Maman
tu me manques
La mémoire et le manque peuvent arriver à nous de façon
inattendue et très sinueuse. Ils sont des chasseurs qui chassent
dans la nuit . Lorsque la conscience ou la censure se relâchent,
ils peuplent ma vie nocturne. Souvent en raison de mes lectures trop intéressantes,
excité par des pensées, des découvertes ou des résonances,
je souffre d’insomnie et paie le prix de ma gourmandise de connaissance.
Ainsi dans ma chambre noire, allongé sur le lit, les yeux fermés,
le passé, avec ou sans appel, vient se projeter sur mon écran
mental. Plus je m’en souviens, moins je pourrai atteindre le royaume
des rêves. Si après avoir parcouru des milliers de kilomètres
dans des temps différents, grâce à la fatigue, j’entre
enfin dans le sommeil, transformés par une autre règle,
la mémoire et le manque me poursuivent toujours de près.
Le lendemain, après mon réveil, il semble qu’ils ne
soient plus là, mais une légère tristesse ou joie
m’accompagne toute la journée sans aucune raison. Alors,
ils travaillent encore sur moi.
Étant très enthousiasmé par mes études, en
suivant beaucoup de cours supplémentaires, j’ai rarement
le temps de me sentir seul ou de penser à ma famille, notamment
à ma mère. Mon présent est trop chargé pour
qu’il ne reste plus de place pour mon passé. Je pensais que
chaque temps, le passé, le présent ou le futur, exigeait
la suspension des autres. Mais un jour, je me suis éveillé
au milieu de la nuit, me rêvant enfant en train de humer l’odeur
d’une nourriture asiatique. Je me suis ensuite rendormi d’une
humeur à la fois mélancolique et réconfortée.
Le lendemain, cette odeur n’était plus dans mes narines.
Elle s’est déplacée dans ma bouche et transformée
en un goût dont ma langue était imprégnée.
Il est quand même rare qu’une odeur venant simplement de la
mémoire puisse occuper la place centrale d’un rêve
et me réveiller avec une telle intensité comme s’il
s’agissait d’un cauchemar. Bien que je ne pense pas directement
à ma mère, vu le contenu de ce rêve et son effet sur
moi, j’admets la première fois mon cafard et ma solitude.
Le manque s’est alors manifesté dans mon rêve sous
forme de la mémoire de mon enfance.
Chez les asiatiques, le sentiment ne se montre ni avec la parole, ni avec
le geste. Toute la tendresse passe par la nourriture ou par le vêtement.
C’est la raison pour laquelle, dans mon rêve, j’ai régressé
au stade infantile et je semblais encore très dépendant
de ma mère pour remplir mon estomac. C’est un bon signe,
sinon je croyais que je n’avais pas de cœur. Mon organisme
mental est fait en fonction du pragmatisme. Je suis comme une mauvaise
herbe qui survit partout sans problème d’adaptation. En apparence,
c’est une qualité, ou une capacité, car je ne me laisse
pas déstabiliser ou déranger par des émotions négatives.
Mais quelquefois, par suite de remarques de mes amis, ou après
une série de travail intense qui m’a procuré une joie
impossible à partager , je prends conscience de mon insociabilité.
J’ai peur de moi-même. Je suis solitaire, sauvage et autosuffisant.
Je vis quasiment en dehors du monde en diminuant toutes sortes de besoins
ou d’envies. J’achète rarement des choses décoratives
ou qui ne sont pas nécessaires. Ce qui occasionne le plus de dépenses,
à part les outils de travail : un caméscope, des cassettes,
un ordinateur portable, ce sont des livres, des films que je vois au cinéma,
des DVDs, des expositions et des voyages culturels.
Pour économiser de l’argent, je coupe mes cheveux avec une
tondeuse comme je l’ai raconté dans Trois mille soucis, et
je fais la cuisine moi-même. On m’a entrevu dans Une lampe
merveilleuse. Dans ce film, j’ai fait un pot-au-feu avec une cocote-minute.
À vrai dire, je n’ai jamais fait la cuisine quand j’étais
à Taïwan où ma mère s’occupait de moi,
et où les restaurants ne coûtaient pas cher. Au début,
j’ai fait quelques expériences avec parfois des catastrophes.
Au fil du temps, je découvris que faire la cuisine et la faire
correctement, n’était pas très difficile. En mélangeant
des ingrédients et des cuissons variées, je me suis rendu
compte que je suis à la recherche des goûts familiers qui
me hantent depuis mon arrivée en France, et que je refais par conséquent
ce que j’avais vu en bavardant avec ma mère dans la cuisine
lorsqu’elle préparait le repas. Avec cette mémoire
inépuisable, à la fois visuelle et odorante, et avec une
langue assez sensible, j’arrive non seulement à reproduire
tous les plats que fait ma mère, mais aussi à deviner à
peu près la recette de la plupart des mets que j’ai mangés
chez les autres ou dans des restaurants très occasionnellement.
Ainsi je rétablis le lien familial et me sens moins seul dans un
pays étranger, comme si ma mère était toujours à
côté de moi et prenait soins de ma vie quotidienne. Entre
la décomposition d’un plat et la recomposition des ingrédients,
des fragments du passé reprennent vie et deviennent une partie
concrète de mon corps du présent. Ils coulent dans mon sang
et ajoutent du poids dans ma chair. De cette façon, la mémoire
se voit sur mon physique qui me permet d’avancer avec force dans
le futur. Autrement dit, le passé cohabite avec le présent
et se promène avec lui main dans la main vers le futur.
À mesure que mon habileté culinaire augmente, je comprends
mieux pourquoi on dit qu’un bon peintre est souvent aussi un bon
cuisinier. Il y a une grande similitude entre ces deux activités.
Ils possèdent tous deux la passion de créer et le désir
de manipuler les matières brutes à leur guise afin d’obtenir
un produit voulu ou un effet inouï. Par extension, faire la cuisine
est comme réaliser un court-métrage, ou comme s’engager
dans une activité artistique, car il s’agit d’un acte
de création.
Dans ma vie d’étudiant à Paris, faire la cuisine qui
est un travail manuel, m’offre également une pause hygiénique.
Cette pause me permet de me détacher un moment de ma lecture ou
de mon écriture, elle satisfait aussi mon besoin de réaliser
quelque chose dans un ordre plus physique. Après ce repos, lorsque
je reviens à mes études, grâce à la distance,
je comprends mieux ce que je lis et formule mieux ce que j’écris.
En fait, cette répartition du temps avec des tâches hétérogènes,
correspond très bien au fonctionnement de notre mémoire
. Après avoir fait un met créatif, je me sens plus équilibré
et suis de nouveau prêt à continuer mon travail.
Dans ce court-métrage, je n’ai pas organisé les images
de façon chronologique, la temporalité est donc confuse
à dessein. D’abord, on me voit manger bruyamment. Puis, on
voit une personne avec un vêtement différent, en plan serré,
en train de faire des raviolis de manière mécanique comme
si elle avait fait cela toute sa vie, ou comme si elle le faisait sous
la dictée. Puisque seulement une partie du corps est dans le cadre,
on n’est pas sûr de l’identité de la personne.
Elle peut être la mère encore jeune ou le fils adulte qui
prépare le repas. On ne sait pas si tout ce que l’on voit
représente, la mémoire, le rêve du fils dans le passé,
ce qu’il fait dans le présent après avoir rêvé
sentir cette odeur, ou ce qu’il fera dans le futur. La voix-off
est une voix féminine qui raconte l’histoire d’un «
Il ». À partir du moment où elle parle de l’aventure
du personnage après son arrivée en France, la narration
devient plus claire. On comprend enfin que c’est le fils que l’on
voit dans les images.
Dans ce film, la voix-off se retrouve en décalage avec les images.
En suivant la voix-off, appuyé sur les images fournies, le spectateur
a été invité à créer ses propres images
mentales : celles du passé réel où le personnage
était en train de rêver à sa mère jeune faisant
la cuisine. Il remarque et prévoit aussi les images du futur où
le personnage appréciera sa soupe comme montrées au début
et à la fin du film. Le film vise à remettre cet épisode
particulier dans la généralité comme s’il s’agissait
d’une situation habituelle. C’est-à-dire, à
chaque fois qu’il fait un rêve lié à une nourriture
différente, il explora ensuite une autre recette. Ainsi, faire
des raviolis, un élément spécifique, devient l’un
des éléments quotidiens. Alors, de rêve à réalité,
le film décèle qu’il est la proie de sa nostalgie
pour sa mère. De particularité à généralité,
l’histoire se déroule du passé vers un futur prédictible,
en passant pas le présent. De cette façon, chaque moment
présent, comprend des souvenirs et des projets. Les trois temps
se réunissent dans un corps vivant. Voir une personne, voir son
passé et son avenir.
Dans le commentaire, le personnage n’arrive pas à analyser
pourquoi il fait des raviolis, cependant il sent que la réponse
se trouve au bout de sa langue . Ici, je joue avec les mots. Ce n’est
pas la parole qui est bloquée à cause d’un soudain
oubli, c’est un goût imprimé dans sa langue qui le
perturbe, l’envoie ailleurs et le fait faire des raviolis. Et la
réponse se trouve dans le titre en police enfantine Maman tu me
manques. Cela justifie aussi pourquoi après avoir fait et mangé
les raviolis, le personnage se sent apaisé, voire en forme pour
reprendre son travail. Mais on ressent inévitablement un peu sa
solitude de célibataire sans famille et d’étudiant
loin de son pays.
En appuyant fortement sur la pâte feuille après feuille pour
emballer la farce, chaque ravioli est couvert des empreintes de ses doigts.
De cette façon, on peut supposer que le fils a mangé beaucoup
d’empreintes de sa mère sans y prêter attention. Ainsi,
il a non seulement hérité les gènes de sa mère,
mais aussi ses recettes encodées secrètement dans les empreintes.
En faisant inconsciemment la cuisine rêvée, il pense en effet
à sa mère. Ou bien, on peut dire qu’il montre sa nostalgie
du bonheur à travers la cuisine de sa mère. En préparant
la soupe de raviolis, par le tunnel des sens, il rentre à Taïwan,
chez ses parents, retrouve son enfance. En quelque sorte, le ravioli est
sa madeleine . Cette scène ressemble à celle qui est dans
le film Ratatouille . Grâce à un goût oublié
depuis longtemps, le gourmet est rentré dans son enfance où
il a mangé ce simple plat préparé par sa mère
avec amour. Avant la dernière scène de mon film, j’ai
marié étroitement les images avec le commentaire. Lorsque
l’on entend la phrase « la sensation imprimée au bout
de sa langue », on voit apparaître d’abord des empreintes
sur des raviolis, puis celles sur celui qui est en forme de langue. Cette
synchronisation continue. Quand le personnage est rassasié, il
pousse un soupir de contentement qui tombe au même moment avec les
mots « il rote ». Ensuite, dans les images, le personnage
prend la serviette pour essuyer sa bouche, tandis que le commentaire dit
qu’il reprend son travail. Ainsi la voix-off se sépare des
images de nouveau.
Le tintement provoqué par le choc entre la cuillère et le
bol indique le commencement et la fin d’une séance de psychanalyse
ou d’hypnose. Ainsi, suite à ce signal, nous entrons puis
sortons de l’inconscient et laissons la mémoire nous réconforter.
En plus, sous l’indice suggéré, après la séance,
le personnage achètera de la viande hachée, de la pâte
en forme de feuille et fera des raviolis comme si de rien n’était.
C’est pour cette raison que je montre plusieurs fois le processus
de fabrication des raviolis et superpose des images pour signifier une
répétition automatique, un acte conditionné, une
enfance lointaine et l’ambiance brumeuse dans sa mémoire.
Le tintement sert aussi de repères pour le mixage du commentaire.
Il impose ainsi le rythme du film.
Dans ce film, je choisis le mot « Oracle » pour décrire
cette envie inexplicable de faire quelque chose. Dans ma culture, ou dans
ma philosophie personnelle, lorsque l’on rencontre un phénomène
mystérieux soit qui est impossible à justifier, soit qui
demande beaucoup d’efforts afin de l’éclaircir, pour
aller plus vite, on l’attribue à la volonté du Ciel.
On y obéit tout en intégrant ce phénomène
dans un acte rituel comme une sorte de prière religieuse. L’oracle,
en forme d’assiette ronde devient, comme la pleine lune pour tous
les Chinois, le symbole de la réunion des membres de la famille.
Des raviolis dans l’assiette ronde ressemblent aussi à une
offrande présentée devant la déesse, Mnémosyne,
qui s’occupe de la mémoire et qui tresse le lien entre la
personne et sa famille, entre son passé et son présent,
même son futur. Ainsi le défilement des empreintes des doigts
sur la pâte prend l’allure de quelque chose de sacré
comme un signe qui inscrit toute la volonté de la déesse.
À la fin du film, le bol rond et vide fait écho aussi à
l’oracle. Et cette fois-ci, sa volonté a été
exaucée. La viande hachée, émincée, mélangée
indique la source indécise de ce phénomène. La feuille
plastique et transparente la rend encore plus difficile à voir
clairement, c’est justement la vue que l’on porte dans la
mémoire. Et pour un Chinois, lorsqu’il voit la viande hachée,
l’expression « l’affection d’os et de chair »
vient automatiquement à son esprit, qui signifie l’amour
du sang : l’amour parental et filial. Dans ce cas, la viande hachée
et les empreintes reflètent des vues microscopiques au travers
desquelles on entre dans le secret et l’état psychique du
personnage. Pour mieux me connaître et me comprendre, je m’examine
donc à la loupe.
J’ai traduit le commentaire de ce film en chinois et l’ai
utilisé un jour comme matière d’étude dans
un cours de Chinois. Très émus par l’ambiance qu’a
créée le texte, mes élèves m’ont demandé
de leur montrer ce film. Une semaine plus tard, lorsqu’ils ont vu
sa version audio-visuelle en français, ils étaient déçus.
Bien que je sois un peu déstabilisé par leur réaction,
j’ai compris tout de suite que les images proposées dans
ce film, ne seront jamais aussi belles que celles projetées dans
leur écran personnel en lisant le texte, de surcroît dans
une mélodie culturelle différente. De même qu’un
film d’adaptation est souvent subjectivement moins intéressant
que le roman pour celui qui l’a déjà lu et interprété
à l’aide de son propre passé et de son imagination.
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