| Artifices 4 | 6 novembre-5 décembre 1996 | Langages en perspective |
 
Jérôme Glicenstein, La place du sujet dans l'oeuvre interactive
Le nombre croissant d'oeuvres faisant appel à la notion d'interactivité invite à repenser, en de nombreux cas, la place du sujet confronté à des dispositifs questionnant les "médiations" traditionnelles propres au monde de l'art.
En effet, ces dispositifs mettent en cause non seulement la frontière intangible existant entre auteur et spectateur des oeuvres, mais aussi l'industrie culturelle, l'exposition dans les contextes institutionnels et le commentaire des tierces personnes par le biais de la critique et de l'esthétique. Ce qui suit tente de repérer en faisant appel à des notions connexes telles que la participation ou l'esthétique relationnelle la formation d'un sujet propre à l'interactivité, que l'on qualifiera, à la suite de Jean-Louis Weissberg de sujet-interactant (1).
Le "sujet-participant"
Le monde de l'art des années soixante a vu naître un certain nombre d'idées visant à contester les frontières posées par la tradition entre artistes et spectateurs. Le sujet-participant se constitue au sein même de cette contestation.
De nombreuses initiatives artistiques ont ainsi soit développé des stratégies de "création collective" qualifiées de "participatives", soit, lors d'actions publiques, ont engagé le public à participer ne serait-ce que par sa présence à la mise en oeuvre de projets de tous ordres. Il y a ainsi, à l'origine de l'idée de participation, une ambition politique assez générale visant à faire sortir l'art des musées, à le faire aller dans la rue afin de s'adresser directement au plus grand nombre. L'art étant alors implicitement entendu comme ayant un certain "pouvoir de désaliénation (2)".
Certains discours ont de plus à partir également des années soixante et à la suite de L'Oeuvre ouverte d'Umberto Eco assimilé les travaux de certains artistes de la modernité à des oeuvres en devenir, ouvrant d'une part sur la pluralité des interprétations les discours interprétatifs se superposant éventuellement sans limites, et d'autre part étant aptes à initier des processus indéfiniment réitérables.
Les notions de participation et d'oeuvre ouverte sont ainsi apparues indissolublement liées et, annonçant une situation entrevue par Marcel Duchamp, où désormais ce seraient "les regardeurs qui feraient les tableaux" (au propre comme au figuré). L'oeuvre ouverte permettait ainsi au sujet-participant de se voir investi d'une "responsabilité" dont la division traditionnelle des rôles l'avait jusque-là déchargé. La frontière entre l'auteur et le spectateur d'une oeuvre tendant alors si ce n'est à disparaître tout au moins à devenir floue.
Le "sujet-médusé"
Les années quatre-vingt ont peu fait cas des velléités participatives des années antérieures. Ce qui a paru se mettre en place, c'est finalement bien au contraire, une situation de réhabilitation de l'idée d'aura, de l'idée d'auteur génial ou inspiré et irremplaçable. L'"art" en tant que "valeur ajoutée" et objet de spéculation (au sens philosophique et boursier du terme) s'est vu nécessairement associé aux notions de mystère, d'initiation et de vérités révélées. Le sujet-médusé qui se constitue est désormais mis en demeure de se laisser prendre au piège, trompé mais consentant, victime de son plein gré des artifices de l'art, s'en remettant dorénavant pour ce qui est de son jugement aux "médiateurs privilégiés" que sont entre autres l'artiste qui "donne à voir" et le critique qui "donne à penser".
Le marché, en tant que toile de fond de la plupart des stratégies artistiques des années quatre-vingt, n'est évidemment pas étranger au fait que l'ensemble des acteurs du monde de l'art s'est, avant toute chose, mis à "vendre" de la singularité, de l'inaccessible, de l'auratique. Ce contexte a cependant contribué aussi, pour une part, à restreindre tout accès autre que superficiel aux oeuvres pour le grand public.Et ce il faut souligner le paradoxe, en dépit d'un accroissement sans précédent de l'offre privée ou institutionnelle d'expositions en tous genres. La justification de ce type de revirement élitiste, propre aux années quatre-vingt,
a fréquemment eu comme fondement le principe selon lequel, l'oeuvre ne donnerait à voir au(x) spectateur(s), au travers d'un médium artistique, que le produit d'un langage autonome de l'artiste. L'oeuvre ouvre un monde, instaure un ordre. De ce point de vue, elle ne semble pas être du côté de l'éventualité, de l'indétermination, mais bien au contraire de l'impératif dicté par l'"ego" d'un artiste-démiurge tout-puissant. Elle ne peut donc s'offrir, simplement "ouverte", au(x) spectateur(s), mais nécessite une médiation tenant lieu en quelque sorte de fermeture par l'initiation "hermétique", d'où à l'époque l'inflation du nombre des "médiateurs" en tous genres.
Certains ont alors cru entrevoir, avec la crise du marché de l'art du début des années quatre-vingt-dix, l'occasion rêvée de revenir à une situation que l'on aura entre-temps idéalisée de communion entre un public ouvert et curieux et un art d'avant-garde en rébellion contre le "système", en rupture avec l'industrie culturelle.
Le "sujet-médiateur"
On a assisté ainsi en France depuis le début des années quatre-vingt-dix à un renouveau de l'idée de participation, avec le développement de propositions artistiques mettant en jeu le rapport de l'oeuvre et/ou de l'artiste au spectateur. Désormais, l'institution conquise dans les années quatre-vingt est supposée "court-circuitée" par ce que certains, à la suite de Nicolas Bourriaud, qualifient d'"esthétique relationnelle". Il ne suffirait pas désormais de faire participer le spectateur à l'oeuvre par sa présence, son regard ou même son action matérielle (son "choix" notamment), mais l'oeuvre en retour devrait pouvoir permettre la mise en place d'une médiation, créer un certain type de relation privilégié et acquérir une dimension "politique", en s'opposant en tant que force active de résistance à l'aliénation du spectateur (3). On perçoit là, d'une certaine manière, la revendication d'un héritage de la participation (4), à la différence près que désormais c'est une relation intersubjective duelle qui est privilégiée.
Les années quatre-vingt ont cependant laissé des traces dans des comportements supposés être "ouverts", et si de nos jours il y a implication du spectateur, l'art ne s'adresse assurément pas à n'importe qui. Le spectateur des oeuvres actuelles notamment celles mettant en jeu l'esthétique relationnelle se doit d'être en quelque sorte initié, préparé, instruit. Ce type d'approche des oeuvres quoiqu'il prétende les contester échappe ainsi encore difficilement aux structures institutionnelles.
Le "sujet-interactant"
Depuis une dizaine d'années, suite notamment au développement de certaines technologies informatiques, est apparue une autre notion, que l'on a pu également rapprocher de l'idée de participation: l'interactivité. A la différence de la participation ou de l'esthétique relationnelle, l'interactivité ne met pas en avant une "socialisation" liée à la pluralité des spectateurs, mais fait beaucoup plus appel à l'implication d'un ensemble de subjectivités uniques.
De plus, il ne s'agit pas avec l'interactivité numérique, comme avec la participation, de construire un tout, ni même simplement de participer à une oeuvre en mouvement, mais plutôt de réaliser l'oeuvre, de la faire exister, lors de son activation, de le temps propre de son actualisation. Pour reprendre la comparaison avec la phrase de Duchamp, ici, c'est le regardeur qui fait le tableau. Ce qui est mis en avant, c'est d'abord la liberté du choix, l'exercice libre, éventuellement "privé", de la subjectivité du sujet-interactant.
Il existe ainsi, pour Jean-Louis Weissberg (5), deux types d'interactivité: l'une qualifiée d'interactivité de commande qui consiste à déclencher, à ouvrir, à activer un programme. Il s'agit alors d'un type d'interaction directif et fortement orienté par la demande de l'utilisateur. L'autre type d'interactivité se décline lui sur le mode conversationnel: l'utilisateur est face à une machine qui lui "répond" ou face à un autre utilisateur (en ayant dans certains cas une relation médiatisée par une machine ou un dispositif).
On se trouve dans ce deuxième cas dans une situation qui se rapproche de ce que nous avons vu avec les présupposés de l'esthétique relationnelle. En effet, dans ce type de dispositif plus ouvert, il s'agit de construire un objet à travers une relation de dialogue qui est initiée par l'artiste mais qu'il ne contrôle que partiellement. C'est une idée qui préside d'ailleurs à nombre de projets sur le réseau.
Dans le premier cas au contraire, on ne se trouve pas très éloigné de l'idée de simulation de rôle, voire de jeu. Le sujet-interactant se désaisit d'une partie de son libre-arbitre et attend du programme un ensemble de surprises, d'imprévus, d'artifices, fort éloignés de l'idée "constructive" de participation à l'élaboration d'une oeuvre. Le sujet est là dans une situation d'attente partielle, attente d'être séduit ou étonné, d'être "manipulé" en quelque sorte par le dispositif. Situation qui
n'est pas sans rappeler la position du sujet-médusé propre aux années quatre-vingt et qui a été évoquée plus haut.
On remarquera de plus, que l'interactivité reproduit une manière de point de vue central, "perspectif", tel que la Renaissance avait pu le concevoir et que l'on aurait pu croire perdu avec la modernité. On pourrait presque appliquer la phrase de Hegel à propos de la perspective, à la place de l'utilisateur au sein d'un environnement virtuel: "On dirait que le spectateur est là depuis le début, que l'oeuvre est faite à son intention, qu'on a tenu compte du point fixe où il sera placé (6)." Le déplacement simulé ou mental qu'offrent de nombreux dispositifs hypermédias, en réseaux ou en réalité virtuelle, n'est-il pas un moyen idéal de faire venir à soi le monde, d'avoir la maîtrise de l'espace? Si la relation interactive met à l'occasion en jeu la création collective (en un héritage de la participation) avec des oeuvres en réseaux "ouvertes" ou des modes dialogués, comme dans l'esthétique relationnelle, il semblerait pourtant que le type de rapport privilégié par l'interactivité soit davantage celui qui place le sujet-interactant au centre de l'oeuvre. Ce type d'expérience étant essentiellement incommunicable, y a-t-il encore une place pour
la critique? La question reste ouverte (7).
Exposer l'art interactif?
Un point crucial pour définir la place du sujet-interactant, par rapport à des rôles plus traditionnels, est lié au rapport difficile qu'entretiennent les oeuvres interactives avec la notion d'exposition. Assurément, il s'agit avec ces dernières d'objets peu ou pas stables dans leur forme, ne se prêtant pas nécessairement à la "contemplation". Qui plus est, l'expérience qu'elles procurent de part sa singularité et son absence de renouvellement (et de fait sa non-reproductibilité) les rend difficilement délimitables.
Cependant, au-delà des problèmes de muséographie qui n'en sont que les symptômes se posent des problèmes plus fondamentaux de mode d'accès aux oeuvres. Il ne s'agit d'ailleurs pas simplement de problèmes d'installation dans des lieux d'exposition, mais davantage de savoir si l'oeuvre interactive est "à exposer".
Plus profondément, en effet, c'est peut-être un des fondements même de l'idée d'exposition qui est mis en cause. Voire une forme de relation au Musée tel que celui-ci a pu être conçu à l'époque des Lumière , en tant que lieu de présentation exemplaire des trésors exceptionnels de l'esprit et de la nation, de didactisme universalisant, et surtout de communion collective sous le signe d'un art immuable, transcendantal, identique pour tous. Les rapports sociaux conditionnés par le musée en tant que lieu idéal de l'"être ensemble" de la nation ne peuvent demeurer les mêmes à l'heure des "communautés" (d'intérêts) transfrontalières d'Internet, avec ce qu'elles supposent d'indétermination et d'instabilité dans le temps et dans l'espace. Ainsi, la réalisation potentielle d'un " musée virtuel imaginaire " universel grâce à la connexion de tous les fonds iconographiques favorise évidemment la consultation subjective, voire aléatoire des oeuvres. La visite de par la nature hypertextuelle des réseaux ou des hypermédias relève désormais davantage de la flânerie, de la déambulation, de la promenade singulière "sans fin(s)", que de la visite guidée ou du parcours obligé, tel que l'on a pu l'observer du Louvre au MoMa (8).
De ce point de vue, le réseau constitue le médium par excellence de l'exposition à l'ère postmoderne. Si avec les oeuvres interactives on assiste à un retour des oeuvres dans le domaine de l'usage privé, ce n'est sans doute pas un hasard que l'un des modèles les plus fréquemment cités pour les hypermédias soit celui du cabinet de curiosités. Ce dernier, qui est l'une des sources historiques du musée, en est pourtant aussi d'une certaine manière l'antithèse: ce qui y est en jeu est en grande partie de l'ordre de l'agrément, du plaisir privé et subjectif. Les objets y sont rangés selon des modalités défiant toute norme universelle, et s'y côtoient, tant les produits de l'artisanat, que les oeuvres d'art, les livres, les objets naturels ou issus des sciences.
Le cabinet de curiosités s'oppose ainsi de manière significative au studiolo italien, modèle idéal des collections artistiques de cour, où justement l'ordre de présentation et la qualité primordiale des antiques et des oeuvres d'art est à la base d'un modèle "normatif" de musée. De fait, au moment de la remise en cause postmoderne des normes universelles, des modèles uniques et des progressions historiques linéaires, les notions de liberté de choix et plus spécifiquement d'interactivité apparaîtront alors
peut-être pour certains comme des moyens de mettre en oeuvre des propositions artistiques "antiautoritaires". Les modalités du choix étant cependant le plus souvent fixées par le dispositif ou le programme, toute manipulation du sujet-interactant n'est pas à exclure.Au bout du compte le choix, événement esthétique, qui inaugure toute relation du spectateur à l'oeuvre, se situe dans la lignée historique d'un rapport à l'art où le sujet est avant tout sujet captif.
Notes
(1) Jean-Louis Weissberg, Le Simulacre interactif, Thèse de doctorat en sciences de l'éducation, Université Paris 8, 1985.
(2) Comme le disait l'un des artistes cinétiques les plus en vue à l'époque et dont une des idées de démocratisation de l'art était la diffusion en masse de lithographies: "La possession d'oeuvres d'art uniques est aliénante, mais il est beaucoup moins aliénant que cent personnes possèdent la même oeuvre."
(3) "Les artistes (...) lancent les regardeurs dans un espace d'activités relationnelles, bousculant ainsi la cérémonie traditionnellement fixée de l'exposition." Nicolas Bourriaud, "Le manque", introduction au catalogue de l'exposition Traffic au CAPC de Bordeaux, janvier 1996.
(4) "Il est clair que l'art d'aujourd'hui continue le combat. Qu'il propose des modèles perceptifs, expérimentaux, critiques ou participatifs qui vont dans le sens
de l'émancipation (...)" Nicolas Bourriaud, "L'esthétique relationnelle", Documents n° 8, Paris, printemps 1996, p. 40.
(5) Jean-Louis Weissberg, Ibid.
(6) G.W.F.Hegel, Esthétique, TVII, Paris, Aubier, 1965, p. 29.
(7) Christian Descamps par exemple, citant Wittgenstein, fait remarquer qu'"un pur 'pour soi', totalement subjectif, sans norme pour se confronter à autrui, relèverait de ce dont on ne pourrait strictement rien dire". Christian Descamps, "Rien n'est jamais seulement beau pour moi", Le Beau aujourd'hui, éditions du Centre Georges Pompidou, Paris, 1993, p. 9.
(8) Au Louvre, le principe muséographique est quasiment inchangé depuis près de deux siècles; au MoMa, le "parcours exemplaire" fixé par Alfred Barr Jr est à sens unique et ne supporte aucune modification.
|