Les plans de ma vie

 


Récemment, j’ai rendu visite à mes parents à Taiwan. En profitant de ce voyage, j’ai exhumé tout ce que j’avais écrit ou noté de placards et de cartons couverts de toiles d’araignées. La raison pour laquelle j’ai décidé de remuer le passé est que je suis en train de réfléchir sur la mémoire mystérieuse, sur ses fonctionnements et sur les diverses façons de la conserver. Je voudrais comparer ce dont je me souviens de ma vie avec des mots fidèles tel un archéologue à la recherche de preuves de son propre passé, creusant le sol pour vérifier ses hypothèses.


Des documents dont je me rappelle encore très bien sont égarés à cause peut-être de déménagements ou de déplacements quand j’ai cherché d’autres choses précédemment. Attaqué par la poussière, j’ai éternué sans cesse. Au bout d’un moment, j’ai dû renoncer à ma fouille. Quant au reste, il est comme des trésors découverts par hasard. Je ne savais pas que j’étais si généreux, studieux et prévoyant de confier mes histoires en écriture. Grâce à toutes ces qualités, je sauvegarde beaucoup de moments précieux du passé, notamment des émotions fortes qui ont été diffusées depuis longtemps par les vicissitudes de la vie.


Parmi les objets retrouvés, les carnets prennent plus de place, suivis par des manuscrits et des projets de romans mort-nés, sans compter de nombreuses lettres. Tous ces petits morceaux du passé, avec des supports variés traversent l’espace et le temps à ma rencontre. Puisqu’ils se répondent, si je mets en ordre chronologiquement les événements griffonnés, je peux restituer quasiment la structure entière de ma vie jusqu’à aujourd’hui, éclairer des points obscurs et déceler des secrets enterrés depuis mes quinze ou seize ans.


Concernant les lettres, j’ai tendance à lire celles que j’avais envoyées, écrites mais pas envoyées, ou je ne suis plus sûr de les avoir envoyées. Vis-à-vis des lettres reçues, puisque je ne suis pas d’humeur à comprendre comment les autres me considéraient, de surcroît que leur expéditeur me semble peu familier, je n’en ai gardé seulement que quelques-unes dont le contenu est proche de ma pensée en ce moment. L’habitude de garder une copie des lettres que j’ai écrites révèle déjà des traits de mon caractère. En lisant mes lettres, une particularité me saute aux yeux. C’est-à-dire que l’on peut changer de destinataire, voire l’enlever sans nuire à sa compréhension. Cela montre soit que j’avais décrit un moi neutre, ni proche, ni distant, soit que j’avais voulu exposer une notion ou une idée qui pouvait se lire toute seule, tout à fait indépendante de son lecteur. Le ton poli que l’on ressent dans ces lettres, témoigne d’une grande distance qui me séparait des autres. Mes lecteurs ont tous un visage flou et imprécis. Plutôt que de leur exprimer mes émotions provoquées par des situations, j’avais raconté les leçons que j’avais apprises une fois que j’avais retrouvé mon calme. Les autres ne pouvaient pas participer au développement d’une histoire dans laquelle je m’étais battu. Le résultat était la seule chose que j’aie envie de partager. Car je n’avais pas besoin d’aide ou je la refusais. D’un certain point de vue, toutes ces lettres destinées en fait au moi qui se croyait lucide et détaché à une époque du passé, ou au moi dans le futur. Autrement dit, ces copies de lettres m’ont été envoyées non pas dans l’espace, mais dans le temps pendant lequel je ne suis plus le même, pourtant je suis toujours le même. Et à travers l’anonymat, le caractère non privé, la formule presque officielle, je vois ma solitude.


Je ne savais pas que l’acte de revisiter mon passé, n’était ni la première fois, ni à l’improviste. Je l’avais mentionné dans une lettre à quelqu’un : « À chaque voyage, après avoir par exemple travaillé dans une autre ville ou fait des études dans un autre pays pendant un certain temps, à mon retour, je me sens étranger et j’oublie comment me comporter devant les gens. Alors, je sors tout ce que j’avais noté et l’étudie sérieusement afin de me connaître, d’établir le lien avec l’ancien environnement, et de m’adapter aux caractères des amis, des collègues, même des parents. Sinon, j’aurai l’impression d’être déraciné. Pourtant c’est l’endroit où j’avais fait pousser des racines et la terre où j’avais grandi. » Curieusement, pour un nouveau territoire, j’ai rarement de problème pour m’assimiler, mais pour rentrer sur le vieux continent, j’ai besoin d’un guide pour me réintégrer rapidement. Il semble que je ne reconnaisse pas le chemin qui m’a amené ici. J’ai oublié déjà mon passé récent ou lointain. Cela justifie la nécessité de prendre des notes assidûment et de les feuilleter de temps en temps.


Honnêtement, souvent, je ne sais pas qui je suis et je ne me pose jamais cette question. Le fait de pouvoir donner mon nom aux gens, est un pur réflexe. Mais, mon nom sonne faux et je ne me sens pas à l’aise comme si j’avais volé celui d’un autre et si j’avais peur d’être dénoncé. Ce n’est pas un problème d’identité. Il s’agit seulement d’une incompréhension sur l’attachement de l’importance de la société à mon nom et non pas à moi qui suis en chair et en os devant elle. Depuis mon enfance, la présentation orale de ma famille devant toute la classe, et le remplissage du formulaire sur les métiers qu’exercent mes parents, me gênent beaucoup. La découverte du milieu social dont je suis issu, déçoit les gens. Car à cause de mes bonnes notes tout au long de mes études, et de ma compétence dans mon travail, ils attendent de moi un autre statut. La situation de ma famille ne peut ni diminuer la richesse de ma personnalité, ni limiter les potentialités d’évolution de ma vie. Au contraire, elle me permet d’être sensible à la souffrance des autres. Face à la curiosité des gens, je n’ai pas envie de mentir ou de m’inventer un autre passé. Je voudrais simplement être un orphelin qui ne représente que lui-même, qui ne parle que pour lui-même. Je suis indépendant de la couche populaire où j’ai grandi tout en y étant infiniment lié. Dans des situations embarrassantes qui sont pour moi une sorte d’interrogatoire, si je pouvais, j’aimerais couper toute relation avec mon nom. Mais cela ne se fait pas.


En fait, réviser mon parcours en lisant ce que j’ai écrit, c’est pour ne pas ébranler la croyance des gens sur leur savoir, et pour ne pas commettre d’erreurs. Sinon, mes connaissances penseront que j’ai trop changé et que je ne suis plus celui qu’ils connaissaient. Ou pire, cela leur montre qu’ils ne m’ont jamais connu. Quel choc ! Je ne suis pas atteint d’amnésie, seulement durant la poursuite attentive de mon but, en raison de la séparation dans l’espace et de l’écoulement du temps, le moi de jadis a retiré du premier plan, puis disparu. Heureusement, ce moi-là, ses empreintes, son cœur profond, ont été transcrits en des mots. Ils sont d’abord comme des cadavres allongés dans mes carnets, puis devenus durs comme des fossiles qui n’évoluent et ne s’enfuient plus. Ainsi, je possède un repère qui m’aide à m’orienter. Ou bien, en effet, j’ai perdu la mémoire, car l’acte de tout noter a pour fonction de pouvoir oublier tranquillement. Sans passé ni fardeau, je peux enfin me consacrer entièrement au présent. Alors, selon la quantité de carnets que j’ai terminés, on peut avoir une idée du degré de mon oubli et celui de ma concentration. Mais lorsque tous les codes sociaux ont été abolis, étant un homme sans nom, sans famille, sans histoire, suis-je vraiment libre ? Ne suis-je pas en fait prisonnier de ce vide et de cette immense solitude ?


J’aperçois la formation de ma personnalité et aussi le but d’écrire, à travers le changement de mon écriture et des contenus d’une vingtaine de carnets. Au début, bien que personne ne lise mes carnets, au fond, c’est pour être lu par les autres. Je voulais communiquer avec eux ou leur demander secours. Petit à petit, je n’ai plus prêté attention à la beauté et au soin de mon écriture. Je n’ai pas non plus cherché un style soutenu, mais vide. Ses côtés vaniteux et hypocrites ont été supprimés graduellement. Même le motif ambigu est devenu plus sincère et direct. Mon esprit est plus clair aussi. Écrire est enfin le besoin de m’exprimer, de trouver une échappatoire et de mieux m’analyser. À part le papier, le stylo et l’urgence d’écrire, il n’y a plus d’interlocuteurs anticipés. Au fil du temps, cela devient une habitude et je trouve au contraire une meilleure écoute patiente qui prend garde de me critiquer. Alors, de l’écriture fausse, pour ne rien dire, à la confession franche avec parfois des cris violents, je revois image après image mon doute, mon hésitation, ma jeunesse qui se lamentait et la peur de devoir grandir, puis prendre des responsabilités. À l’époque où j’étais dans une confusion totale, par malchance, je n’ai rencontré personne qui ait vingt ans de maturité plus que moi et qui puisse me donner des conseils. Je devais me débattre en comptant seulement sur ma volonté et sur mes propres efforts. Ainsi inévitablement, j’ai fait beaucoup de faux-pas, de détours, voire des bêtises. Grâce à ces carnets ordinaires, usés, cornés, froissés, je pouvais raconter tout ce qui se passait dans ma tête à mon gré comme s’il s’agissait d’une séance de psychothérapie. En quelque sorte, ils m’ont aidé à passer mes jours gris, peinés et égarés. Mais les carnets pour moi ne sont jamais des journaux intimes. Je ne tiens pas de journal. L’idée de devoir noter tout ce qui m’arrive quotidiennement est pour moi difficilement réalisable. La contrainte me donne toujours envie de me rebeller. Je n’écris que lorsque j’ai envie de le faire ou quand cela m’est vraiment nécessaire. Lorsqu’une pensé me vient et que je n’ai pas de quoi noter, c’est frustrant, fâcheux et dommage. Et après avoir enfin été débarrassé de toutes sortes d’obstacles et retrouvé la disponibilité de me mettre devant mon carnet, la joie des retrouvailles est tellement savoureuse que je me sens accompagné, libre et sans déguisement.


Pendant la rédaction de mon mémoire du Master, j’ai remarqué que toutes les anecdotes qui me reviennent de temps à autre à l’esprit, portent souvent un teint triste. Cette tristesse coïncide au regard que je porte aujourd’hui. Je crois que la joie et le bonheur ne durent pas. Ils s’évanouissent vite. Cela explique pourquoi face aux événements de la vie, je grade ma réserve. Je n’ose pas espérer. Par contre, je partage vivement la peine des autres, parce qu’elle me rappelle la mienne. Puisque la vie est construite sur un ton triste, j’apprécie beaucoup les rares moments où des petites notes légères et claires s’envolent à toute allure dans l’air. Je me demande pour quelle raison ma mémoire est toujours liée à la tristesse ? La recherche scientifique me dit que celui qui est optimiste se souvient de choses plutôt joyeuses, celui pessimiste, de choses tristes. Cela implique que le caractère optimiste ou pessimiste est dans le gène. Mais si un être assez sensible rencontre beaucoup de choses tristes dans sa jeunesse, il devient forcément un peu pessimiste, car son expérience lui déconseille de se faire des illusions. Ainsi, c’est le vécu, autrement dit, la mémoire qui forme la personnalité, et donc sa façon de voir le monde. Dans ce cas, l’optimisme et le pessimisme ne sont pas les causes des souvenirs tristes, mais les conséquences. Lorsque je me lis, je ne suis pas étonné que la plupart des choses que j’avais notées sont douloureuses et tristes. Bien sûr, quelques-unes sont heureuses, mais seulement une minorité. Je ne pense pas être attiré uniquement par des choses douloureuses. C’est parce que la tristesse est l’état général de la vie à laquelle on ne peut échapper. Bien qu’elle me protége peut-être de la superficialité, elle est tout de même trop profonde, aussi profonde que la mer triste de la mémoire qui rend mon regard grave et maussade.


Je n’étais pas correct envers un ami. Ce passé me fait honte et demeure opiniâtrement dans ma mémoire. Après avoir lu des notes détaillées sur cet épisode, avec recul, je peux enfin me juger plus objectivement pour ainsi faire face à mon côté sombre. Ce sentiment de lui devoir quelque chose, m’oblige à lui présenter des excuses après avoir perdu le contact avec lui depuis dix ans. J’ai mis son nom et des mots clés sur Internet comme je l’avais fait pour chercher mon professeur d’évangile aux États-Unis et par chance j’ai découvert une personne avec exactement le même profil. C’est bien lui. Par crainte d’arriver trop tard comme dans le cas de mon professeur, je lui ai ainsi envoyé un courriel avec plein de nostalgie et lui ai demandé pardon. Une fois après avoir cliqué sur le bouton « envoyer », j’ai trouvé une lettre que je lui avais adressée peu après notre désaccord. Dans cette lettre je lui avais montré mon regret et expliqué la raison de ma mauvaise conduite. À cette époque-là, tout en continuant à se voir de temps en temps, ma lettre n’a jamais été le centre de notre conversation, comme si elle n’avait jamais été écrite ni reçue. Ainsi, longtemps après, j’ai totalement oublié son existence. La lecture de cette lettre, dont le franc parlé risque de me faire perdre la face, m’inquiète. Mais le remord, sous la forme d’une lettre, ne remplace pas une faute commise. Ainsi, lorsque j’ai écrit une autre lettre avec courage comme s’il s’agissait de la première, et que quelques minutes après j’ai reçu encore une réponse nonchalante, j’ai compris que mon ami n’avait pas oublié sa rancune. Je me souviens seulement de l’avoir blessé, et lui, il ne se souvient que d’avoir été blessé. Et si la plaie ne cicatrise pas, cette tristesse profonde va me hanter pour toujours. Cet épisode démontre la relation intime entre la mémoire et la tristesse, il me donne aussi une morale : réfléchir trois fois avant de faire quelque chose, sinon même la vie entière ne suffit pas pour réparer les dégâts.


Dans les brouillons, entre ceux qui avaient été publiés et ceux qui étaient encore en élaboration, j’ai ressenti mon attirance pour la littérature et ma passion pour les gens. Le moi jeune se cultivait sans répit dans le jardin de la littérature. Au début, il pensait qu’il savait écrire, mais il n’était pas sûr que ses textes possèdent assez de qualité. Il a appris à écrire à travers la lecture et l’observation du monde triste autour de lui, en commençant par sa famille souvent en manque de tout. Puis grâce à la rédaction des dossiers en anglais durant son séjour d’un an aux États-Unis, son chinois tordu et lourd qui ressemblait a un texte de traduction, a été purifié puis est devenu plus concis et plus fluide. Après avoir été accepté par des journaux et remporté de petits prix dans des concours littéraires, il ne pouvait plus nier sa capacité. Il prenait au sérieux cette capacité et la considérait comme une responsabilité, sa responsabilité. À ce moment-là, il croyait encore comme tous les jeunes pouvoir contribuer à quelque chose dans le monde et le changer. Il avait toujours envie de partager ses découvertes et son savoir avec les autres. Il a gardé d’abondants échanges avec la société et ne s’est pas encore retiré du monde. En me lisant, cette énergie et cette force d’il y a dix ans, ont ressuscité en moi une violente agitation. Je sais que ce moi téméraire et courageux autrefois, n’est pas mort. Il a seulement changé de domaine, de pays, tout en continuant à travailler avec zèle. Le cœur qui aimait se montrer, qui voulait publier ses articles, qui pensait pouvoir sauver les gens, a été graduellement transformé par une autre idéologie : faire ce qui me plaît. Ainsi, je fais plus attention au pendant, et non pas au résultat. Je n’attends plus l’admiration des autres à mon égard, et je me sens impuissant vis-à-vis de la peine qui nous éprouve quotidiennement. Récemment, après avoir vu quelques-uns de mes courts-métrages, une personne m’a reproché d’être trop subjectif, narcissique et de ne pas penser à la réaction du spectateur. Elle m’a interrogé alors afin de savoir pour quelle raison je filme et pour quel public. Sans réfléchir, je lui ai répondu : « C’est pour moi. Je voudrais laisser des traces de mes pensées à des moments donnés. » Cela l’a beaucoup choquée. En fait, ce n’est pas à cause de la fierté ou du complexe que je refuse mon spectateur. Je trouve simplement bon pour chacun de réagir à sa guise. Si quelqu’un aime ce que je fais, si mon travail provoque en lui une émotion, s’il éprouve une envie de discuter avec moi, c’est bien sûr une joie pour moi. Mais s’il ne comprend pas mon intention, s’il ne peut pas entrer dans mon univers, s’il détourne la tête et part, ce n’est pas grave non plus. Le monde dépend de beaucoup de « si »s pour que deux esprits puissent se rencontrer ou ne jamais se croiser.


Cela est analogue à ce que j’ai écrit dans mes carnets. J’ai écrit tant de phrases et tant de pages, à quoi cela sert-il ? C’est pour moi seul. Cela fait partie de ma vie. L’effort que j’ai fourni et la récompense que je pourrai peut-être recevoir ne sont pas entrés dans mon esprit pendant le temps que j’ai passé à écrire. Peu importe que si quelqu’un s’intéresse à ces carnets, s’il les lit, s’il les apprécie, s’il peut en extraire quelque réflexion que ce soit, j’aime simplement le sentiment de me décrire et de me sonder en tournant les pages à des années d’intervalle. Je me suis exposé sans rien cacher, ensuite, un jour, je peux observer ma joie et ma tristesse dorénavant et m’évaluer selon la mesure que j’ai prise et l’attitude que j’ai portée par rapport au problème rencontré et à la situation dans laquelle je me suis plongé. Ainsi fait, il me semble dialoguer avec une partie de moi dans le temps. Un carnet sous les yeux, je me fais parfois du souci pour mon tempérament, tout en m’enviant pour l’enthousiasme et l’innocence que j’avais. Parfois, je suis un lecteur qui garde une bonne distance envers l’œuvre d’un auteur. Avec un esprit critique, je lis son cœur, ses sentiments, ses haines et ses plaintes. Ce roman écrit uniquement pour moi, m’avertit et m’aide à voir plus clairement ce que je dois faire pour ne pas commettre la même erreur. De cette façon, le passé devient une graine semée au présent, ainsi le futur semble plus tangible. Écrire et lire sur moi représentent deux regards étranges, parfois de l’intérieur, parfois de l’extérieur, parfois tout près, parfois très éloigné, ils exigent de moi d’arrêter toutes les activités sur toutes les scènes de la vie, de laisser le présent faire une pause, prendre un sommeil hibernal, voire mourir. À quel prix ! Néanmoins, je tâche de sculpter toutes les facettes de ma personne, de compléter le manque du passé, en espérant qu’un jour par hasard, au moment de la rétrospection, un cœur puisse vibrer violement, ressusciter lors de la rencontre du passé. Je suis content que dans le passé j’aie offert au moi du présent l’occasion de me connaître, et je continuerai à préparer le chemin qui me permettra dans le futur de rentrer ici, maintenant et me rendre visite.


Le mot « amour » a disparu peu à peu dans les carnets datés d’il y a vingt-sept ans. C’est à dire qu’il n’est plus la chose essentielle dans mon existence. Cela ne veut pas dire que je deviens froid et sans cœur. Ce fait ne confirme pas non plus que j’ai trouvé l’amour idéal et absolu. Il montre simplement que le désir de l’amour et le besoin d’être aimé ont été, à un certain degré, satisfaits, ou bien que je n’ai plus d’illusion sur sa quête, je peux ainsi consacrer plus de temps aux autres domaines. Auparavant, certainement, l’amour non partagé et la tendance à tomber facilement amoureux ont beaucoup contribué à mon envie d’écrire, et par conséquent, l’acte d’écrire m’a aidé ensuite à mieux survivre à chaque situation. Je vois ma peine de devoir courir d’une personne à l’autre, et j’imagine bien le chaos dans lequel je me suis engagé en me mêlant avec plusieurs personnes au même temps. Cette peine et ce chaos qui réapparaissent vivement, dégagent un sentiment vrai, obsédant, exagéré, donc faux. Ce sentiment manque de l’épaisseur d’une vie vécue et je me suis en fait tourmenté dans une imagination irréelle. Après avoir gagné plus d’expérience, le moi d’autrefois qui brillait dans toutes les directions, se dirige maintenant vers une recherche intérieure. Une fois que j’ai repris mes études, j’apprécie pleinement le plaisir de la lecture et de l’apprentissage. J’étais, au début, comme un papillon, voletant parmi des fleurs de toutes sortes. Je voulais posséder leur beauté et que leur parfum m’appartienne uniquement. Ensuite, un jour, sans doute en raison de mon âge, je me suis transformé en un jardinier qui prend soin des fleurs, apprécie leur élégance et en éprouve un léger bonheur détaché. Le bonheur-là, je le nomme paix. Étant à la fin de l’été et au début de l’automne de ma vie, je porte inévitablement un regard désabusé sur ma jeunesse fervente. Mais au lieu de regretter les décisions que j’ai prises et les expériences que j’ai vécues, je me réjouis d’avoir traversé ma jeunesse d’une façon intense et sans demi-mesure, à tel point que je me suis senti être dans les nuages et au bord d’une sensation vertigineuse de pouvoir saisir l’instant même de la vie. Cependant, en me souvenant de ces épisodes du passé, je ressens un autre vertige dans des dimensions confuses du temps et dans des questions fondamentales que je me suis posées sur l’amour et sur la vie.


Une chose intéressante qui mérite d’être signalée ici est que, la frontière entre la réalité et la fiction a été brouillée pendant ma lecture. La fiction est inspirée de la réalité tout en la recréant pour le besoin artistique. La réalité crue a été tamisée et rendue supportable par des imaginations. Sans faire de discrimination entre les carnets et les manuscrits, en les lisant, je vois une vie, avec ses péripéties triviales et ses incroyables coïncidences, à la fois romanesque et réelle. En fait, je vis dans un vrai roman dans lequel j’écris une vraie vie. À travers le glissement du « je » au « il » en passant par l’interrogation du « tu » , la narration de ces récits manifeste bien la distance évolutive entre le héros et celui qui écrit. Une fois que je suis capable d’interchanger de points de vue et de les combiner librement, je me place à une hauteur différente de celle que je me situe et de celle dans laquelle le héros se trouve. C’est une hauteur mobile tel un ascenseur. Elle peut descendre dans l’inconscient et monter dans l’omniscience. C’est grâce à cette activité mentale consistant à jouer tous les rôles dans des pièces variées que j’apprends à me mettre à la place des autres. Ainsi, au cours du temps, les carnets se sont métamorphosés en des manuscrits involontaires ou inversement, des manuscrits volontaires reflètent fidèlement les pensées élucidées et les soucis confiés dans les carnets. Est-on dans une fiction ou dans une réalité ? Le récit change de registre selon l’échelle du temps d’après laquelle on le lit, par exemple dans une période délimitée ou dans une seule étendue continue et en devenir. De cette façon, les carnets et les manuscrits fournissent une autre version de mémoire personnelle qui n’a pas encore été délavée, digérée, filtrée ou déformée par le temps.


Des pages du passé se succèdent l’une après l’autre en images devant moi. Je sacrifie des semaines pour les étudier avec attention. En suivant des hauts et des bas orageux, j’oublie complètement le beau temps qu’il fait et la brise agréable à l’extérieur de ma fenêtre. Jours après nuits de lecture, plusieurs fois, j’hésite à m’arrêter de peur de m’égarer dans le labyrinthe du passé et de ne jamais regagner l’espace-temps où je me trouve physiquement. Je sens le risque dans lequel je cours. Cette aventure dans le territoire du passé, me semble parfois comme l’expérimentation de l’histoire des autres, colorée, magnifique, invraisemblable, et ne me concernant pas trop. Parfois, j’ai l’impression de souffrir au milieu d’un rêve épouvantable dans lequel, aux moments cruciaux, je pleure, ris, m’obstine dans une erreur sans avoir envie de me repentir et suis tombé très amoureux au point de me suicider. Je me demande s’il est vraiment nécessaire et à quoi bon revivre ces moments difficiles. Mais tout cela, est moi : mes multiples aspects, à différentes époques de ma vie. Ayant trébuché dans une rue, heurté dans un passage et tombé par terre, aujourd’hui, debout, dans une tour, je suis sur le point de faire le bilan de ma vie. Les passés s’étalent simultanément dans mon esprit comme des continents jadis dispersés, s’unissent, j’ai enfin un horizon déployé devant mes yeux. Je l’examine de la hauteur du temps et vois le parcours sinueux depuis les premières années de ma vie. Je croyais qu’il y aurait une grande avenue ici, que je ne devrais pas m’arrêter et séjourner là-bas, que j’irais quelque part avec quelqu’un main dans la main, que je me lancerais dans certaine direction, mais en fin de compte, c’est un tout autre chemin. Mais je ne suis pas pour autant inconscient de ce qui s’est passé. Je sais plus ou moins les causes, non seulement au moment de cette rétrospection d’aujourd’hui, mais aussi à chaque moment du passé où j’ai fait un pari contre toute opposition des autres. Car à travers le pari, on sait ce qui est en jeu, et peut prévoir en gros ce qui va nous arriver ensuite. Au présent d’autrefois, j'étais en train de préparer ce qui est déjà devenu un fait d’hier. Et tous les tournants de la vie, sans négliger l’œuvre de la contingence, sont souvent le fruit de nos décisions. J’ai rarement laissé les choses se faire passivement. Petit à petit, pendant ma lecture, les mots et les phrases sur les feuilles commencent à bouger, à se tordre, à ramper sur les lignes et à se recomposer comme s’il s’agissait des signes de la divination, selon lesquels on peut prédire le destin de la personne en question. Tout à coup, je prends peur, car je me crois parvenu à décrypter la volonté divine. Mais, tout cela est une sagesse d’après coup. Je ne possède pas cette capacité qui perce le secret du futur avant l’heure de sa réalisation. Je pense seulement qu’une grande partie de notre vie dépend de la sueur que l’on y consacre. Et le reste, compte sur la bienveillance de Dieu.


Tous ces carnets, manuscrits et lettres couvrant le sol chez moi à Paris, à première vue, ressemblent à un chantier à midi. Tous ses ouvriers après une dure matinée, prennent leur déjeuner, puis font une sieste avant de reprendre leur travail. En analysant la disposition des murs de briques, le déploiement des conduits, la répartition des fils électriques, je peux imaginer à peu près la planification d’origine de ce bâtiment et remarque les nombreuses tentatives de modification ou les « repentirs ». Après avoir constaté tout cela, je pense que la meilleure façon de réagir, n’est pas de recommencer à zéro, mais de rebondir en s’appuyant sur la base déjà acquise. Pour construire un futur plus prometteur, il faut d’abord obtenir la vue globale de la vie jusqu’à maintenant, puis envisager des stratégies à chaque problème grave. Finalement, je réalise qu’il n’existe pas de plan bien tracé de ma vie. Supposant qu’il en existe un, il sera difficile de l’appliquer mot à mot. Je ne peux qu’avancer à mon rythme, tout en continuant à tirer du sens de mon rituel de couple : écrire sur moi et me lire.


D’une certaine manière, si l’on croit en la providence, ce plan indistinct est la réminiscence de la mémoire d’une vie prédestinée, enregistrée avant notre existence. Cette mémoire de l’avenir qui a un effet moins évident ou moins efficace que celui de notre patrimoine génétique, dépend de la force de l’appui de l’index de notre ange gardien sur notre lèvre supérieure au moment de notre naissance. Avec une légère touche, l’enfant est susceptible de se rappeler sa connaissance absolue et sa mission pour cette vie. De même qu’une personne qui possède les « huit traits » moins lourds, selon la coutume populaire chinoise, voit et sent plus facilement des signes et des phénomènes provenant de la soi-disant dimension négative. Dans ce cas, écrire et lire sont mes outils pour saisir et interpréter les informations autour de moi venant du passé lointain pour le parcours prévisible mais flexible de ma vie. Peut-être, est-ce là que se trouve la liberté et la révolte qui permettent à chaque vie de faire basculer toutes les idées reçues sur son séjour dans ce bas monde.

 

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