Déportations
Avant de commenter ce court-métrage,
je vais d’abord remplacer le terme que l’on utilise habituellement
dans un documentaire « le commentaire » par « la voix-off
». Car ce court-métrage n’est pas un documentaire
et le texte vocal ou la parole dans ce film ne commente pas les images,
mais établit une relation complexe avec elles.
Selon le lien entre la voix-off et les images dans ce court-métrage,
j’estime que les termes tels combinaison complémentaire,
redondante, contradictoire ou en contrepoint des deux langages, ne sont
pas assez précis pour expliquer et appeler les techniques que
j’y ai employées. Puisque les figures dans la littérature
sont déjà très développées, je voudrais
ainsi les emprunter pour décrire la relation entre la voix-off
et les images. Il ne s’agit pas de fournir des définitions
rigoureuses sur les techniques, mais de faciliter l’intention
de les nommer et de les analyser.
Je considère les images comme une sorte de texte non traduit
ou de demies écritures. Ne disons-nous pas souvent que nous écrivons
avec des images mentales ? Surtout pour les poètes. Et lorsque
nous lisons un texte, grâce à notre faculté d’imagination,
nous projetons souvent des images dans notre tête : une adaptation
personnelle et unique. Devant un paysage ou une image, si l’on
éprouve une émotion, on peut la noter en quelques linges
dans notre cahier. Lorsque l’on relit ce passage, une image subjective
survient à notre esprit. Dans la première partie de ces
deux exemples, les images mentales, naturelles ou matérielles
sont l’input, dans la deuxième partie, les images mentales
sont l’output, tous deux à travers l’écriture.
On voit bien qu’entre ces deux « langages », il existe
un lien intime. On peut dire ainsi les images sont l’autre forme
d’écriture ; l’écriture est l’autre
forme d’images. En plus, l’écriture condense les
images et les images dilatent l’écriture dans un processus
ou un mouvement difficile à mesurer.
La coexistence de la voix-off et des images dans ce film, oblige le
spectateur à se mettre dans une situation hyperactive. Il doit
à la fois dilater la voix-off pour la transformer en images mentales,
et condenser les images pour en extraire des significations. Ou condenser
les images au point que la signification saisie puisse rencontrer celle
de la voix-off, puis transformer les deux données en une autre
image mentale ; ou dilater la voix-off au point que le produit sous
la forme d’images mentales puisse joindre les images proposées,
puis extraire des significations à partir de ces deux groupes
d’images. Alors, grâce à la symbiose entre ces deux
langages, le spectateur, ayant traversé le processus de compression
et décompression, peut atteindre une compréhension d’une
autre dimension, plus riche que celle de l’un ou de l’autre
séparément.
Étant trop occupé à m’observer, j’ai
rarement l’occasion de parler de la mémoire collective.
Mais personne n’est une île solitaire. On ne peut pas s’échapper
totalement de la société et du groupe auxquels on appartient.
Bien que je fasse abstraction de mon identité tribale et ne prenne
en considération, ni remarque son influence sur moi, un jour,
à un moment inattendu, elle a réclamé son droit.
Ainsi grâce à cette expérience à Tel-Aviv,
je comprends qu’en fait, on ne peut pas nier son origine, car
elle fait partie de sa personnalité et de son destin. Cependant,
chaque individu est un rameau de ce grand fleuve racial, il contribue
malgré lui à son parcours et à son histoire. Autrement
dit, la grande histoire de mon peuple est dans mon sang, tandis que
mes artères irriguent un nouveau territoire où mon ancienne
culture a été transplantée. Elle y persistera avec
un nouveau visage métissé et deviendra une petite note
en bas de page, un petit témoin de l’histoire du déplacement
de mon peuple.
Ce court-métrage commence par un point de vue individuel et se
termine de nouveau dans une dimension personnelle, en passant par deux
histoires collectives : celle d’Hakanais et celle de Juif. Ce
film démontre deux de mes théories sur la mémoire
:
1) Il faut aller physiquement ailleurs pour retourner mentalement chez
soi. Le voyage consiste à comparer et à découvrir.
Dans la comparaison, on constate ce qui est similaire et ce qui est
différent. Dans la découverte, on se rend compte qui on
est et qui est l’autre. Tout cela exige une image claire de soi
et de son passé : un travail de la mémoire. Concernant
le sens de voyages, je vais l’approfondir dans un autre texte.
2) Le manque du pays peut être évoqué plus facilement
lorsque le corps est situé à une hauteur inhabituelle,
par exemple, dans un avion (L’altitude de la nostalgie,
les chansons en hakanais dans ce film), ou sur le sommet d’une
montagne à près de 4000 mètres au-dessus de la
mer.
Je suis retourné à Taiwan une première fois après
quatre ans de séjour en France. Lorsque l’avion a atteint
une altitude à laquelle on pouvait défaire sa ceinture
et circuler librement, à ma surprise, j’ai commencé
à pleurer. J’ai ainsi compris que je m’autorisais
enfin à m’exprimer une fois que j’étais retiré
des choses triviales de tous les jours et de mes projets à peine
réalisés. J’ai donc écrit une prose sur cette
expérience embarrassante, mais très intéressante.
L’altitude de la nostalgie
Sa famille, ses amis, son pays ne lui manquent pas du tout.
Des coups de téléphone, la météo et des
catastrophes diffusées à la télévision,
des lettres types imprimées à l’ordinateur, très
pratiques pour envoyer à tout le monde, lui suffisent pour échapper
au cafard.
Après quatre ans de séparation, il est convaincu d’être
quelqu’un de froid.
À son retour, lorsque l’avion atteint la hauteur de croisière,
la hauteur d’idéal, la hauteur de compression, la hauteur
d’oubli, la hauteur de rappel : un état clair, pur et vide,
il remarque une différence de pression entre lui et le monde
extérieur.
Tout à coup, il se sent incompris. Il se met à pleurer,
sans pouvoir s’arrêter comme il a fait à son départ.
Ainsi, deux rivières font un pont des absences : l’absence
d’émotion, l’absence de faiblesse, l’absence
de passé. Sous le pont, il vit au présent. Il travaille
pour son avenir.
Il sanglote très longtemps pour rembourser la somme qu’il
doit aux mille quatre cents jours. Personne ne voit ses larmes, ni à
l’aller, ni au retour, parce qu’ils dorment tous dans l’obscurité.
La mémoire d’une expérience d’une personne
peut susciter celle d’une autre personne grâce à
leur ressemblance. Après avoir écouté mon récit
sur la hauteur à l’occasion de mon deuxième retour
à Taïwan, ma collègue me raconte le sien. Elle avait
perdu sa mère, mais durant un mois de deuil, elle n’a pas
manifesté beaucoup de tristesse. Un jour, elle est allée
faire une randonnée sur la montagne la plus élevée
à Taïwan. Le chemin était sinueux et les pentes étaient
très abruptes, elle a dû parfois se mettre à quatre
pattes pour monter. Après des heures d’épreuve,
lorsqu’elle est enfin arrivée au sommet, fatiguée,
toute seule, en regardant les vallées à ses pieds, tout
à coup, le visage de sa mère et les derniers moments de
sa vie sont revenus à son esprit. Sans pouvoir se retenir, elle
a pleuré à chaudes larmes accompagnée par les cimes
à l’horizon. Elle s’est enfin rendue compte que sa
mère lui manquait énormément.
Ainsi, d’après ces deux théories mentionnées
plus haut, pour retrouver des événements dans le passé,
il faut changer de position, car la mémoire est fonction de l’espace.
Alors, on parcourt des kilomètres ou on monte à une altitude
peu accessible afin de s’offrir des occasions propices à
provoquer le déclenchement des souvenirs, puis à retourner
à des moments oubliés de sa vie.
Le travail de ce court-métrage consiste d’abord à
éclaircir la raison de mon émotion éprouvée
durant mes promenades volontairement allongées, puis à
écrire un petit récit en prose qui montre le mûrissement
graduel d’une pensée, ensuite à sélectionner
les images qui ont une valeur plastique ou symbolique parmi les photographies
que j’ai prises, et finalement à les tisser ensemble pour
recréer cette atmosphère riche de significations et prête
à révéler des secrets et des savoirs, en passant
bien sûr par de nombreuses retouches sur le choix des mots, des
images et sur leur ordre.
Dans ce film, le narrateur est à la fois ouvert au monde, car
il voit beaucoup de choses autour de lui, et fermé du monde,
car il n’entend que sa propre voix, ses chansons et sa parole
intérieure. Ainsi entre ce que dit la voix-off et ce que montrent
les images, il semble avoir un grand décalage. Mais en réalité,
il existe un lien étroit qui permet de les mettre ensemble. Ce
lien a été choisi de façon très personnelle,
tout dépend de comment le désigner, le trouver et le nommer.
Une fois qu’on s’y habitue, on peut suivre le déroulement
du film sans trop de difficulté. En fait, la voix-off et les
images se répondent en obéissant à une logique
interne : faire converger les richesses de la voix-off et des images
durant le déroulement du film pour qu’à la fin le
spectateur puisse atteindre une compréhension comme s’il
voyageait et cherchait la réponse avec le narrateur. Cette logique
se traduit en des règles à suivre pour le spectateur et
en de nouveaux langages qui structurent ce film.
Toutes les images de ce film sont prises à Tel-Aviv. Ce sont
les scènes que voit le narrateur. Ces images ne révèlent
pas la même connotation à chaque spectateur. C’est
le narrateur qui les interprète ainsi à cause de sa subjectivité,
de sa singularité, de son bagage culturel. Le regard que porte
une personne vis-à-vis du monde, décide ce qu’elle
va voir et ressentir. En revanche, ce qu’elle voit et ressent,
trahit son état moral et indique ce qui la préoccupe.
En apparence, la voix-off n’a rien à voir avec les images,
comme s’il s’agissait du monologue d’un flâneur
nonchalant, indépendant de l’endroit où il se trouve.
En fait, c’est justement ce lieu ordinaire mais électrique
qui constitue l’intrigue de ce film et invite le spectateur à
entrer dans l’univers du narrateur désorienté. Ce
n’est pas un documentaire ou un reportage sur le paysage et sur
les gens à Tel-Aviv. Je me suis en fait approprié cette
ville et j’ai utilisé ses décors pour raconter mon
histoire.
Au début, le narrateur a envisagé d’aller à
Jérusalem tout de suite après avoir atterri à Tel-Aviv,
mais quelque chose de mystérieux le retient là-bas. Cette
incohérence le force donc à réfléchir sur
le pourquoi et à se connaître. C’est-à-dire
que son intuition a ressenti un danger qui lui a fait peur, mais son
intelligence n’arrive pas encore à comprendre pour quelle
raison. En fait, chaque image que le narrateur voit, cache une information
à dévoiler. L’image qui précède cette
image et celle qui lui succède, l’aident également
à trouver une indication. Chaque image fixe est un regard fixe
lancé par le narrateur pour l’analyser, pour saisir sa
signification, et pour en extraire des éléments utiles
concernant le déchiffrage de son énigme. On peut imaginer
que le narrateur se promène dans des rues et sur la plage, et
voit des signes sous le ciel de Tel-Aviv. Il tâche ainsi à
entrer en communication avec cet environnement sensible.
Ce court-métrage est le plus difficile parmi les films que j’ai
réalisés jusqu’à maintenant pour deux raisons.
D’abord, pour illustrer des mélodies en hakanais qui se
répètent dans mon esprit durant mon voyage, j’ai
dû vraiment chanter. En fait, ce sont des chants folkloriques
que l’on nous a appris à l’école primaire.
Ils appartiennent donc à des souvenirs très lointains.
Deuxièmement, je trouve nécessaire de doubler la voix-off
par moi-même. Surtout pour la partie sur les villes que mon peuple
a parcourues dans son histoire. Et je ne dois pas parler français
sans mon unique accent mélangé d’hakanais, mandarin
et anglais. Ainsi l’enregistrement a tourné au cauchemar.
Car non seulement il faut mémoriser tout le texte pour que mon
français soit moins saccadé, mais aussi supporter ma propre
voix et accepter malgré moi ma mauvaise prononciation incorrigible.
Le fond sonore nous fait écouter des chansons hakanaises tout
au long du film comme il a été expliqué au début
de la voix-off. Très peu de Chinois en comprennent les paroles
dont une partie a été oubliée. Leur signification
n’est pas essentielle dans la capture de l’atmosphère
générale répandue dans cette histoire. Mais le
spectateur pose plus ou moins des questions sur leur contenu, de même
que la vraie raison de l’exil du narrateur reste un mystère.
Je fais exprès de mettre deux fois la même chanson à
la fin du film. La première fois, c’était chanté
par moi, la deuxième fois, avec la musique, interprétée
par une professionnelle. Ainsi on entend deux versions de la même
chanson. Je ne sais pas ce qui contribue à la différence.
Soit qu’il s’agit d’une variation, soit que celle
que je chante a été déformée par moi durant
mon apprentissage ou au fil du temps. Mais, je n’ai pas envie
de connaître la vraie raison car c’est ce qui reste dans
ma mémoire. Il y a de fortes chances que je chante faux, mais
il n’y a pas de fausse mémoire. Toutes mémoires
sont vraies pour ceux qui les gardent. Ma mémoire personnelle
sur cette chanson n’est pas obligée d’être
identique à la mémoire collective de mon peuple.
Sans écouter ni la voix-off, ni les chansons, on voit bien mes
préférences sur les formes, les couleurs, les dessins
muraux et les compositions des objets dans le cadre, autrement dit les
signes plastiques. On remarque aussi que les images sont regroupées
par thèmes et mises en ordre ainsi :
1. Carré, 2. écran bleu, 3. ailes, 4. formes pointues,
5. triangles, 6. cercles, 7. chaises vides et solitaires, 8. pavillons,
9. pyramides, 10. sphères, 11. scènes dans des ruelles
(panneau, enseigne), 12. scènes sur la plage, 13. formes alignées,
14. quadrillages, 15. losanges, 16. oranges, 17. fruits, 18. légumes,
19. pains, 20. caméraman, 21. port, 22. fils électriques,
23. drapeaux, 24. fleurs, 25. un enfant juif avec un chien, 26. niches,
27. chiens, 28. viande accrochée, 29. cordon de pendaison, 30.
pistolets ou machines, 31. statue de Zhu Ming, 32. rouleaux d’étoffes,
33. silhouettes de figures, 34. dessins ou trompe-l’œil,
35. murs, 36. fausse ombre d’un arbre, 37. racine chaînée,
38. une personne travaille sur le trottoir, 39. monde sur la plage,
40. contraintes, 41. danseurs, 42. eau, 43. gare, 44. images temporelles.
Entre les thèmes, on trouve souvent des images qui jouent le
rôle de transition. C’est-à-dire qu’elles possèdent
au moins deux notions qui leur permettent de se glisser du groupe précédent
au suivant. Je les nomme les « images transitoires ». Elles
assurent un lien interne qui facilite la progression d’un thème
à l’autre et d’une forme à l’autre.
En fait, ici, j’ai emprunté la technique littéraire
qui garantit la succession fluide des paragraphes. Par exemple, l’écran
bleu (2) suivant le carré du train (1), représente l’avion
qui vole avec des ailes (3). Des bouteilles de jus d’orange rangées
sur une étagère en forme de losange (15) suivies d’une
voiture entièrement décorée de photographies d’oranges
(16). La composition d’un bouquet de roses (24) bleu violet ressemble
à celle des drapeaux (23). Elles ont à peu près
la même couleur que celle des fleurs d’un arbre. Un enfant
promenant son petit chien (25) marche sur ces fleurs (24) tombées
par terre. Il cherche peut-être une niche (26) pour son chien.
Dans ce court-métrage, un peu à la façon de Kandinsky,
je rattache les formes carrées au sentiment d'enfermement, pointues
au sentiment triste, triangulaires à celui narcissique, et celles
rondes à celui joyeux. Cette association de la forme au sentiment
est procédée de la juxtaposition simultanée (c’est-à-dire
dans le temps) de l’adjectif annoncé et de la forme prédéterminée.
Au début de cet exercice, cette technique ressemble à
un mariage forcé (un peu seulement, car le choix de correspondance
n’est pas si arbitraire), mais petit à petit, elle devient
une règle. Une fois que le spectateur l’a trouvée,
il peut participer à ce jeu de réflexe. Et il acceptera
ensuite toutes sortes de propositions à venir. Dans la série
de forme ronde, on trouve Les glaneuses de Millet. Cette image prépare
déjà la possible occurrence de la Seine. Dans l’ambiance
joyeuse, on trouve aussi des enfants avec des pistolets, à part
montrer la menace constante même dans l’école, cette
image annonce aussi que la guerre devient une banalité de tous
les jours comme présentée plus loin sur l’affiche
publicitaire. Je nomme ces images les « images suggestives »,
car dans la littérature chinoise, on appelle ce genre de technique
la remarque suggestive (fu bi), qui annonce d’une façon
discrète le possible développement ultérieur dans
une histoire. Le mot « fu » veut dire sous-jacent. Ainsi
au moment de la lecture ou de la vision, une graine de cause a été
semée à l’insu du lecteur ou du spectateur, sauf
celui qui est pensif, mais l’effet ne tarde pas à remonter
à la surface.
Je voudrais que les images fixes défilent selon le débit
de la parole et des mots clés, alors j’ai modifié
constamment leur durée pour avoir une meilleure concordance.
Sinon, il faut soit choisir un autre mot mieux adapté à
cette situation, soit mettre une autre image qui illustre plus clairement
mon intention. Pendant ma crise de montage, je suis retourné
à La jetée de Chris Marker, pour me renseigner comment
il a résolu ces genres de problèmes. Je suis parvenu à
deux conclusions :
1) En général, la phrase entière ou l’unité
significative d’une phrase tombe dans la durée d’une
image. De cette façon, on peut contempler cette image en écoutant
la phrase. Et la phrase donne aussi à voir dans les images qui
lui suivent.
2) Lorsqu’il y a une relation entre un certain mot et une certaine
image, l’apparition de cette image se fait très légèrement
après la prononciation de ce mot. Ainsi la phrase ou l’unité
significative d’une phrase enjambe des images et ce sont ces mots
clés qui commandent le changement des images. Le mot clé
suggère la direction à prendre pour interpréter
l’image. Et l’image fournie, à son tour, modifie
le sens du mot clé. Puisque tout cela s’accomplit dans
un court instant, le lien doit être assez évident pour
frapper l’œil et les oreilles du spectateur possédant
un esprit assez habile. Dans ce cas, le montage est calqué en
fait sur les fragments d’une phrase. À travers des substitutions
paradigmatiques des mots et des images, je suis parvenu à mieux
formuler des messages syntagmatiques. Voici des mots clés et
les images qui leur correspondent :
Croisière : un enfant et un oiseau, qui sont
presque la même taille, se croisent.
Mélodies : des chaises en forme de papillons
accrochées dans une vitrine comme des notes s’envolent
dans l’air. On voyage ainsi sur les ailes du chant.
Effacées : la trace irrégulière
des roues sur la plage ; le macadam abîmé sur la chaussée
a été raclé pour y remettre une nouvelle couche.
Accompagnent : un couple s’assoit sur le dos
d’un banc.
Découvrir : sur les têtes « découvertes
» des mannequins, on voit des perruques ; de bonnes chaussures
sont nécessaires pour la « découverte » d’un
lieu à pied.
Traîne : à cause d’un vague danger,
j’hésite à m’avancer.
Insécurités : des livres entassés
d’une façon instable, qui risquent de s’écrouler
à tout moment.
Exil : des tortues sortent de l’eau et montent
sur une planche de bois, une sorte d’émigration.
Travailleurs : très concentrés, des enfants
jouent avec du sable et des bouteilles en plastique comme s’ils
travaillaient sérieusement.
Forts : un bébé habillé en rose
derrière un grand crocodile rose. On a l’impression que
le joyeux petit est en fait le maître de cet animal redoutable.
Il est donc plus fort que ce monstre. Le spectateur ressent ainsi l’humour
crée par le contraste entre le bébé et le crocodile.
Aventuriers : aller pêcher loin sur la jetée
qui plonge dans l’enceinte de la mer.
Solidaires : un matelot « solitaire » assis
regarde une fille devant lui ; des enfants regardant droit dans mon
objectif, avec lesquels j’ai sympathisé, me montrent leur
hospitalité.
Destin : des êtres finissent leur vie dans un
abattoir et ont été ensuite transportés dans un
camion.
Invité : l’homme qui a été
reçu par la femme avec un baiser.
Étranger : un clochard (un trompe-l’œil)
exclu de la société se blottit sur un banc tandis que
des gens passent devant lui avec indifférence.
Voyageur : un oiseau se fait transporter par un éléphant,
une baleine se déplace dans la mer.
Origine : un arbre est au premier plan tandis que le
dessin de cet arbre est sur le mur au fond, il s’agit peut-être
du contour tracé d’une ombre grâce à la lumière
projetée d’un réverbère quelque part à
côté de l’arbre.
En lisant chaque mot clé, sans les images à l’esprit,
on dirait une sorte de définition poétique qui fait penser
à la structure du livre Fragments d’un discours amoureux
de Barthes. Les images sont l’extension de la voix-off ; la voix-off
a été enrichie par les images. Les images proposées
dévoilent les connotations de chaque mot clé de son auteur.
Grâce aux messages révélés des images, le
déroulement du film nous montre de possibles réflexions
au-delà de ce que raconte la voix-off : le non-dit. C’est
le travail de ces deux matières qui permet d’obtenir la
complexité et la profondeur d’une œuvre.
J’ai mentionné plus haut ma re-vision ou révision
de La jetée. Le fait de savoir où je peux me consulter
et trouver la solution à mon problème, justifie bien la
nécessité de faire des études à fond sur
les œuvres importantes d’autrui qui m’inspirent ou
avec lesquelles je ressens une affinité. Cela dit, pendant la
rédaction de mon mémoire, l’effort que j’ai
dispensé pour découper La jetée image par image
pour analyser leur relation avec la voix-off, s’avère très
utile. C’est en regardant et en analysant le travail des autres
que l’on apprend des techniques pour faire son propre travail.
Ici, les techniques sont des savoir-faire, elles sont une des formes
de la mémoire. Par extension, filmer des expositions fait partie
de la conservation de la mémoire. Non seulement pour construire
une médiathèque ainsi je peux les consulter à tout
moment, mais aussi pour élargir la palette de ma création,
c’est-à-dire les intégrer en moi et en disposer
à mon gré, même au moment de la conception d’une
œuvre.
Le titre en couleur jaune n’est pas innocent. D’abord, on
appelle le Chinois le jaune. Elle est donc la couleur du Chinois et
celle de mon peuple. Elle est aussi celle du peuple juif, lorsqu’il
a été transformé en poisson raconté dans
Les Mille et une nuits. Cela est le premier lien entre ces deux peuples.
Ensuite, la déportation des juifs en train vers des camps de
concentration, chacun avec une étoile « jaune » sur
sa poitrine, me fait penser à mon peuple qui a aussi vécu
plusieurs déportations dans son histoire. Enfin, c’est
leur caractère formé au fil des persécutions qui
les rapproche l’un de l’autre.
Le symbole du train apparaît sous la forme carrée quand
on voit le mot « déportations ». Il s’agit
de la vue découpée d’un wagon dans lequel sont enfermés
les déportés. C’est de la même façon
que l’on voit plus tard de la viande accrochée dans le
compartiment du camion qui suggère ainsi leur destin (je vais
en parler plus tard). C’est pour cette même raison qu’à
la fin, on voit un vrai train rouler sur les rails. Il nous rappelle
l’histoire des juifs, il signifie aussi un moyen de transport,
un moyen de fuite, ou plus positivement un moyen de quête.
Tout de suite après le titre, la même forme carrée
tient le montage.
Mais cette fois-ci, un moniteur bleu nous renseigne sur la position
de l’avion et ses conditions de vol. On entend en même temps
un chant triste qui se poursuit depuis le commencement. En employant
la technique de la métonymie, cette image montre le voyage en
avion et indique, mais sans explication, le moment crucial qui a déclenché
le fredonnement interminable des chants.
Ensuite, le moniteur a été remplacé par une image
qui agrandit rapidement et remplit tout l’écran. Cette
image transporte d’un coup le spectateur dans le cœur de
l’histoire. Dans cette image, on voit une paire d’ailes
qui établit un lien direct avec l’aviation. Après
on voit défiler des images qui traitent le même thème
des ailes (oiseaux, sirène, papillons). Toutes ces ailes préparent
l’atterrissage imminent quelque part. Avec l’explication
de la voix-off, ces images peuvent être considérées
comme le prélude du film. On comprend ainsi la raison de ce fond
sonore : les chants. Mais on ne sait pas encore d’où vient
cette nostalgie ou quelle est cette nostalgie qui traversera tout le
film. La voix-off et les images sont en relation à la fois métaphorique
et métonymique. Métaphorique, parce que les ailes d’animaux
ressemblent à celles d’avion. Métonymique, parce
que je ne montre que des ailes pour suggérer le vol d’avion.
Lorsque j’ai dit « pour une raison qui m’échappe
», d’abord on voit le signe du parking en idéogramme
hébreu, puis on remarque un pictogramme chinois qui veut dire
« cœur » sur une enseigne, puis des caractères
chinois sur un menu. Dans ces trois images, j’ai fait déjà
allusion à la cause de mon vagabondage : mon origine. Je la connais
en fait, seulement pas d’une façon concrète. Ainsi
les images contredisent ce que nie la voix-off et forment un oxymore
avec elle. Mais à ce moment du film, le spectateur ne peut la
reconnaître. Il la comprend peut-être après coup.
Lorsque la voix-off énumère des villes en Israël,
on voit apparaître, avec le même rythme, des pavillons en
bois, un arbre soutenant une tente, puis un bâtiment à
l’envers. Ainsi on comprend que, pour le narrateur, ces objets
sont du même ordre et font partie d’une ville et ont à
peu près la même fonction, c’est-à-dire un
abri, un abri que l’on peut trouver dans une ville et y loger.
Ainsi, grâce à la métonymie, ou synecdoque particularisante
désignant le tout en nommant une partie, ces objets (image) deviennent
des villes (voix-off). Par contre, chaque structure est un peu différente
de l’autre, mais partage tout de même des caractères
avec l’autre, de même qu’une ville par rapport à
l’autre. Ainsi entre les structures et les villes, il existe une
analogie qui permet d’établir une métaphore entre
eux. Si des formes géométriques peuvent correspondre aux
villes en Israël, on ne sera pas surpris de voir des formes alignées
représentant des lieux en Chine et à Taiwan. Car la forme
alignée ressemble à une file de gens exilés qui
parcourent de ville en ville dans le but de trouver un lieu accueillant
et de s’y installer définitivement. Une fois arrivés
à cette terre, ils peuvent enfin se multiplier et devenir nombreux.
Ainsi le peuple dessine des traits d’union (image) entre des points
d’endroits (voix-off). À cause de cette contiguïté,
chaque forme alignée se substitue à chaque lieu de déplacement
transitoire en métonymie.
Le mot « famine » est tombé justement à l’endroit
où il y a abondance de nourriture. On voit même un garçon
en train de manger un falafel avec plaisir. Les images montrent en fait
le contraire de ce que la voix-off dit. On se demande ainsi quelle est
l’intention de l’auteur et se rend compte peut-être
sur le champ ou plus tard qu’ici, il ne s’agit pas d’une
famine matérielle, mais spirituelle. Ainsi ce mot et ces images
créent un oxymore qui fait réfléchir le spectateur
sur la vraie signification de cette disposition.
Par le montage des images et de la voix-off, le petit chien qui se promène
à côté d’un enfant juif a été
transformé en une scène de massacre qui fait rappeler
au spectateur la chambre à gaz. En apparence, l’image qui
suit montre des niches d’animaux. Puis, des chiens grands mais
maigres ont été tenus en laisse. Lorsque l’on voit
de la viande accrochée dans le compartiment d’un camion,
elle devient d’abord les cadavres des chiens. Ensuite, à
cause de la forme du compartiment qui renvoie le spectateur au début
du film sur le titre incrusté dans un carré, et des mots
tels « analogie », « histoire », « destin
» qui accentuent encore la liaison, tout à coup ces cadavres
font penser aux corps inanimés des victimes. Ainsi le petit chien
remplace l’enfant et les grands chiens deviennent les juifs tués
durant la deuxième guerre mondiale. On voit ainsi une métonymie
(contiguïté) dans les contenus de ces images, ensuite on
voit comment ces images illustrent le destin des juifs dans l’Histoire
en métaphore.
La statue d’un artiste taïwanais, Zhu Ming, est installée
devant le musée d’art. Elle décrit une position
de Tai Ji Quan, un art martial interne chinois, deux bras levés
vers la droite. Cette image apparaît quelques secondes après
que j’ai dit « de l’est ». Cette statue montre
que l’on peut trouver ici, le pays qu’on visite, des éléments
qui appartiennent normalement à notre pays, c’est-à-dire
ailleurs. De la même façon, six mois après mon voyage
en Israël, j’ai vu à Paris quelques sculptures animalières
que j’avais déjà photographiées au port de
Tel-Aviv. Les œuvres d’art circulent dans le monde. Et cette
fois-ci, je pense à la ville spéciale, désormais
chère à moi : Tel-Aviv.
Bien que je n’aie pas abordé directement le sujet sur l’existence
des nombreux trompe-l’œil à Tel-Aviv, je questionne
leur raison d’être par le fait de les montrer partout dans
ce film. On peut imaginer que les gens ici ont beaucoup d’humour,
mais en même temps on se demande s’ils ont besoin de croire
ceux qui ne sont pas vrais ? Ou bien, bercés par cette ambiance
joyeuse, les gens trouvent-ils plus de courage pour affronter les difficultés
de tous les jours ?
Quand je parle du mur des lamentations, on voit défiler des graffitis
sur des murs, et aussi sur celui exposé sur l’esplanade
du musée d’art, qui me semble provenir de Berlin, un mur
de séparation. À première vue, il s’agit
simplement de graffitis très colorés avec beaucoup de
vitalité qui plaisent aux yeux du voyageur. Mais si l’on
réfléchit à la signification de ces actes, tout
à coup ces images nous mènent vers une position ambiguë.
De quel droit, peut-on vandaliser la propriété d’autrui
? Cette invasion incessante ne justifie pas la légitimité
de son existence. Laisser sa trace chez les autres, représente
seulement une vanité démesurée. Ainsi ces images
montrent à la fois l’admiration graphique et la critique
fondamentale du narrateur. Le mur de Berlin fait penser évidemment
à celui construit en Cisjordanie par les Israéliens. J’ai
l’impression que l’on n’a pas tiré la leçon
de l’Histoire, et qu’elle se répète perpétuellement.
De cette façon, la signification de ces images de murs devient
équivoque. Ainsi on ne sait pas au pied de quel mur mènent
ces voyages entrepris par ces deux peuples et par moi. S’agit-il
d’un mur ancien, d’un mur de séparation ou d’un
mur symbolique encore en construction ? Cela explique peut-être
l’exposition qui a eu lieu devant l’hôtel de ville
à Tel-Aviv pendant mon séjour. En fait, il s’agit
d’une manifestation pour la paix. Les artistes ont décoré
des chaises comme montrées sporadiquement dans ce film pour exprimer
leurs opinions contre la guerre.
Près de la fin, lorsque je parle de « la volonté
fervente » et de « maîtriser mon émotion »,
on voit des gens s’unir sur la plage pour prier ou pour une messe,
ou pour danser en compagnie des tambours. Malgré des contraintes,
par exemple, des chaînes, des barbelés et une cage emprisonnant
un cerveau, ces images commencent à donner du mouvement.
À la fin, on assiste à la scène dans laquelle se
trouve beaucoup de monde à la gare : le lieu d’un autre
départ. On y voit beaucoup de militaires, hommes et femmes. Si
l’on est déjà allé en Israël, on se
souviendrait des fouilles à fond pour les étrangers avant
de pouvoir accéder aux quais. Ainsi chaque départ n’est
pas aussi facile qu’on le pense. Et il faut compter le temps de
contrôle pour ne pas rater le train.
L’eau signifie ici, l’origine, et par extension, les langues
et la culture. L’association de l’eau (shui) à l’origine,
vient peut-être d’une expression chinoise : « En buvant
de l’eau, penser à la source » (yin shui si yuan),
c’est-à-dire « se montrer reconnaissant ».
Et à partir de ce caractère « source » (yuan),
si l’on y ajoute un caractère devant ou derrière,
on crée des mots tels « origine » (lai yuan), «
racine » (gen yuan), « cause » (yuan you), etc. Ensuite,
puisque la civilisation s’est souvent développée
à côté d’un fleuve, le cours d’eau à
côté du train illustre ainsi « mon nouveau fleuve
de civilisation » qui est en même temps le lieu de mon échappatoire
de mes racines et de mon passé.
Concernant la caractéristique des images, au début, un
faux mouvement introduit le spectateur vers les regards fixes du narrateur.
À la fin, un autre faux mouvement clôt l'histoire, mais
en même temps s’ouvre vers un vrai mouvement en vue plongée
: mouvement du train, de la rivière et du narrateur à
la recherche de l’origine de son mouvement. C’est de nouveau,
une vue en hauteur. C’est de cette altitude-là que le narrateur
voit plus clairement sa situation et connaît mieux son hésitation,
étant un vagabond de ce monde.
En fin de compte, l’approche de Jérusalem est l’approche
de mon origine. En visitant ce lieu, j’ai peur de devoir faire
face à ma fuite. Car je sais que ce pèlerinage me rappellera
sûrement mon passé, ma décision et ma responsabilité
vis-à-vis de mes parents. Ainsi tout ce film s’efforce
de décrire l’expression en quatre caractères «
jin xiang qing que », qui veut dire : Après des années
de séparation, on a très envie de rendre visite à
sa ville natale. Mais lorsque l’on n’est plus très
loin de chez sa famille, on éprouve tout à coup une horrible
appréhension et ralentit son pas inconsciemment.
En fait, il suffit d’y penser, Jérusalem se substitue déjà
à ma ville natale, Miao Li, mon origine, qui à son tour
remplace Chang Zhi, l’origine des Hakanais. Debout sur la colline
du Printemps, la signification de Tel-Aviv en hébreu, je contemple
la longue histoire de mon peuple tout en pensant à mon avenir
qui en comparaison est à court terme. Je ne peux que pousser
un long soupir.
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