| Artifices 2 | 6 novembre-3 décembre 1992 |

 

ArtificesArt ? l'orninateur
| Piotr Kowalski, La Flèche du Temps, 1990-1992 :

      Oeuvre
      La Flèche du temps, 1990-1992, installation vidéo-numérique interactive pour système Delcom sur 18 écrans vidéo, caméra vidéo, récepteur de télévision, bouton déclencheur. Produite en 1990 par le Centre culturel de Cavaillon pour l'exposition L'Amour de Berlin. Programmation : Jean Delsaux.

      | Technique | Projet | Réponses | Biographie |

      L'origine de La Flèche du temps, c'est la proposition qu'on m'a faite de concevoir une pièce pour ce système de mur d'écrans. Dès le départ j'avais donc cette contrainte d'un ordinateur qui peut gérer en même temps 18 cartes vidéo et donc 18 écrans. Ayant cette possibilité d'un système qui décompose l'image animée, le temps, sur 18 images en ligne, j'ai proposé une suite de la Time Machine adaptée à cette technique. Le dispositif prend les images vidéo comme elles viennent, dans leur continuité, les mémorise, les traite et les ressort en les séparant, tout cela en temps réel. Les images arrivent à gauche, avancent comme une chenille, disparaissent à droite. Un programme automatique passe par les diverses possibilités de la machine et produit une série d'interventions : il distribue les images, les arrête, les gèle, fait un zoom sur une image ou sur la totalité, fait un zoom numérique qui conduit à une image méconnaissable.

      Je ne voulais pas d'images pré-enregistrées. Le visiteur a donc le choix entre deux sources : la télévision, telle quelle, une chaîne quelconque en direct, avec un petit écran témoin, ou bien une caméra qui saisit le visiteur lui-même. Le public fait sa propre télévision, sur une petite scène délimitée par un rond de lumière. En appuyant sur le bouton qui se trouve face à la ligne d'écrans, il passe du signal de télévision à la source de la caméra. On peut aussi redémarrer au cours du programme. Si on ne touche pas le bouton, on revient à la télévision au bout de trois minutes.

      | Technique | Projet | Réponses | Biographie |

      La Time Machine I est un « outil d'art » qui transmet la matérialité immédiate du temps et qui la renverse en la manipulant. Elle traite le temps non comme une trace ou une mémoire, mais comme un monde directement accessible aux sens en temps réel.

      Jusqu'à aujourd'hui, les arts plastiques ont seulement traité l'espace comme matériau, et ils l'ont fait de façon exhaustive, en utilisant toutes les dimensions et tous les moyens disponibles. Le temps, l'autre vecteur du continuum espace/temps a été laissé intact, du moins en tant qu'expérience artistique immédiate et tangible. Le désir de le manipuler matériellement était absent, il n'y avait pas d'outils pour le tordre, le compresser, le renverser symétriquement ou le forcer comme nous le faisons avec l'espace - sinon abstraitement, en pensée. J'ai commencé le projet de la Time Machine en 1970. Je voulais avoir cet outil. Au début des années soixante-dix, la technologie des ordinateurs était trop onéreuse pour pouvoir être utilisée à des fins artistiques, aussi m'étais-je tourné vers un traitement du son sur un magnétophone. C'est en 1978 que j'entamais une série de simulations, grâce aux facilités offertes par le Architectural Machine Group du M.I.T., afin de tester la possibilité et la complexité d'un projet basé cette fois sur la technologie des microprocesseurs. Ces expériences aboutirent à la Time Machine I, travaillant avec le son. La Time Machine II, achevée en 1981, ajoute au traitement du son celui de l'image. Elle présente le monde « à l'envers » juxtaposé au monde « à l'endroit ».

      Piotr Kowalski, 1981.

      La Flèche du temps a des Time Machines leur structure logique mise en scène, mais la dimension du temps inversé est ici aplatie, réduite à zéro, à un arrêt sur un point.

      Piotr Kowalski, 1990.

      Avec nos machines, le temps devient accessible au même traitement que l'espace. On peut agir en direct sur le temps. Pour la première fois dans l'histoire, on a des outils qui nous permettent de jouer avec le temps, sans ressortir des choses mises en boîte, mises en conserve, des disques, des magnétophones La Flèche du temps reprend donc certains principes de la Time Machine.

      La Time Machine traite déjà un signal vidéo en direct, provenant de n'importe quelle source, caméra, télévision ou magnétoscope. Le traitement numérique permet un renversement de la séquence temporelle : une suite d'images et de sons, c'est-à-dire un morceau de temps, est saisie et lue à l'envers à partir de la mémoire. Comme c'est un ordinateur qui gère le tout, le public a une grande possibilité d'intervention sur le programme : il peut choisir la source (chaînes de télévision, caméra rapprochée ou éloignée, intérieure ou extérieure), la longueur des séquences traitées, tout cela en temps réel, sur un écran tactile. La lecture se fait sur un seul écran car l'image est recomposée. L'installation présente donc côte à côte deux écrans, l'un avec l'information traitée par la machine et l'autre avec la source non transformée. Une Time Machine parfaite ne peut exister. On ne peut pas travailler le temps avant qu'il ne survienne, on joue sur la mémoire instantanée. Car, sommairement, on a deux temps, deux mémoires : une mémoire courte et une mémoire longue. La mémoire immédiate est assez vite effacée par le cerveau. La mémoire longue reste, elle est stockée différemment et sert à autre chose. La Time Machine met ces deux types de mémoire en évidence. L'une est un récit, et l'autre est une manipulation de la mémoire courte. Ce qu'on voit avec la Time Machine, c'est que le récit ne change pas. Ce qu'on raconte continue. Même si la mémoire courte va à l'envers, le récit reste le même.

      La Flèche du temps est une machine qui dit quelque chose sur la perception. Cette suite d'images fixes est cette fois exposée dans l'espace. On revient là aux origines de la télévision, du cinéma. Le mouvement est décomposé. Par principe, j'aurais aimé avoir 25 images, une seconde entière. La Flèche du temps fait voir de quoi est faite l'information, de quoi est faite la télévision. Elle met en évidence la manipulation, la bêtise, beaucoup de choses. En ce sens, la machine est critique puisque les choses qui la traversent déclenchent des fous rires. C'est une mise en évidence de ce que la télévision veut cacher, de ce que l'information nous cache. Le temps réel passe pour réel mais il est manipulé.

      Piotr Kowalski, 1992.

      | Technique | Projet | Réponses | Biographie |

      1. Les nouvelles technologies dans l'oeuvre.

      D'abord, cette pièce ne serait pas possible sans nouvelles technologies. Avant l'avènement de l'ordinateur, il était pratiquement impossible de faire une machine fiable faisant la même chose. J'ai fait une Time Machine dérivée des magnétoscopes, avec des têtes tournantes qui lisaient une bande. Mais j'ai abandonné très vite, la mécanique n'était pas solide. Quand l'ordinateur est devenu abordable, au début des années quatre-vingts, le projet s'est réalisé. L'informatique rendait possible le programme et l'interactivité. Avec la première Time Machine, uniquement sonore, on a pu réduire l'intervalle de temps traité. On a pu approcher le rythme le plus rapide de 1/25 de seconde, où le cerveau ne peut plus analyser les séquences comme séparées. Le signal à l'envers et le signal à l'endroit étaient presque identiques. Le son était très déformé mais tout à fait compréhensible. Je m'intéressais ainsi à la perception et au fonctionnement du cerveau, à ce seuil où l'on passe de la conscience de phénomènes séparés à celle du mouvement et du temps.

      2. L'esthétique spécifique des nouvelles technologies.

      Je crois que toute technologie amène une esthétique. Une nouvelle technologie provoque certainement une nouvelle esthétique, une façon de saisir et de traiter le réel de manière synthétique, de le rendre beau et compréhensible. C'est une vraie révolution, pas seulement pour les arts mais pour notre culture en général. On est passé déjà dans un autre monde.

      Pour moi, par exemple, la langue chinoise est sauvée par les nouvelles technologies. Au lieu de simplifier l'écriture, on peut sauver un pan de culture très important en préservant ce langage imagé, cette complexité d'images. L'informatique, les très grands ordinateurs, permettent une autre approche des mathématiques très abstraites qui sont devenues nécessaires pour modéliser et prévoir des phénomènes très complexes, les modéliser au plus près de ce qu'on sait de la nature, au plus près du réel. Une mathématique statistique apparaît, un peu moins pure, mais c'est pour ça que la mathématique a été inventée. En génétique aussi, on s'est aperçu que la nature parle avec quelques chiffres et que tout le vivant est codé avec quatre lettres. C'est plus complexe que le binaire mais c'est de même nature. L'analyse des chromosomes a été faite parallèlement à l'invention de l'ordinateur. On n'est pas encore conscient de cette révolution. Certainement cela amènera une autre esthétique mais on ne peut pas la prévoir vraiment. Heureusement, car ainsi les artistes vont continuer à travailler et inventer des choses. Il y aura des surprises.

      3. Le réel saisi par les machines.

      L'informatique est un outil pour traiter le réel, ce n'est pas plus abstrait qu'un vélo. Dans la Time Machine déjà, se traitait le réel de la mémoire et de la perception. Je prends un autre exemple, Le Cube de la population* : les gens ne se rendent absolument pas compte de ce que sont les grands nombres. Les nombres deviennent absolument abstraits au-delà de quelques centaines. Quand on a devant soi une telle masse de billes, ce volume, on a une perception plus charnelle des choses, de ce grand nombre, celui de la population humaine. Là, avec La Flèche du temps, on a une perception immédiate de la télévision, du monde de la communication. C'est comme ça, direct, évident. On voit la matière de ce qu'on nous donne, de quoi c'est fait. Le réel, c'est le processus de la télévision, ce devrait être aussi le processus de l'oeuvre. Il faut rendre transparent de quoi l'oeuvre est faite et de quoi elle parle. Il faut travailler ces deux aspects de la même façon, ne pas être symbolique. Enlever un échelon, être plus réel donc.

      Ce qui devient vrai dans la science doit pouvoir être vérifié par d'autres, répété. La science est toujours consensuelle, même si elle est le fait d'individus. Ce qu'elle affirme doit pouvoir être reproduit. En ce sens, elle est à l'opposé de l'art car l'art n'est ni consensuel ni ne répète, sauf dans certaines périodes figées. Il n'y a pas plus d'invention dans l'art que dans la science, mais il y a plus d'expérimentation, c'est un miroir de tous les possibles. La science c'est ce qui reste des possibles, l'art est un creuset beaucoup plus intense. L'art est une machine moins lourde, plus rapide, plus pratique.

      * Cette oeuvre de Piotr Kowalski, créée à Bonn en 1992, est un cube énorme qui contient, constamment réactualisé, un nombre de billes de verre minuscules égal à celui de la population mondiale.

      4. Les nouvelles technologies dans la relation du public à l'oeuvre.

      Ça peut être ludique, ce n'est pas mal. Galilée a fabriqué des machines qui expliquaient la science de son temps aux enfants des princes. D'une certaine façon, l'art et la science ne coupent pas les ponts avec le jeu. Si on dit ludique, il faut aussi penser qu'il y a des jeux effrayants. Les techniques de l'interactivité peuvent substituer la lecture au spectacle. Le livre, il fallait le lire, c'était son avantage, chacun y prenait ce qu'il voulait, déchiffrait dans un sens choisi. Avec la télévision, on est assis dans une chaise, c'est un appauvrissement. Je pense qu'avec l'interactivité le déchiffrage devient obligatoire, inclus matériellement dans l'oeuvre, sans explications extérieures.

      Cela est plus facile avec les nouvelles technologies, mais on peut le faire avec une technologie très primitive, pratiquement sans technologie aussi, c'est une attitude qui ne découle pas des nouvelles technologies. Mais les nouvelles technologies nous l'imposent car sans ça on les subit. Pour ne pas les subir, il faut d'un côté les simplifier, les mettre à plat, et de l'autre permettre le déchiffrage de leur fonctionnement. C'est pour apprendre à ne pas subir. Si on peut jouer avec quelque chose, d'abord on ne le prend pas au sérieux et deuxièmement on voit qu'on peut le changer. C'est le début de l'apprentissage de la liberté ou du traitement démocratique du monde. Une constante dans mes préoccupations est de produire des objets qui servent à démontrer que l'on peut devenir acteur du réel, que les choses ne sont pas figées, qu'on peut les modifier à chaque moment, que rien n'est déjà là, donné.

      Propos recueillis par Jean-Louis Boissier et Jean-Marie Dallet,
      Montrouge, le 24 septembre 1992.

      | Technique | Projet | Réponses | Biographie |

      Piotr Kowalski est né en 1927 à Lvov, ville d'Ukraine (alors en Pologne). Il émigre et étudie les mathématiques et l'architecture au Massachusetts Institute of Technology (M.I.T.) à Cambridge, U.S.A., de 1947 à 1952.

      Au cours des années cinquante, il mène, tantôt auprès d'architectes (dont Ieoh Ming Pei, Marcel Breuer et Jean Prouvé), tantôt à son compte, une activité de recherche qui aboutit à plusieurs réalisations, notamment un prototype de transformateur électrique en polyester translucide, des boutiques, une école. Au tournant des années cinquante-soixante, il s'installe en France et se tourne vers la sculpture. Sa première grande exposition a lieu à Berne en 1963. Elles se multiplieront par la suite : en France et aux États-Unis, mais aussi en Allemagne, en Hollande, dans les Pays scandinaves et au Japon, aussi bien dans des galeries que dans des musées.

      Pour la France, il faut citer au moins la grande exposition de l'ARC en 1969 et l'exposition, centrée sur le projet de la Time Machine, au Centre Georges Pompidou en 1981, préparée au cours d'un séjour au Center for Advanced Visual Studies au M.I.T., entre 1978 à 1985.
      Aux expositions s'ajoutent les réalisations dans l'espace public, dont la Place des Degrés, à la Défense à Paris, achevée en 1990, la Porte de Paris à Saint-Quentin-en-Yvelines en 1991 et L'Axe de la Terre à Marne-la-Vallée en 1992. Mais le lien fondamental qui attache la démarche de Kowalski à la pensée utopique l'a amené à collaborer à de nombreux concours, dont restent les projets (dessins, maquettes), et cette part non aboutie de l'oeuvre n'est pas la moins importante.

      Piotr Kowalski travaille actuellement à la réalisation d'oeuvres sur verre (hologrammes ou verres courbes) qui demandent de longues études, qu'il mène en usine, comme cela a souvent été le cas déjà au cours des années passées, pour d'autres pièces. Pourtant, c'est l'atelier de Montrouge qui reste le foyer de ses recherches, même s'il a été amené à séjourner à l'étranger (États-Unis, Brésil et Allemagne, notamment).

      Il a reçu en 1981 le Grand Prix National de Sculpture et a été nommé en 1987 pr