VOIESX
Scène
I : Cité de David, Extérieur, Jour
Scène II : Tunnel d’Ezéchias, Intérieur,
Jour
Je ne devrais pas venir ici !
Mal informé, dès que j’ai senti de l’eau fraîche,
j’ai été pris de panique, puis ai retiré tout
de suite mon pied droit. Sans lumière, seul, face à une
situation inconnue, je n’osais pas entamer mon aventure. Après
une courte hésitation, j’étais prêt à
renoncer à ma visite. Ainsi, j’ai rebroussé chemin.
Heureusement, une trentaine de mètres derrière moi, approchait
un groupe d’écoliers avec un adulte. Il était peut-être
leur professeur ou un guide. N’ayant pas envie de perdre mon ticket,
en plus, il s’agissait d’un site très intéressant
selon la brochure, j’ai donc demandé à ce monsieur
de me permettre d’entrer dans le tunnel avec eux. Il m’a invité
chaleureusement à les rejoindre.
Ils portaient tous des shorts et des sandales. Certains avaient une lampe
de poche à la main. Parmi eux, quelques uns avaient même
une serviette sur les épaules : la tenue typique pour aller à
la plage. Et moi, j’avais un gros appareil photo en bandoulière,
un sac banane à la taille dans lequel se trouvaient des batteries,
un objectif, une paire de lunettes de soleil, une paire de jumelles et
des cartes. Et enfin, dans mon lourd sac à dos, un caméscope,
un chargeur, des cassettes, un thermos d’un litre et de la nourriture
faisaient partie de la liste. À part cela, je portais une paire
de chaussures de sport, bien sûr, une paire de chaussettes et un
pantalon. Encombré, j’avais l’air forcément
ridicule. Rien n’était pratique pour cette excursion. Je
ne pouvais que faire avec.
En dehors de tout cela, le pire c’était que je ne savais
pas si j’arriverais à supporter cette traversée de
quarante-cinq minutes. J’ai eu déjà l’expérience
de devoir crier et frapper à mort le compartiment sans fenêtres
d’une camionnette, une minute seulement après y avoir été
enfermé dans l’obscurité. À la vue de ces enfants
de moins de dix ans, je me suis dit que s’ils pouvaient surmonter
cette épreuve, normalement moi aussi. Alors, je me suis inséré
dans leur convoi.
À peine avaient-ils posé le pied dans le tunnel que le noir
total les poussait à crier de peur et d’excitation et à
remuer leur lampe dans toutes les directions. Épouvanté
par la résonance affreuse, j’ai été obligé
de boucher mes oreilles. J’ai commencé à me demander
si j’avais pris une bonne décision en les suivant. Mais curieusement,
dans ce brouhaha, je restai sans voix. En fait, je n’avais pas eu
besoin de réprimer cette pulsion de hurler avec eux, car elle n’existait
pas. Je me suis senti isolé de ce chaos, probablement grâce
à mon âge ou au fait que j’étais étranger.
J’étais détaché non seulement de mon entourage,
mais aussi de moi-même et m’observais.
Dans le passage étroit et sinueux avec un plafond parfois très
bas, la puissance de la lumière artificielle n’atteignait
que la nuque de la personne précédente. J’ai compris
pour la première fois la signification d’une noirceur épaisse,
dense et opaque. Le monsieur a conseillé aux enfants d’économiser
leurs piles parce qu’il faudrait encore longtemps pour parcourir
ce canal souterrain. Étant donné que la vue ne servait plus
à rien, j’avançais à tâtons en fermant
les yeux. J’ai constaté que la paroi était humide,
mais dure. L’air était très pur, on n’y sentait
pas la moisissure, sans doute grâce à la circulation de l’eau.
Elle coulait entre mes jambes, douce comme une caresse et tiède
comme une consolation. À un moment donné, elle est montée
jusqu’aux poches de mon pantalon. J’ai dû sortir mon
portefeuille et mon passeport pour les remettre dans mon sac banane. Mais
si je les perdais, comment pourrais-je les récupérer dans
cette conduite d’eau ? Une angoisse est née en moi. J’ai
vérifié par réflexe le contenu de mon sac banane.
Ouf ! Tout était à sa place, j’étais rassuré.
Pour garder mon calme, je savais que je devais faire abstraction du moment
présent. J’ai donc évité de compter combien
de temps il me faudrait encore et quelle distance il resterait afin de
sortir de ce cauchemar inattendu. Au début, mon esprit a vagabondé
en désordre. J’ai ainsi essayé de me raccrocher à
un thème, à un projet ou à mon voyage jusqu’à
ici dans le noir immense. Une fois canalisées, mes pensées
voletaient sans contrainte dans les entrailles de la terre. Elles brillaient
et étincelaient comme des étoiles dans la galaxie. Les enfants
se sont habitués au noir maintenant, après un long silence
ennuyeux, ils ont commencé à chanter dans la langue écrite
de l’ancien testament. Vu la transition de leurs sentiments, ce
tunnel était en effet comme les montagnes russes d’un parc
d’attractions pour eux. Toutefois, je distinguai toujours le ruissellement
de l’eau constant et apaisant.
Cette eau, provenant de la source Gihon qui signifie « jaillir »,
allait parcourir environ cinq cent trente mètres pour arriver à
la piscine de Siloé. Elle a pris ce trajet il y a sept cents ans
avant notre ère et continuait à se faufiler dans ce passage
comme si elle était hors du temps. À moins que, dans ce
monde souterrain, le temps ait été compressé à
tel point que la pénétration de bout en bout représente
en fait vingt-sept siècles de contemplation. Bien que l’air
ne soit pas stagnant, j’ai eu l’impression d’avoir respiré
le même que celui les gens de cette époque lointaine passée.
Sur l’écran noir qui m’entourait, très sensible
à refléter ou à capter la lueur d’inspirations,
les substances légères de rêves, de souvenirs et d’imaginations
se sont mises à défiler en suivant un fil conducteur invisible.
J’ai senti qu’un contact avait été établi
quelques centimètres au-dessus de mon front. C’était
exactement l’endroit où la volonté humaine et la dureté
des rochers se touchaient.
Mon pantalon et mes chaussures ont tellement été imbibés
d’eau que mon mouvement ne ressemblait plus à une marche.
Je glissais littéralement comme un train sur ses rails. Je devenais
une existence des idées qui se comparaient, s’associaient,
s’organisaient ou s’entrechoquaient. Elles flottaient sur
un support gluant de noir, faciles à saisir et à comprendre.
Ainsi, j’ai attrapé mes songes et les ai déployés
dans la demi-sphère de mon cerveau de la même façon
que les anges ont été collés sous la voûte.
Petit à petit, ma claustrophobie spatiale, voire relationnelle
après la théorie psychologique, s’est évaporée,
et mon inquiétude s’est transformée en une curiosité,
puis en une méditation. Je me sens très proche de quelque
chose de puissant qui manifeste un état suspendu dans une hauteur,
quarante-quatre mètres sous la roche, sans commencement, ni fin.
M’étant baigné et ayant été purifié,
je me suis senti propre et en paix avec moi. J’aurais pu mener quasiment
toute ma vie dans cette grotte spirituelle. Au contraire de la cave de
Platon, de là j’ai décelé la réalité
déformée par des illusions. Le temps n’était
plus une notion stressante comme il l’était au cinéma,
mais une distanciation tranquille. C’était dans cette noirceur,
noirceur d’animal, noirceur de liberté, noirceur d’abstraction,
je pouvais enfin écouter et entendre la parole de mon coeur. En
revanche, sous cet effet sonore venant à la fois de l’extérieur
et de l’intérieur, des images colorées ont émergé
de mon esprit et m’ont accompagné tout au long de cette promenade
matinale. Je me suis rendu compte que la noirceur dans le jour, était
la blancheur dans la nuit. On ne voit pas, mais on voit clairement.
Scène III : Piscine de Siloé, Extérieur,
Jour
Lorsque le cri de joie des enfants a annoncé la fin de cette visite,
une sorte de voyage initiatique, une lumière aveuglante m’a
renvoyé d’un coup au monde présent. J’ai dû
me plonger dans l’eau de nouveau pour retrouver la vue. Soudain,
tous les vacarmes et les soucis quotidiens ont couru à ma rencontre.
Le pantalon et les chaussures mouillés, une sensation très
désagréable pour bouger, je me suis posé la question
de savoir si je devais me changer à l’hôtel.
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