Enfance,
rêves, dans un pays étranger
Hier soir,
je suis resté éveillé jusqu’à deux heures
du matin afin de bien préparer mon exposé sur l’usage
du discours indirect à mes camarades d’école linguistique.
Aujourd’hui, dans le dernier cours, j’ai tant bien que mal
rempli ma mission. Bien que ma présentation ne soit pas excellente,
au moins ai-je eu le courage de la faire, surtout de ma propre initiative.
Après avoir fait des efforts, je me suis rendu compte que par rapport
aux autres élèves qui parlent des langues européennes,
le français est vraiment difficile pour moi. Et la seule façon
pour rapprocher ce décalage entre nous, concernant la maîtrise
du français, est de travailler encore plus.
Cet après-midi, après être rentré chez moi,
épuisé, j’ai préparé un plat simple
et déjeuné rapidement, puis me suis allongé sur mon
lit canapé. J’ai regardé l’un après l’autre
mes tableaux, bientôt achevés, accrochés au mur. J’ai
éprouvé une sorte de contentement. Car plus je les ai contemplés,
plus je ne pouvais pas m’empêcher de les trouver beaux comme
s’il s’agissait des œuvres d’un talentueux peintre
en devenir. Malgré les quelques défauts que j’ai remarqués,
à cause du manque de sommeil, je n’ai pas eu assez d’énergie
pour les corriger ou les perfectionner. J’ai ainsi décidé
de me détendre un peu en récompense pour la peine que je
me suis beaucoup donnée. Dans ce cas, je me suis dit : pourquoi
pas aller au cinéma ?
C’est un film de HHH (Hou Hsiao-Hsien) intitulé « Un
temps pour vivre, un temps pour mourir ». En fait, son titre originel
en chinois est simplement « Souvenirs d’enfance ». Bien
sûr, le film parle de la vie et de la mort dans la progression du
temps, mais ces notions n’ont pas été prononcées
explicitement. En plus, à la vue du mot « enfance »,
nous avons été déjà menés à
l’époque de jeune âge du personnage et à la
nôtre. Le titre français extrait la probable philosophie
existentielle que dégage le film, par contre, son homologue chinois
laisse à ses spectateurs, toute la liberté de s’immerger
d’abord dans le déroulement de l’histoire et ensuite
d’en formuler une conclusion à eux. Le titre français
attire plutôt des gens intellectuels ou ceux qui aiment les films
d’Art et d’Essai. Le titre chinois, invite toutes les gammes
de gens qui éprouvent un peu de nostalgie pour leur passé
à entrer dans l’expérience du protagoniste, puis à
retrouver la leur.
Avant d’entrer dans la salle du cinéma, tout allait encore
bien. Comme d’habitude, j’étais seul, mais je ne me
sentais pas seul parce que je savais toujours comment me débarrasser
de la solitude et de l’ennui en faisant des choses qui me plaisaient.
Mais pour une raison qui m’a échappé, lorsque je me
suis installé confortablement dans un fauteuil, l’intensité
lumineuse a diminué, sur l’écran sont projetées
des publicités et des bandes-annonces, des larmes chaudes me remplissent
les yeux, puis débordent. J’ai ainsi examiné des causes
plausibles. À vrai dire, je n’ai pas été frappé
par aucun problème grave, ni reçu aucun reproche infondé.
Peut-être, me suis-je mis dans une humeur légèrement
triste pour pouvoir recevoir pleinement ce film ? Ou bien parce qu’ayant
conscience d’être encore loin de mon but, bien que j’aie
fait quelques progrès aujourd’hui, je ne pouvais tout de
même pas les partager avec qui que ce soit. Ne puis-je que me réjouir
silencieusement et sentir inévitablement une sorte de mélancolie
?
Dans cette salle, il y avait en tout six spectateurs dispersés
chacun dans son coin. La séparation physique dans le noir convient
très bien à chacun pour évoquer ses épisodes
d’enfance très intimes ou d’autres émotions.
Au début du film, la situation a empiré. Je ne suis plus
maître de moi comme je l’étais en général
dans ma vie quotidienne. J’ai presque sangloté sans pouvoir
réprimer ma pulsion. Plus j’essaie de me calmer, plus je
perds mon contrôle. J’ai essuyé d’une manière
intermittente mes joues par peur d’être remarqué par
les autres qui me prendront comme une personne sentimentale donc faible.
Au même temps, révolté, je me suis dit : « Et
alors, je n’ai pas le droit de pleurer à ma guise ?! »
En effet, je suis le mieux placé pour laisser couler mes larmes,
parce que non seulement je suis loin de mon pays, l’histoire est
proche de mon vécu, mais aussi dans le film on parle ma langue
maternelle : le hakanais. Comment puis-je ne pas pleurer ! De cette façon,
tour à tour, je me suis abstenu de m’exprimer et j’ai
laissé exprès mon cœur me guider.
En suivant le déroulement du film, lorsque le père, la mère,
la grand-mère du héros sont morts successivement, en voyant
un arbre tremblant dans le vent, sans pouvoir se retenir, j’ai failli
crier à voix haute tout en respirant bruyamment. Et sous l’empire
de cet émoi violent, mon corps tressaillait aussi comme cet arbre.
Ce comportement est vraiment hallucinant, même pour moi-même,
j’ai été surpris par ma réaction. Est-elle
dû au fait que je suis en France où les gens montrent facilement
leur sentiment et leur faiblesse ? Après un an d’assimilation
à ce milieu plus humain à mon égard, deviens-je en
quelque sorte, franc, spontané mais fragile ? Ou bien grâce
à la distance qui me sépare de ma famille, j’ai enfin
appris à m’approcher, à ne pas me contenir tout le
temps, et offrir une soupape de sûreté à mes émotions
sur mon manque du pays, sur mes rêves et sur mon enfance. Toutes
les anecdotes tendres que j’ai déjà oubliées
de mon enfance me rendent visite à l’occasion de cette rencontre
cinématographique de mon pays natal dans un pays étranger.
De cette façon, j’entre dans mon pays spirituel qui se situe
uniquement dans ma pensée. Il se colle tout à côté
de moi, mon enfance est à peine entamée, tous mes rêves
semblent réalisables, mais la distance, dans l’espace et
dans le temps, est vraiment éloignée. Même si je n’étais
pas conscient, le manque est réel et il existe toujours. J’ai
donc compris la première fois de ma vie la notion polyvalente de
la nostalgie du pays.
Cela m’a fait penser à une maxime que notre professeur nous
a expliquée l’autre jour en classe : qui veut voyager loin,
ménage sa monture. Selon le Petit Larousse, cette phrase veut dire
: il faut ménager ses forces, ses ressources, etc. , si l’on
veut tenir, durer longtemps. Et mon interprétation est qu’il
faut avoir une préparation suffisante, c’est-à-dire
mentale, physique et financière, pour pouvoir poursuivre son élan
aussi loin que possible sans contraintes. Cette phrase m’a rappelé
un proverbe connu par tous les Chinois, la première partie : «
Qui veut voyager loin, attend après la mort de ses parents ; »
En entendant une phrase pareille, tous mes camarades de culture différente
de la mienne, ont poussé des éclats de rire. À première
vue, ce proverbe paraît drôle, mais je n’ai pas eu le
temps d’ajouter la deuxième partie : « si l’on
veut tout de même voyager loin, montre toujours la direction de
l’endroit où l’on va. » Je me demande si mon
acte brutal de quitter mon travail bien payé et de venir à
Paris pour faire des études dans le domaine de l’Art, peut
être considéré comme une décision bien mûrie,
si je connais vraiment mon chemin et si ma démarche représente
un avenir rassurant. Géographiquement parlant, mes parents savent
très bien où je suis, mais cela ne suffit pas pour apaiser
leur inquiétude vis-à-vis de mon futur. Sans mentionner
eux, même moi, je ne sais pas dans quelle direction j’orienterai
ma vie. J’ai craint profondément le désarroi dans
lequel je plongerai un jour lorsque je pourrai enfin m’occuper d’eux,
mais ils n’auront déjà plus été là.
Surtout, rien de remarquable n’a encore abouti jusqu’à
maintenant.
D’un autre côté, pendant le défilement des images,
ma propre quête, mon passé égaré, mes décisions
capricieuses, ma jeunesse confuse et des amours à moitié
comprises, reviennent à mon esprit. À travers les images
familières, ma formation similaire d’un certain point à
celle du héros, j’ai vu mon obéissance, ma désinvolte,
mon opiniâtre et ma folie. Ainsi dans la lueur de mes larmes, j’ai
enfin éprouvé la joie d’avoir réagit ainsi,
bien que mes actes ne soient pas compris, ou plutôt que je n’ai
pas besoin d’être compris. Tout cela compose la richesse de
ma vie.
En sortant du cinéma, je croyais que tous ces sentiments mielleux
toucheraient à leur fin. Au contraire, j’ai été
encore submergé par une peine insurmontable. La peine de devoir
me battre tout le temps d’assumer la conséquence de mon choix
tout seul. Cette peine est tellement profonde et vive, je me sens à
la fois désarmé et bizarrement réconforté.
Je dois pleurer un bon coup et à fond, et me laisser consoler et
chérir, ironiquement par moi-même. En fait, je ne suis pas
aussi fort que l’on m’estimait. Je ne suis pas sûr parfois
de savoir pourquoi je fais certaines choses et dans quel but. Je dois
aussi être reconnaissant pour les talents que je possède,
pour mon impulsivité, ma ténacité et mon esprit aventureux.
J’ai réalisé la chance que j’ai d’avoir
pu obtenir le soutien moral de ma famille qui me permet de faire ce qui
m’entend à l’âge de trente ans passés
en suivant simplement mon intuition. Dans un pays étranger, avec
le peu d’argent que j’ai économisé, je peux
construire petit à petit le monde rêvé de mon enfance.
Ainsi ma vie a le droit d’être intéressante et colorée.
Si HHH peut raconter et retracer son passé en images et évoquer
ensuite chez ses spectateurs une sorte de résonance, je me demande
par quel moyen je peux aussi exprimer ma gratitude et mon regret pour
l’opportunité que l’on m’a accordée durant
le développement de ma personnalité. C’est peut-être
une des raisons pour lesquelles je travaille dans un autre pays : Il faut
partir loin pour se sentir proche de tout, puis partager les leçons
de cette expérience sous la forme de l’Art. Peu importe si
ma version des « Souvenirs d’enfance », sera rédigée
avec du texte ou des couleurs, pourra-t-elle susciter aussi le passé
perdu d’un fils ambulant à la recherche du sens de son existence
?
Cette chute de larmes, au bout d’un moment, perd la raison d’origine
qui l’a évoquée. La seule chose que je sache, c’est
que ce n’est pas encore assez. Une fois démarrée,
ce n’est plus si facile de l’arrêter comme si j’avais
accumulé depuis longtemps une pression pour qu’elle puisse
un jour exploser de cette ampleur, comme si mon corps savait bien que
cela me ferait du bien et s’en occupait sans prêter attention
à ma protestation. Mais cela m’embarrasse beaucoup. J’ai
dû cacher mon visage et couvrir mon nez, sinon j’allais choquer
les passants dans la rue et les passagers dans le métro. Après
être enfin rentré, j’ai continué encore à
pleurnicher un bon moment. J’ai écrit une lettre à
mes parents pour leur demander pardon concernant mon obstination et mon
acte égoïste et les remercier pour tous ce qu’ils ont
fait pour moi. En écrivant, les larmes jaillissent de nouveau.
Quel cinéma ! Mais il est vrai qu’une fois l’émotion
libérée, je me retrouve d’humeur optimiste. Je peux
recommencer mon combat avec une détermination inébranlable.
De cette manière, avec recul, je décroche une des toiles
au mur, et tâche d’y ajouter les couleurs rêvées
de mon enfance.
Grâce à cet accident, je découvre que le discours
de la mémoire est très indirect. Il faut passer par des
étapes différentes comme celles de la concentration, du
soulagement, de l’imagination de notre film au titre évocateur,
et ensuite la vision du film lui-même, pour que mes souvenirs d’enfance
puissent enfin m’envahir et déclencher un fleuve de larmes
quasiment intarissable. De la même manière, le discours de
l’âme n’est ni direct, ni clair. Sa grammaire est encore
plus compliquée que toutes les langues du monde. Le sacrifice des
nuits de sommeil ne suffit pas à la maîtriser. Pourtant,
il arrive que l’on comprenne ce discours sans difficulté,
pourvu que tous les éléments soient au rendez-vous.
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