L’ascension

 

 

Après avoir visité des églises avec un décor soit de style figuratif, soit géométrique, j’ai pris goût à les chercher parmi les rochers en forme de cône, de pic, de meule ou de cheminée de fée. Ces églises ont été creusées directement dans les rochers au dixième ou au onzième siècle. Les chemins qui mènent vers elles ne sont pas balisés. Le plan qui indique leur existence est très simplifié. La plupart du temps, il n’est donc pas facile de les trouver.


En fait, le parcours au fond des vallées est très agréable. Il y a beaucoup d’arbres fruitiers, d’ombre et parfois un petit ruisseau qui coule silencieusement. Accompagné des chants d’oiseaux, loin du monde, entouré d’une végétation verdoyante, on dirait dans un paradis terrestre. Mais ici, au pied des falaises, il n’y a pas de perspective. On ne voit que les cimes des rochers. En plus, les églises sont souvent cachées à une hauteur difficile d’accès.


Pour ne pas manquer aucune église indiquée sur la carte, au lieu de continuer tout droit et de poursuivre une promenade apaisante, j’ai pris le sentier à droite. En quelque sorte, je me suis engagé dans une chasse au trésor. Ou bien je me suis investi dans un pari. J’ai le pressentiment que cette église va sûrement me surprendre.


Ce sentier est beaucoup plus étroit que l’autre. Peu fréquenté, on y a même fait ses besoins. En plus, la piste a soit été effacée par le petit courant d’eau printanier, soit couverte par des roncières. Ce passage s’avère pénible. Des épines ont éraflé mes bras et mes mollets. Le pire c’est que le chemin montant est très abrupt et glissant. J’ai cogné mon caméscope contre la paroi et failli tomber plusieurs fois.


Au bout de trente minutes, je me bats encore pour me frayer un autre chemin. Il n’existe aucun signe qui montre qu’une église est aux alentours. Je ne vois pas non plus de rocher qui ait l’air assez solide pour pouvoir contenir une église dans sa poitrine. J’ai presque renoncé à ma recherche, mais une petite voix m’encourage à continuer. Moins de visiteurs signifie peut-être que l’église est mieux conservée. Et je peux avoir toute la tranquillité d’apprécier sa beauté sans être dérangé par personne.


Lorsque j’ai atteint le sommet d’où partent des crêtes de montagnes, je n’ai toujours pas eu l’église en vue. N’ayant pas voulu avouer mon échec, j’ai vérifié obstinément de vallée en vallée afin de repérer un rocher troué, tout en me demandant comment j’ai pu la rater. Tout à coup, à ma droite, une muraille de rochers, ou plutôt un plateau, surgit sous la voûte bleue solennellement. Selon ses couleurs, il s’agit sans doute de la vallée rose ou de la vallée rouge qui se situe au mi-chemin entre Göreme et Çavus¸in. Mais où suis-je exactement ? Et comment se nomme la terre sous mes pieds ? Cette confusion n’a pas duré longtemps, car je suis déjà très occupé à rallumer et à régler mon caméscope. Comme un miracle, j’ai vu Sainte-Sophie se dresser devant moi dans toute sa splendeur, de la même façon que j’ai vu la pyramide dans les rochers de la vallée des rois. Même forme, mêmes couleurs, même taille, mais plus majestueuse et plus ancienne.


Très excité, j’ai essayé de saisir ce paysage singulier en appliquant le zoom avant, arrière, le plan large, serré, le mouvement de caméra, le cadrage horizontal et vertical avec des ajustements sans fin. Je suis avide d’enregistrer toutes les facettes de son visage dans les cassettes. Et je l’ai fait précipitamment sans avoir le temps de me soucier de mon habileté. À chaque fois que j’ai cru avoir capté le meilleur point de vue, l’espace d’un vingt-quatrième de seconde, j’en ai trouvé un autre. Et après celui-ci il y en a toujours un autre. Ainsi de suite infiniment. Cela a renouvelé ma définition du Beau : l’objet qui est capable de provoquer chez son spectateur mille inspirations créatrices, comme une mer de possibilités inépuisables.


Tout seul entre ciel et terre, malgré ma timidité pour son ampleur, je me sens intimement lié à la Nature. Peut-être pour récompenser mon effort, elle m’expose sa richesse et son histoire sans retenue. Je vois une colonne qui s’est détachée de la masse, derrière elle, un rang de ses semblables attendant d’émerger à leur tour. Avant elle, son aînée, a été déjà brisée par le vent, la pluie et le temps. Je vois leur formation, leur évolution et leur destruction qui se déploient depuis le passé lointain vers le futur. Je témoigne de sa mémoire qui me rappelle la mienne, dans une échelle beaucoup plus infime. Les images de mon enfance, de ma jeunesse, de mon travail, de mes nouvelles études, des hauts et des bas de ma vie jusqu’au présent bouillonnent, puis se projettent sur cet écran naturel.


Ainsi, au cours de mon avancement au bord du précipice, une émotion confuse m’a saisi à la gorge. Lorsque je marche sur la crête, large à peu près d’un pied, sous le vent violent, je tremble entre ses deux versants qui chutent brusquement vers le bassin luxuriant. Il suffit d’un pas imprudent pour que tout s’arrête là. J’ai éprouvé soudain le vertige de la hauteur, du danger, de la beauté, de la générosité, du caractère éphémère et de ma fusion avec la Nature, avec l’espace et avec le temps.


Impressionné par l’œuvre de la Nature, paniqué de ne pas pouvoir la rendre fidèlement en images, reconnaissant de la chance que j’avais, ou pour d’autres raisons, en baissant mon corps et m’agenouillant, j’ai pleuré à chaudes larmes. Devant l’immensité de cette terre raboteuse, devant le spectacle infini de couleurs et de formes, le soleil se couche à son rythme comme si de rien n’était. En regardant le tapis de mauvaise herbe qui brille sous la lumière douce et frémit à la caresse de la brise, je crois comprendre enfin le sens de mon égarement.

 

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