dialogues, Inharmonique, Mutations. C.D. INA C1003.

J.C. Risset. Elementa, Avel, Lurai, Trois études en duo pour un pianiste, Invisible Irène. C.D. INA C1019.