|
Nikola JANKOVIC : L'image habitable
|
|
Conférence mercredi 3 mars 2004 |
|
|
|
École nationale supérieure des Arts Décoratifs, 31, rue d'Ulm 75005 Paris
Salle - 210, de 18 h 30 à 21 h
CIREN, Centre interdisciplinaire de recherches sur l'esthétique du numérique, Université Paris 8 / MSH Paris Nord
ARi Atelier de recherches interactives, ENSAD / Université Paris 8
|
Site :
| Version A
Habiter l'image |
|
Nikola JANKOVIC : L'image habitable
La conférence emprunte son titre à l'exposition L'image habitable qui s'est tenue au Centre pour l'Image Contemporaine, à Genève de septembre 2002 à janvier 2003. Cette exposition se déclinait en versions A B C D E. Nikola Jankovic était le commissaire de la Version A Habiter l'image.
Texte publié dans le catalogue de cette exposition
"Image (Bild) désigne donc ici non un simple décalque, mais ce qui se fait entendre dans la tournure allemande : 'Wir sind über etwas im Bilde' (mot à mot : 'nous sommes, quant à quelque chose, dans limage', cest-à-dire 'nous sommes au fait de cette chose')." (1)
Une image valant mieux quun long discours, je serai bref. Et parabolique. En effet, entre Visage et Paysage, lImage est, avec dautres choses, le propre de lhomme. Par elle lhomme symbolise, imagine, médiatise. A limage dune membrane, dune peau, limage est une inter-face sensible un face-à-face. Entre rêve, réalité et fiction, elle nous touche. Elle est à la peau ce que lhabit est à lhabitat (2). De l"espace", elle fait advenir de lhumanité et un "monde". Aussi nest-il pas nécessaire davoir recours à la psychanalyse ou aux neurosciences pour savoir quen aménageant ce territoire, limage médiatise aussi le psychisme interne de lhomme avec son Dehors quil sagisse par là de lAutre ou du Lointain (3) .
(1) HEIDEGGER, Martin, "Lépoque des 'conceptions du monde' " (1938),
in Chemins qui ne mènent nulle part (1949), Gallimard, coll. Tel, Paris, 1986, p116-117.
(2) ANZIEU, Didier, Le Moi-peau (1985).
(3) TISSERON, Serge, Comment lesprit vient aux objets (1999).
|
|
Limage est ce trait dunion qui sépare autant quil unit ; à défaut dêtre objet, limage, dans sa matérialité et sa symbolicité, est au moins une chose transitionnelle (4). Il nest donc pas rare de voir dans les différentes lectures spécialisées de limage ce va-et-vient topologique plus ou moins conscient avec lextérieur et lintérieur, létendue et le cognitif, la res extensa et la res cogitans, le cerveau et larchitecture dont limage serait la caverne et la caverne limage. Ainsi, des mots comme "structure", "cartographie" ou "architecture" qualifient-ils souvent tel ou tel modèle des sciences cognitives relatif aux images. Idem pour les schèmes topographiques imagés (ou figuratifs) que lon retrouve dans les études de Freud sur limaginaire ou le subconscient (5). Pareillement, on pourrait voir chez Gilbert Durand, disciple de Gaston Bachelard, une poétique de lespace imaginal attestant des sources anthropologiques de limaginaire faisant images et inversement (6).
(4) WINNICOTT, Donald, Jeu et réalité (1971).
(5) En effet, de lintuition topographique modélisant lappareil psychique par "barrières de contact" (fin XIXe) à la topologie plus complexe de sa "Notice pour le bloc magique" (1925) ou quil sagisse encore de la signification des nombreux tests psychiatriques de cette époque attestant de la double projectivité entre intérieur cérébral et extérieur géographique (le projecteur et la caméra dans le discours de Godard) et de leurs vertus associatives, idéologiques et symboliques, le test des tâches (Rorschach), de larbre (Koch), du village ou du monde (Arthus) on voit bien à quel aménagement du territoire paysager et cartographique les images internes et externes participent. Cf. FREUD, Sigmund, "Notice sur le bloc magique", tr. fr. Revue Française de Psychanalyse, 1981, 45, n°5, pp. 1107-1110. Cf. ANZIEU, op. cit., p.69 et sq.
(6) DURAND, Gilbert, Structures anthropologiques de limaginaire. Introduction à larchétypologie générale (1960).
|
|
Aussi nen demeure-t-il pas moins que la médiologie de limage a son histoire (7). De Benjamin à Malraux et de McLuhan à Deleuze et Stiegler, laura de ce musée imaginaire reproductible photographiquement, animable cintématographiquement et manipulable numériquement a de quoi reconfigurer son économie tant sur plan quantitatif que qualitatif (8). Certains, comme le sociologue Manuel Castells, face à lextension du multimédia comme "environnement symbolique", nhésitent plus à proposer linversion sémantique de la réalité virtuelle (comme exception) afin de mettre en évidence lémergence dune "virtualité réelle" (comme règle) (9).
(7) DEBRAY, Régis, Vie et mort de limage, une histoire du regard en Occident (1992).
(8) BENJAMIN, Walter Loeuvre dart à lère de sa reproduction mécanisée (1936), in Ecrits français, Gallimard, pp. 140-192. Egalement Loeuvre dart à lère de sa reproductibilité technique, in LHomme, le langage et la culture, Paris, Denoël-Gonthier, pp. 137-181. MALRAUX, André, Le Musée imaginaire, (1ère éd. 1947, version déf., 1965). McLUHAN, Marshall, La Galaxie Gutenberg (1962), Pour comprendre les média (1964). DELEUZE, Gilles, Cinéma 1 : Limage-mouvement (1983) et Cinéma 2 : Limage-temps (1985). STIEGLER, Bernard, LImage discrète, in Derrida, Jacques et Stiegler, Bernard dir., Echographies - de la télévision, (1996).
(9)CASTELLS, Manuel, La société en réseaux, vol. Lère de linformation (1996), Fayard, Paris, 1998, pp.371-424.
|
|
Ne serait-il pas temps en effet de sinterroger sur l "écologie" de limage, la manière dont son économie et son éthique élaborent de lhabitabilité? De Byzance à nos jours, létymologie grecque de loikos (maison, foyer) et de léthos (habitacle, séjour, demeure) désigne les fonctions invisibles de limage (10). Mais sil convient de souligner la spatialité et le pouvoir denveloppement de la grande image projetée sur lindividu dans une camera oscura ou lexpérience collective dans une salle obscure, il convient également de souligner combien plus habitable est limage darchitecture. En effet, motivée par un projet daménagement réel ou supposé, cette image se distingue des autres artistiques notamment en ce quelle nest pas simple représentation esthétisée. Mettant en scène de lu-topie concrète de ce qui sera, son habitabilité, comme celle du modélisme et des miniatures décrits par Claude Lévi-Strauss, est double, au carré (11). On s "y" projette autant que nous habite, son espace est notre lieu un peu à la manière de ce que Heidegger nommait le déloignement (Entfernung).
(10) MONDZAIN, Marie-José, Image, icône, économie - les sources byzantines de limaginaire contemporain (1996).
(11) LEVI-STRAUSS, Claude, La pensée sauvage (1962), Pockett, Paris, 1990, p.37 & sp.
|
Sites :
| Eyebeam |
| Décosterd & Rahm |
| Electroscape |
| MVRDV |
| François Roche | |
Il y aurait dailleurs une grande communauté de pensée entre les trois fonctions que le psychanalyste Serge Tisseron attribue à limage et celles que Daniel Estévez confère au dessin darchitecture. Alors que le disciple des "schèmes denveloppe" de Didier Anzieu confie à limage la propriété de représenter, transformer et contenir, larchitecte distingue les fonctions prescriptive, descriptif et spéculative du dessin darchitecture (12).
Aussi nen demeure-t-il pas moins que, malgré la mondialisation des compétences et la globalisation des outils technologiques, chaque agence et chaque culture a ses sensibilités propres. Cest un peu ce que nous avons voulu montrer dans cette exposition.
Si Hiroyuki Futai joue des drive-in carpets, tapis-écran de Jan Kovac à la manière dun ancien étudiant du Paperless Studio de Bernard Tschumi à la Columbia University, il nen demeure pas moins que son balayage de limage-membrane renvoie à la culture japonaise de lUkioye.
Si le projet évolènois de François Roche / R&Sie... joue du morphing comme dun mapping, la conception des new territories nen est pas moins proche dune géopolitique décentralisée.
Si MVRDV se propose daménager une nouvelle biosphère poldérisée, cet aménagement nest pas éloigné de la chorographie chez Bruegel (13) ni du désenchantement induit, selon Max Weber, par ladministration du monde par léthique protestante et lesprit du capitalisme.
Si Diller et Scofidio nous dévoilent le timecode de quatre des usagers du Eyebeam Bldg, cest avec un esprit pionnier ou expérimental typiquement américain et new-yorkais ; même si on entre dans leur image comme dans un nuage à Yverdon!
Enfin si Décosterd & Rahm mettent en scène un microclimat tahitien de synthèse au coeur dun hiver vendéen chez lartiste Fabrice Hybert, Gauguin du troisième millénaire, cest avec la même fougue "rousseauiste" ou "romantique" que linvention du paysage de montagne au XVIIIe siècle dont lersatz prophylactique est reconstitué pour le Pavillon Suisse de la Biennale de Venise 2002.
Alors venez, entrez dans limage, venez voir nos drive-in carpets, appréciez la qualité de nos tapis... Nikola Jankovic
(12) TISSERON, Serge, Psychanalyse de limage, de limago aux images virtuelles (1995). ESTEVEZ, Daniel, Dessin darchitecture et dinfographie. Lévolution contemporaine des pratiques graphiques (2001). Directeur de la Division Information et Informatique de l'UNESCO et membre fondateur du salon Imagina, Philippe Quéau a lui-même proposé le concept d « image habitable ». Cf. « Image habitable & société de l'Information » (2000) sur http://www.neteconomie.com/perl/navig.pl/neteconomie/infos/article/200003222. Je remercie Hiroyuki Futai de me lavoir indiqué.
(13) Cf. BESSE, Jean-Marc, « La Terre comme paysage : Bruegel et la géographie » in Voir la Terre. Six essais sur le paysage et la géographie (2000).
|
Nikola JANKOVIC
Bio-bibliographie |
Nikola Jankovic (1969) est architecte. Critique et commissaire dexposition, il a été lauréat de lAcadémie dArchitecture pour une étude consacrée à linfluence des paysages désertiques chez lartiste James Turrell (Arizona) et chez le compositeur Harold Budd (Californie). Il achève actuellement un doctorat de géographie consacré au paysage contemporain.
Articles publiés récemment :
"Il faut reconstruire Southfork", compte-rendu de l'exposition Architectures non standard au Centre G. Pompidou, in Art Press, mars 2004.
"Biosphere 3 : art, science, fiction", in Art Press n°297, décembre 2003.
"Mars Expres. Landscape Global Surveyor", in Cahier théorique n°3, Frac Lorraine, novembre 2003.
"Biosphere 2 reloaded ? ", in Beaux-Arts Magazine, H-S Design, juillet 2003, p.142-145.
"Quatre agences pour approcher une génération émergente" in Journal des Arts n°164, 7-20 fév. 2003, p.20.
"Le Musée de l'homme imaginaire", in Art Press n°286, janvier 2003, pp.46-50.
|
|
|