Conférence Devautour

 

Marie Wutz," Art World Wide Web", "Omnibus", n°13, juillet 1995, Paris.

A en croire d'interminables listes compilées sans répit dans le moindre catalogue, certains de nos contemporains ont déjà fait en sept ans de carrière plus d'expositions que Picasso en soixante-dix sept ans de travail. S'il semble que longtemps avant nous l'art ait été transmis par des objets (les oeuvres) parfois présentés dans des expositions, il s'avère que depuis trente ans l'art se communique essentiellement par des expositions, parfois constituées d'oeuvres (des objets), parfois d'idées (d'autres objets). Aujourd'hui le nombre formidable de ces expositions et la discrétion remarquable de leurs visiteurs une fois passé le vernissage, devraient nous amener à reconsidérer l'efficacité et la pertinence de ce média spécifique.

1 | Une oeuvre suffit-elle pour justifier l'art?
Fin de l'exposition, début des conversations
Le mois dernier un jeune artiste n'a pas hésité à décrocher ses tableaux avant la fin de leur exposition dans un centre d'art afin de les envoyer plus vite dans un autre centre d'art pour une autre exposition. Cette optimisation très professionnelle de la circulation des oeuvres souligne assez bien l'actuelle réduction mondaine de l'exposition à son vernissage. D'ailleurs, nous sommes déjà familiers de ces installations dont il ne reste que quelques traces énigmatiques au lendemain du vernissage et nous nous accommodons fort bien des expositions qui ont lieu et s'achèvent avant même leur ouverture au public. D'abord parce qu'il n'y a pas d'autre public que nous qui sommes au vernissage pour y rencontrer nos partenaires et concurrents et échanger les dernières informations sur nos positions respectives dans le jeu. Ensuite parce que nous pouvons très bien nous contenter d'un récit sur ce qui était à voir dans la mesure où ce qui était à voir se trouvait déjà inscrit dans un récit sur ce qui était à comprendre. C'est ainsi qu'une revue d'art peut confier directement aux organisateurs d'expositions la critique de leurs propres expositions. De cette façon la boucle se referme efficacement sur le communiqué de presse en tant que lieu véritable de l'exposition. Si nous pouvons imaginer qu'à son origine l'exposition servait à présenter un travail artistique, il est clair qu'elle est finalement devenue l'objet même de ce travail et que c'est la critique des expositions dans les revues d'art qui est à son tour devenue l'exposition de ce travail. Mais cette critique et ces revues sont devenues très rapidement elles aussi l'objet du travail artistique lui-même. Un artiste raisonnable comprendra sans effort que la dépense de temps, d'argent et d'énergie que suppose la conception, la production et la présentation d'une exposition est tout à fait disproportionnée comparée au nombre effectif des artistes qui pourront la voir et au nombre hypothétique de lignes et d'images qui en circuleront dans la presse spécialisée à l'intention des autres artistes dispersés sur la planète. Il est donc légitime de chercher des raccourcis économiques et des courts-circuits efficaces. Bertrand Lavier pouvait déclarer en 1984 : "Je fais des expositions, je ne suis pas producteur d'images, je n'ai pas d'atelier". Alexandre Lenoir pourrait dire à présent : "Je provoque des conversations, je ne suis pas scénographe d'exposition, je n'ai pas de show-room (2)." Serge Comte et Philippe Drain se contentent de laisser à leurs amis des dessins, des idées ou des messages sur des Post-it. Gilles Chetanian a trouvé une certaine qualité d'ambiance à l'espace de la bibliothèque universitaire de Grenoble. Il peut simplement nous conduire pour évoquer un film qui lui plaît. Il a aussi planté un néflier et un plaqueminier dans le jardin public de son quartier. Il les entretient et les arrose régulièrement. Pas de dessins, pas de photos, pas de films, pas de textes, pas de traces. Il en parle juste à ses amis. Cela suffit et c'est utile. Les fruits seront beaux et bons. Gilles Chetanian évolue dans le monde de l'art, il est donc artiste (3). Tandis que nous nous promenons, nous découvrons sur un panneau Decaux la publicité Nescafé : "Mais mon pauvre Doudou, dans le café au lait, il y a déjà du lait !". Tout est si simple. C'est merveilleux. Mais pauvres artistes, dans le monde de l'art, il y a déjà de l'art! Il suffisait d'en parler. Dans le monde de l'art, la conversation est désormais un média beaucoup plus commode que l'exposition.

2 | Qu'est-ce qui fait l'oeuvre? L'évolution de la notion d'oeuvre
Pour un design alimentaire
Il y a sans doute bien d'autres sujets de conversation et il est des jours où parler d'art semble déplacé. Des questions plus urgentes plus graves occupent les les médias. L'importance d'un problème se mesure alors en nombre de victimes. Pourtant ce n'est pas le moindre des mérites de l'activité artistique que de faire assez peu de dommage, et notre incompétence dans bien d'autres domaines devrait simplement nous rendre plus modestes dans ce jeu que nous aimons. Ceux qui s'occupent d'art quoi qu'il arrive auront sûrement noté le 26 mai dans Libération : "Quand vous voyez passer un concept qui vous plaît, dites-vous que c'est un Piaggio." Vous ne les connaissez probablement pas sous ce nom, pourtant ils vous sont familiers. Chaque jour vous les voyez se faufiIer dans la circulation. Ils sont aimés, désirés, souvent enviés. Ils sont la solution aux problèmes de trafic, de stationnement, mais certains les utilisent pour leur seul plaisir. Ils sont des concepts en mouvement. Ce sont LES MOVERS, ceux qui bougent. 48 % des possesseurs de scooter en Europe ont choisi UN MOVER. Le secret? Une technologie et un design d'avant-garde, une sécurité accrue pour le conducteur et un profond respect de l'environnement. VESPA, HEXAGON, TYPHOON, SFERA, CIAO, ZIP: chaque MOVER est la démonstration toujours plus évidente que pour avoir du succès, il suffit de faire preuve d'intelligence. (fin de la publicité.) Ce n'était pas de la critique d'art, mais cela y ressemblait. Et pourtant un scooter ça n'a pas de sens, ça roule. Inutile de se demander si tel nouveau modèle est bien un scooter. Ce serait perdre son temps que de le comparer à à une mobylette ou à une moto. Un scooter, c'est déjà un scooter. Ce qu'il faut, c'est dire pourquoi ce modèle est mieux qu'un autre. Mais un nouveau scooter, c'est encore un scooter, et ils se valent tous. Ce qu'il faut donc, c'est dire pourquoi ce modèle est mieux que tous les autres et il faut le dire de telle manière qu'il soit effectivement mieux que tous les autres, simplement parce qu'ainsi on pourra mieux en parler que les autres.

En somme, un bon scooter est un bon sujet de conversation. Il est certain qu'il faut un solide argumentaire pour vendre une oeuvre d'art présentée dans une exposition. Mais ce n'est pas l'argumentaire qui fait vendre l'oeuvre. L'argumentaire est vendu avec l'oeuvre. Il est indispensable à son fonctionnement en tant qu'oeuvre. Il est l'objet même du travail de l'artiste, du critique, du galeriste ou du commissaire. C'est l'enjeu de l'exposition, et c'est ce que le collectionneur achète principalement. C'est ce qu'il doit effectivement s'approprier s'il veut participer également au jeu et pas seulement décorer son salon (mais pourquoi pas). D'ailleurs vendre l'oeuvre en question n'est pas l'objectif prioritaire de l'artiste, ni même du galeriste. Il s'agit plutôt, par une transaction chiffrée, seul point de repère crédible dans notre société, d'obtenir la caution d'un joueur déterminant à l'interface entre le jeu (l'art) et le réel (l'économie). Mais le collectionneur est un joueur minoritaire, et l'on peut très bien saisir un argumentaire sans acheter l'oeuvre.

L'argumentaire n'est donc pas essentiellement commercial. Il s'agit d'une construction culturelle qui à la fois s'élabore autour des oeuvres et en prescrit d'autres tout en affirmant son autonomie et en devenant le matériau principal de l'art. C'est un matériau plastique qui se prête à toute sorte de manipulation, d'assemblages et de bricolages. Ces bricolages qui nous captivent peuvent être amusants, élégants, agaçants, subtils, maniéristes, laborieux, compliqués, maladroits, attachants, touchants, bouleversants, prétentieux, naïfs ou retors, mais ils ne disent jamais le sens de l'exposition, ils le produisent. Leurs significations ne sont intéressantes que parce qu'elles produisent des effets et ces effets ne sont appréciables que par leurs conséquences sur le contexte dans lequel ces significations sont mises en jeu et par rapport à la transformation duquel les joueurs peuvent continuer à évoluer. Nelson Goodman parle d'implémentation pour désigner le travail qui consiste à faire fonctionner une oeuvre, par opposition à l'exécution qui a consisté à la faire (4).

Ce travail d'implémentation de l'exposition que permet l'argumentaire explicite (le communiqué de presse, les textes critiques) ou implicite (la cote, les biographies, les ambiances, les panoplies, les mauvais coups) relève moins de la rhétorique que de l'ergonomie et du design. On trouvera ainsi sans surprise dans une école d'art un "laboratoire de design argumentaire" (5). Dans une exposition comme sur son scooter, pour avoir du succès, il suffit de faire preuve d'intelligence. Mais pour un artiste, faire preuve d'intelligence ce n'est pas nécessairement présenter des oeuvres intelligentes. Il est des oeuvres imbéciles qui sont d'intéressants symptômes et déclenchent des expositions intelligentes. On peut à leur sujet développer de nouveaux argumentaires et décrire de nouvelles situations. D'ailleurs un bon symptôme témoigne toujours de l'intelligence de celui qui le pointe. Plus l'oeuvre est insignifiante, meilleure est la démonstration de la compétence de celui qui l'impose. Plus jubilatoire l'identification des initiés, plus commode l'exclusion des autres. Bien sûr, peu d'artistes encore se préoccupent explicitement de cet aspect du jeu, et la plupart abandonnent volontiers l'argumentation aux critiques qui trop souvent finissent par croire ce qu'ils écrivent. Et ces artistes ont en partie raison car une oeuvre qui ne voit pas le jour en collaboration est déjà socialement morte.

En réalité, l'argumentation est une opération distribuée qui mobilise une sorte d'intelligence collective. La totalité du milieu de l'art y est impliqué. La conférence la plus longue comme le fax le plus court y ont leur importance. Du visiteur occasionnel et peu informé au jeune artiste investissant à chaque instant le moindre de ses gestes dans une logique professionnelle (en proclamant si possible que l'art ça ne l'intéresse pas), tous les joueurs contribuent par leur conversation à la construction complexe et fragile du monde de l'art en tant qu'il peut être décrit comme un hypertexte.


L'HTML, langage naturel de l'art

Pas un magazine sans sa page spéciale, son dossier, son supplément consacré à lnternet. Tout pour vous brancher, vous abonner, acheter, vendre, apprendre, jouer ou communiquer sur le World Wide Web. Le réseau des réseaux est le sujet obligé de la presse informatique, féminine, sportive, érotique, scientifique, économique et politique. Seules les revues d'art semblent indifférentes à cet engouement journalistique. En réalité, le milieu de l'art fonctionne en réseau depuis assez longtemps pour ne pas avoir à s'étonner outre mesure de la mutation culturelle qu'indique le développement fabuleux d'Internet. Le milieu de l'art était un réseau de réseau avant même que les artistes aient tous leur fax et bien avant que les galeries ne commencent à équiper leurs ordinateurs d'un modem. En évoquant ici HTML (HyperText Markup Language), le format des documents accessibles sur le World Wide Web, il n'est pas question de prétendre que les artistes doivent nécessairement utiliser les nouvelles technologies. On considère plutôt que, sans en avoir les outils, ils ont largement anticipé sur un nouvel état de la culture radicalement transformé par ces techniques et que celles-ci peuvent maintenant servir de modèle pour décrire et comprendre l'état présent du monde de l'art.

Sur une page HTML,on peut cliquer les mots soulignés pour activer un lien qui nous conduira instantanément à une autre page du même document, à un autre document du même site, ou encore à un autre site Internet. Le texte n'est plus seulement en relation intertextuelle avec d'autres textes dont il s'inspire ou qu'il a inspiré, qu'il évoque, qu'il cite ou qu'il détourne. Il est associé à tous les autres dans un grand texte universel. Chaque texte particulier est un fragment de l'hypertexte collectif qui s'élabore et s'auto-organise au fil des liens que tissent ses multiples auteurs, qu'activent, inventent, oublient, recréent ou déplacent ses lecteurs d'un nouveau type, à la fois navigateurs, regardeurs et créateurs (6).

Comparer le monde de l'art à un hypertexte,
c'est se donner les moyens de comprendre les enjeux de la renégociation continuelle de son extension, de sa composition et de sa définition. C'est accepter qu'il n'y ait pas de centre, pas de direction. C'est retrouver la viabilité d'un travail de proximité, de voisinage. C'est se débarrasser de la question de la signature et se défaire de la propriété intellectuelle. C'est abandonner les stratégies de concurrence pour imaginer un système associatif et coopératif. Il apparaît comme étant urgent aujourd'hui de comprendre le monde de l'art tel qu'il est, et d'agir dans le monde de l'art tel qu'il pourrait être.

L'évolution de la pratique artistique vers un vaste forum de discussion tels qu'en tiennent les communautés virtuelles sur Internet nous obligera à écouter chacun et à parler à tous, sans aucun des repères de légitimité dont l'obtention mobilisait la plupart des énergies et dont l'autorité réglait tous les comportements.

En naviguant sur Internet on peut facilement prédire la fin d'une certaine pratique de l'art comme jeu de société orienté vers la conquête du pouvoir dans un micromilieu autiste. On le regrettera peut-être, c'était parfois amusant et nous y étions habitués. Beaucoup abandonneront la partie, beaucoup devront se recycler. Il s'agit maintenant de réinventer entre artistes une communication généreuse et désintéressée capable de construire un monde de l'art transparent et coloré, basé sur le partage et sur l'échange.

Notes
1. Interview par Daniel Soutif dans Libération, du 7 février 1984, cite par Alain Coulange, Ici et là, n°6/7, été 84
2. Exposition "Sculpture (suite)", galerie Pailhas, du 3 au 29 juin.
3. Gilles Chetanian et Serge Comte viennent de rater leur diplôme. II faut comprendre les membres du jury : le premier leur a fait faire le tour du quartier sans rien leur montrer. L'autre est parti faire un tour en vélo en les abandonnant sur place.
4. Cf .. L'art en action .>, note 1 Les Cahiers du Musée national d'art moderne. n° 41. Implementer un logiciel c'est l'installer dans un système informatique, c'est assurer sa compatibilité avec un environnement de travail donné et c'est le rendre opératoire.
5. Epiar, Villa Arson. Depuis 1992, à l'initiative de Paul Devautour.
6. Duchamp toujours ("Ce sont les regardeurs qui font les tableaux").