Ange gardien

 

 

La relation entre la voix-off et les images, du moins durant les deux premiers tiers du film, est un oxymore extrême. Elles sont en opposition de telle façon que l’on dirait une histoire racontée par quelqu’un atteint de la maladie schizophrénie. Ou bien elles relatent deux récits parallèles en attendant leur croisement éventuel. En énonçant une chose et en en montrant une autre, la narration de ce film trouble la connaissance et la dénomination des choses comme si l’on se trouvait dans un dictionnaire mal imprimé, ainsi la définition de chaque entrée a été décalée ou dans un monde étrange dans lequel les images ne sont pas synchronisées. Le travail du spectateur consiste à retrouver la bonne correspondance entre le nom et le lieu, entre la signification et la représentation et à restituer l’ordre normal.


En fait, la raison pour laquelle j’ai organisé la structure de ce film de cette manière est que j’étais le premier surpris par mon comportement. Ainsi j’ai voulu témoigner de ce phénomène apparemment artificiel ou exagéré, mais qui m’est arrivé tout naturellement. Encore une fois, on découvre la caractéristique d’ici-ailleurs dans un film sur l’habitude ou sur la mémoire. Je reporte au plus tard possible le dénouement de cette énigme, mais en même temps, je donne à voir dès le premier moment le lieu où cette histoire s’est passée. Il s’agit d’une compréhension après coup et d’une habitude qui vient de se former. La conséquence de cet événement se trouve alors dans les images - dans un lieu présent, au temps présent, et sa cause, dans la voix-off - dans un lieu absent, au temps passé. Ma stratégie est de relier sans précipitation le monde raconté au monde montré et d’arriver à expliquer mon parcours de façon convaincante.


Ce film parle d’un vécu. Sa narration s’approche de la prose. Elle ne décrit pas comment une histoire est en train de se développer comme on le voit souvent dans une nouvelle, mais pourquoi. Ce film ne vise pas à présenter ce qui s’est passé en images, mais à solliciter l’imagination du spectateur selon les informations données, puis à évoquer sa propre expérience de ce genre. Il n’y a ni flash-back, ni succession des actions, ni mise en scène des acteurs, mais des voix, des mots et des mouvements mentaux.


Chercher le pourquoi sur le décalage entre la voix-off et les images fait partie du jeu dans la vision du film. Car l’occasion requise pour déclencher un acte à cause d’une ancienne habitude varie d’une personne à l’autre. J’essaie d’atteindre l’universalité à partir de l’individualité, c’est-à-dire à partir de mon histoire personnelle. Pour comprendre le décalage et entrer dans l’univers du narrateur, il faut être patient et suivre les indications émises par la voix-off tout en les comparant avec les images. Bien que la voix-off et les images partent dans deux sens, grâce aux liens qui se tissent entre elles durant la promenade à la fois physique et mentale, les deux espaces se rapprochent, les deux temps aussi. Une fois qu’elles coïncident, à partir de ce moment, se déroule le présent qui persistera dans le futur. Le spectateur saisira la signification du film à condition qu’il garde encore ce qu’il entend et voit dans sa mémoire. C’est pour cette raison que la durée de cette épreuve n’est pas trop longue (3,25 minutes) et que l’histoire racontée et le lieu montré ne sont pas compliqués. On est surpris que l’ancienne habitude d’un autre monde puisse se transplanter dans une situation presque opposée. On se rend compte de sa ténacité et de son élasticité. Sous son influence, l’être réagit à un nouvel environnement en modifiant quelques données comme une mauvaise herbe s’adaptant à toutes sortes de terrains. La mémoire de cette habitude gravée profondément dans mon esprit est en fait la cause de ce décalage entre la voix-off et les images. Ce qui sépare le temple du cimetière est ma vie antérieure à Taiwan ; ce qui les unit est aussi ce passé-là.


Lorsqu’une action ou un geste se répète sans cesse, petit à petit, cela devient une habitude. C’est-à-dire : une fois qu’une situation similaire se présente, on n’a plus besoin de réfléchir ou de se rappeler une expérience, on réagit tout simplement de la même manière. La situation est tellement identique et fréquente que le processus de sa réaction devient automatique. Ce saut d’étapes facilite le déroulement des choses, mais suscite en même temps un ennui voire un danger. Car on a l’impression de revivre la même expérience, au bout d’un moment, on n’est plus vigilant. Par exemple, ma mémoire est au bout de mes pieds. Si je ne fais pas attention à l’endroit où je vais, ils me conduisent toujours dans la même direction. Alors, le temps de me rendre compte et de rebrousser chemin, j’ai raté mon rendez-vous. À une plus grande échelle, l’habitude peut être accumulée d’une génération à l’autre comme la coutume ou la religion. Chez les animaux, parfois, il n’est plus nécessaire d’apprendre pour acquérir un certain savoir, il est inné et fait partie du patrimoine génétique pour la survie de leur espèce. Il suffit de lui obéir, sans avoir besoin de poser aucune question.


Si le temple et le dieu appartiennent au ciel, le crématorium et un être mort font partie de la terre. Entre le temple et le cimetière, existe-t-il vraiment un clivage infranchissable ? La réponse est non. En fait, la différence se trouve dans la forme et non pas dans l’essence. Un point commun réunit ces deux polarités. On y ressent la même ambiance solennelle. Le fait de commenter la scène dans un cimetière avec un épisode qui s’est déroulé dans un temple, n’a pas pour but d’ironiser sur la circonstance ou de blasphémer sur les lieux, mais de révéler la sincérité et le respect qui réconcilient ces deux mondes. Certes, le temple appartient à la divinité, mais selon notre culture asiatique, après leur mort, les êtres humains de grande envergure peuvent atteindre ce niveau aussi. D’une certaine façon, notre temple équivaut au Panthéon consacré aux grands hommes de France. Et on peut dire aussi que chacun a son panthéon. Chaque métier a son maître. Chaque restaurent chinois à Paris a son dieu vénéré dans un temple miniature.


Le geste de poser le talisman sur la tombe de Proust par réflexe, amorce en moi une série de rappels. À partir de ce geste-clé, l’histoire de mon passé rarement évoqué s’ouvre devant moi. Je me rends compte de l’amour que je reçois de ma mère depuis toujours. Cet amour doux me soutient à chaque instant de ma vie. On dit que si quelqu’un est à peu près équilibré à tous points de vue, il a dû être suffisamment aimé pendant son enfance. Si j’ai une estime assez juste de moi-même, c’est majoritairement grâce à ma mère. J’ai de la chance. Le talisman est en fait ma « madeleine » ou mon « sésame ». À sa vue, un monde lointain dans l’espace et dans le temps me revient :


Étudier est la seule chose que je sache bien faire. Quand j’étais petit, on se moquait souvent de moi en m’appelant grosse tête. Mes camarades ne m’aimaient pas, car j’étais toujours le chouchou des professeurs. Dans la famille, particulièrement aux yeux de mon père, les facultés intellectuelles n’étaient pas considérées comme une qualité, mais le prétexte de la paresse. Selon lui, aider la famille à faire le ménage est plus important que faire les devoirs et réviser les leçons. Mes bonnes notes à l’école ont creusé un fossé entre mes frères et moi, car ils trouvaient peu d’intérêt pour les études et qu’ils devaient partager le travail que l’on m’a assigné à cause de ma maladresse et de ma désobéissance. Heureusement, au contraire des idées de mon père qui favorisaient l’habileté manuelle, la force physique, et l’esprit débrouillard, ma mère, n’ayant pas reçu beaucoup d’éducation, croyait que le seul moyen pour changer de statut social était la voie éducative. Je me trouvais ainsi constamment dans le conflit des idéologies. Ma mère ne savait pas comment m’offrir une ambiance plus favorable pour mes études, elle m’amenait donc au temple et me confiait à Confucius : maître modèle de dix mille générations. De cette façon, elle participait au moins à mes études à sa manière. Ainsi l’habitude d’aller vénérer Confucius et de parler avec lui devient d’abord un accord tacite entre ma mère et moi, puis notre secret et enfin notre religion.


Je considère ces visites au temple comme un jeu, un jeu avec moi qui me force à être persévérant. Car, ce que l’on veut faire est moins bien défini et paraît moins sérieux, si on l’a raconté seulement dans le carnet ou dans le journal intime, surtout quand on l’a noté sous l’empire de l’émotion et de la rêverie. Mais lorsqu’on doit le présenter à un maître, à un dieu, alors il ne s’agit plus d’un simple souhait, mais d’un engagement qui est soumis à un contrôle final ou à une évaluation continue. Ainsi avant de déclarer ce que l’on a envie de faire, il faut réfléchir profondément à son but et le formuler clairement. Quand on est uniquement responsable de soi, l’enthousiasme risque de se refroidir au fil du temps et l’on peut s’arrêter au beau milieu du chemin une fois rencontrée la difficulté. Mais lorsqu’on présente un vœu à Dieu, on signe un pacte avec lui. On ne peut plus l’annuler à son gré. Il devient une résolution. Ainsi Dieu joue le rôle de surveillant, un surmoi, qui nous encourage, et nous ordonne à continuer sans lâcher prise. Dieu existe ou non, ce n’est pas important. Ce qui compte, c’est d’établir les règles de jeu avec soi, pour s’obliger à avancer.


Concernant le talisman, au lieu de dire qu’il s’agit d’une superstition, je préfère employer le terme « le pragmatisme ». Ma mère l’a obtenu en se prosternant devant la statue de Confucius. Elle me l’a donné ensuite pour me protéger des péripéties pendant mon voyage. Je suis conscient que ce que ma mère fait est pour mon bien. Pour lui montrer ma gratitude, je me laisse mener au temple et accepter le talisman. De ce fait, ma mère a l’impression d’avoir contribué à mon progrès. Et sous la protection de Confucius, elle peut soulager un peu son inquiétude à mon égard. À travers le talisman, une sorte de capteur de GPS (Le Global Positioning System que l'on peut traduire en français par « système de positionnement mondial » ou encore Géo-Positionnement par Satellite), elle sait où je suis. Elle a toute l’information sur mon déplacement en temps réel. C’est donc pratique pour tout le monde.


Depuis que j’habite à Paris, loin de ma ville natale, Confucius se détache un peu de sa fonction d’origine et devient le support de ma nostalgie pour ma mère et inversement. À Taiwan, quand on pense à la famille à l’autre bout du monde, on regarde la lune et on lui parle. De cette manière, nos proches ressentiront ce regard et entendront cette parole à distance. À la différence de la lune dont la métaphore est bien connue, la statue de Confucius a une connotation partagée seulement entre ma mère et moi. Elle fait office d’un satellite à travers lequel ma mère peut exprimer tout son manque de moi et lui adresser ses prières. Ensuite, en regardant et en touchant le talisman, grâce à la télépathie, sous la forme d’une chaleur aux oreilles ou de clignements des paupières, je peux peut-être recevoir ses messages. Tout dépend de la puissance de ce signal et de ma sensibilité à le détecter. Lorsque la voix-off parle de talisman, on ne le voit pas dans l’image. On se souvient peut-être des feuilles jaunes avec des écritures rouges tremblant dans le vent au début du film. Vu son absence dans l’image, on comprend que ce n’est pas la première fois que le narrateur est venu voir Proust, mais la deuxième, ou la troisième fois. En fait, pour la première fois, il s’agit d’une découverte : à la fois découverte de lieu et découverte de moi. Pour les fois suivantes, il s’agit des retrouvailles, avec Proust et avec mon ancienne habitude.


Mais pourquoi Proust ? À la recherche du temps perdu est un livre incontournable pour mon travail sur la mémoire. À cause de la difficulté et de la lenteur de ma lecture en français, j’ai dû y renoncer plusieurs fois. C’est dans ce contexte que lorsque j’ai découvert la tombe de Proust au cimetière du Père-Lachaise, j’y ai tout de suite posé le talisman que j’avais gardé sur moi et lui ai demandé d’éclairer mon esprit pour pouvoir comprendre son œuvre. Cette conduite me paraît normale, car j’ai une culture de longue date avec Confucius. Il ne s’agit que d’une prolongation de mon ancienne habitude. Proust ne remplace pas Confucius. Il est son représentant en France. Je ne me sens pas déloyal envers mon vieux maître.


Quelque temps après, j’ai trouvé une version d’À la recherche du temps perdu en chinois, mais elle ne m’a pas vraiment aidé comme je l’avais espéré. C’est encore du chinois pour moi. Car cette œuvre a été traduite en un chinois francisé dont beaucoup de phrases ont plus de cinquante caractères sans ponctuation. Non seulement la beauté du style a disparu, même son contenu a été soit déformé, soit rendu incompréhensible. La partie dont j’ai eu de la difficulté à saisir la signification en français m’échappe davantage en chinois. N’ayant trouvé d’autre remède, j’ai poursuivi ma lecture en deux versions parallèlement.


Cependant, le simple acte de poser le talisman sur la tombe de Proust a son effet. Il la transforme en un relais qui renforce le réseau confucéen affaibli à cause de la distance. Elle sert aussi de cabinet psychanalytique. Lorsque j’ai besoin de m’encourager ou j’ai envie de partager des leçons que j’ai apprises, je vais au cimetière du Père-Lachaise. En rendant visite de temps en temps à sa tombe, ma lecture avance, le manque de ma famille s’allège, j’ai l’esprit plus tranquille pour me concentrer sur mon travail, et je suis plus en paix avec ma culpabilité de ne pouvoir m’occuper de mes parents. Petit à petit, aller devant la tombe de Proust devient un rituel et j’ai apprivoisé ma nostalgie du pays. Au bout de six mois, j’ai enfin terminé tant bien que mal ma lecture. Bien que je demande de l’aide à Confucius depuis mon plus jeune âge et à Proust aujourd’hui, je n’oublie jamais de travailler assidûment. Ils sont en fait mon appui spirituel.


Grâce au travail de Proust, ses idées et les modèles (par exemple, Les mille et une nuits) de son livre, je comprends mieux la complexité de la mémoire et vois plus clairement comment représenter ma mémoire personnelle. À travers l’acuité de ses descriptions, j’apprends à observer les choses autour de moi et m’observer. Je peux ainsi mieux analyser mes émotions et décrire plus précisément mes sentiments. Par exemple, sur l’effet optique que j’éprouve souvent dans la rue qui me rappelle le fameux épisode des trois cloches. Dans le mouvement du corps qui entraîne le mouvement du regard, le reflet sur les verres des immeubles modernes devient une beauté éphémère qui mute sans cesse, même le mouvement du caméscope a du mal à la saisir. Mais si l’on veut s’arrêter afin de l’apprécier lentement, elle disparaît aussitôt. J’ai oublié déjà comment était cette beauté et quel était son contenu, mais je me souviens toujours de cet instant d’émotion et du vertige que j’ai éprouvé. Parfois, le mouvement des nuages sous le vent violent, ajoutant à mon mouvement de piéton, donne l’impression de la chute d’un haut bâtiment. Je dois m’enfuir. Mais plus vite je bouge, plus vite le bâtiment s’écrase sur moi. Je suis dans un cauchemar. D’après ces deux expériences, on peut probablement en déduire que seulement par le biais du voyage – le mouvement de la vie, on pénétrera dans une nouvelle dimension. Mais, j’ai trouvé quand même des pages très ennuyeuses dans ce livre, peut-être parce qu’elles étaient trop personnelles, qu’elles ne me concernaient pas, et que je voulais acquérir sa quintessence tout de suite. Cela m’a donné un avertissement sur mon travail qui est fait sans le spectateur ou le lecteur en vue.


À travers ce que j’ai écrit, notamment « Les plans de ma vie », « Feuilles vertes, poussière rouge » et « Le chant d’un vagabond », je me suis rendu compte que la vie est en fait la mémoire. Elle est composée des souvenirs différents qui possèdent des liens entre eux. À chaque fois qu’on tire un bout de ficelle, on obtient un récit avec des nœuds qui mènent à d’autres récits. L’endroit où plusieurs fils se croisent, se mêlent, indique un point important : le cœur de tous les problèmes. À partir de là beaucoup d’événements surgissent. C’est l’anecdote qui a été citée dans plusieurs récits, mais sous un angle, une profondeur, un aspect, ou un thème différents. Ainsi, la vie est un roman-fleuve comprenant plusieurs branches qui forment un vaste réseau. En l’occurrence, le sujet traité de ce court-métrage est les études, l’amour maternel et la langue hakanaise. Ils composent trois points d’entrée de la mémoire de ma vie.


Ce film est intitulé « Ange gardien ». Cela montre qu’il occupe une place importante dans cette histoire. « Ange gardien » en chinois désigne un dieu mineur qui est protecteur d’un individu pour certains besoins. Dans la hiérarchie, il est plus fort qu’un simple ange, mais moins puissant que Dieu. C’est la raison pour laquelle lorsque la voix-off prononce le mot « divinités », on voit défiler des anges. Dans une église, l’homologue d’un temple, des anges décorent en général la voûte, volent dans les nuages, ou entourent Dieu et des saints. Dans le cimetière, on voit aussi toutes sortes d’anges avec des ailes. Ils surveillent les tombes, tiennent compagnie aux morts et protègent leur âme. Par leur intermédiaire, un lien a été établi entre le ciel et la terre, entre la vie et la mort. Et grâce à eux, il n’y a pas d’interruption durant le parcours d’une vie, il n’y a pas non plus de séparation avec les êtres aimés, tout continue même dans l’au-delà. Leur présence ressuscite la mémoire de celui qui est absent. En me promenant dans le cimetière, inspiré par leur forme, j’ai fait une chasse des anges avec mon caméscope. Dans le film turc, Des temps et des vents de Reha Erdem, à chaque fois que l’on prend une photographie avec un flash, un enfant dit qu’il voit un ange. Lorsqu’on constate un bref silence dans une conversation, on dit qu’un ange passe. Dans ma prise de vue silencieuse, en songeant à communiquer avec des âmes dans le cimetière, j’ai capturé des passages des anges dans mon appareil. En fait, en faisant un long travelling, j’ai cherché aussi mon propre ange gardien. Ainsi, Proust, décédé il y a quatre-vingt-sept ans, a été l’élu. De ce fait, sa tombe devient un double lieu de mémoire : le lieu pour se remémorer Proust et ses œuvres ; le lieu pour me souvenir de Confucius et de mon passé. Grâce à Confucius, en passant par Proust, non seulement je peux poursuivre ma quête sans trop de soucis, la distance qui me sépare de ma mère semble aussi avoir disparu, je reçois ainsi son amour tout le temps. Ils sont tous les trois mes anges gardiens. Bien que la voix-off n’ait pas mentionné cette conclusion explicitement, on trouve cette constatation dans les images. Quand la voix-off dit « ma mère lui rappelle d’abord … », l’image d’un ange en fer rouillé aux traits féminins apparaît. La texture de sa surface, ressemble au sacrifice d’une mère pour ses enfants. Lorsque l’on entend « Ensuite, c’est à mon tour de … », on découvre un petit ange agenouillé regardant vers le haut avec admiration et gratitude. Ici, je me prends pour un petit ange parce que j’aimerais être utile un jour à quelqu’un d’autre. Avec toutes ces organisations, ce film est donc mon remerciement envers leur protection et leur guide. De façon plus informative, on peut aussi imaginer le rôle que joue l’ange gardien dans cette histoire pour maintenir la fluidité de la connexion du réseau. En plus d’assurer la transmission des courriels entre ma mère et moi, il traduit aussi simultanément trois langages : hakanais, mandarin (chinois), et français en les décodant en une langue universelle.


Les images du travelling de quasiment 360 degrés sont de très mauvaise qualité. D’abord, à l’époque où j’ai filmé cette séquence, mon caméscope n’était pas de haute définition. Puis, là où j’ai choisi de tourner cette scène, il n’y avait pas suffisamment d’espaces pour poser mes pieds ou le trépied, je ne pouvais donc pas bouger librement. En plus, j’ai dû changer d’angle de vue au fur et à mesure du filmage, cela a augmenté encore la difficulté. Ici, je montre seulement la possibilité de faire un film de cette manière. Car, il s’agit d’un essai. Mais, pour obtenir un meilleur résultat, il faut être équipé un bon caméscope et avoir une bonne maîtrise du mouvement de caméra. En dehors de tout cela, il faut quand même admettre que le tournage du film est un travail d’équipe. À part le doublage du commentaire avec lequel j’ai déjà eu de la difficulté à trouver une voix adéquate (rythme, intonation), je n’ai jamais travaillé avec les autres. La collaboration sera une aventure. J’ai encore beaucoup d’espace pour m’améliorer.


La lecture difficile est à l’origine de mon geste de poser le talisman sur la tombe de Proust. Au début, on voit tourner des pages d’un livre avec une écriture verticale de gauche à droite. À la fin, les pages d’un autre livre écrit horizontalement ont été tournées de droite à gauche. Il s’agit d’un même livre, celui de Proust, mais en deux langues différentes. Ces deux livres ont été feuilletés non pas par les mains, mais par le vent, ou plutôt par la volonté et par l’esprit, tel est le cas pour le talisman. Entre les deux scènes, vers la fin du film, un exemplaire du livre en chinois avec les fleurs de la couverture sur fond jaune a été placé au pied de la tombe de Proust. D’abord, ces fleurs dessinées font écho avec le titre du tome À l’ombre des jeunes filles en fleurs et aussi avec les vraies ou fausses fleurs sur la tombe. Ensuite, on voit sept fleurs, mi-fanées, mi-transparentes comme un verre cathédrale. Elles représentent pour moi les sept tomes d’À la recherche du temps perdu et sa structure de type cathédrale. Alors, c’est sur sa tombe que le livre est changé en version française et le vent d’ouest rencontre le vent d'est. Ainsi, deux courants de pensée me traversent et j’incarne cet échange dans le générique à la fin du film. On voit défiler les deux versions de mon nom dans des directions opposées sur un plan fixe où des visiteurs se croisent en accélération. Mais cette fois-ci, j’envoie mon nom en chinois de droite à gauche et celui en français de gauche à droite (en sens inverse de la lecture). Cela signifie que j’ai pris conscience de la valeur de ma culture asiatique à travers mes études dans un pays européen.


À cause de la couleur de ses plumes, dans ma culture, on lie le corbeau à la mort, ou à un mauvais augure. En lisant À la recherche du temps perdu, à la fin, j’ai éprouvé le même degré d’urgence vis-à-vis de l’œuvre que je devais réaliser. Puisque j’ai commencé à poursuivre ma vocation tardivement, il est logique que je sois pressé aussi. La menace qui se cache quelque part est justement la mort : la mort des parents, ma propre mort. Étant fragile et vulnérable comme tout le monde, je dois me dépêcher dans ma tâche. Ainsi on entend des cris de corbeaux durant le déroulement du film. Ces créatures noires forment le décor du paysage du cimetière. Elles nous guettent et nous avertissent à chaque instant de notre vie. Ne dit-on pas : « Ars longa, vita brevis. » ? Heureusement, on entend aussi des chants d’oiseaux. Ils symbolisent de simples joies dans la vie, par exemple, après avoir lu un livre stimulant, créé quelque chose d’artistique, ou concocté un plat savoureux.


Bien que la voix-off et les images soient constamment en décalage, leur superposition n’est pas pour autant aléatoire. Leur liaison se trouve dans une analogie subtile :


1) Un couple avec un bébé dans une poussette se promène dans les allés du cimetière comme s’il « retournait chez ses parents ».
2) Un groupe de jeunes qui ne connaît pas ce lieu, hésite entre les directions à prendre. Ainsi, ils s’arrêtent pendant quelques secondes au carrefour. Leur geste coïncide aux mots « passer un court séjour ».
3) Lorsque la voix-off dit « départ », dans les images, on voit une voiture passer dans l’autre sens.
4) En même temps que le mot « pépé » tombe, les images montrent un vieux monsieur en train de « lire ». Cette image relie beaucoup d’idées ensemble : Confucius, ma lecture, mon âge avancé pour un étudiant.
5) De même que le temple occupe la place centrale du village, de même que le crématorium est le symbole du cimetière. Leur fonction dans leurs mondes respectifs permet de nommer le crématorium « Temple ». D’ailleurs, c’est avec le même sentiment sincère et respectueux que l’on entame le chemin qui mène au temple et celui qui mène au cimetière.
6) L’image des bougies posées sur des tombes renvoie à celle similaire décrite dans la voix-off : de simples offrandes à l’autel, des bâtonnets d’encens dans les mains. Ainsi, l’utilité des objets illustre le propos de la voix-off.
7) Quand la voix-off dit « Chaque divinité s’occupe d’une tâche différente », l’image montre d’abord deux souches d’arbres fraîchement découpées, puis une autre découpée depuis longtemps en forme de « tache » excentrique. Ensuite, on voit des bûches par terre. Quelqu’un a terminé sa tâche. Il est parti.
8) La bribe de phrase « j’habite trop loin » a été illustrée par une barrière élastique de couleur rouge qui empêche les gens d’accéder à la ruelle. Et loin derrière elle, deux hommes sont en train de travailler.
9) À la fin du film, en accélération, des images enregistrées sur pied avec toujours le même cadrage représentent la fuite du temps et une visite répétée, « Ainsi, commence une nouvelle habitude. » Cette condensation du temps dans les images qui s’écoule du présent au futur, trouve son pendant dans la voix-off qui relate presque quarante ans de passé en moins de quatre minutes.


Ce sont ces analogies qui permettent au spectateur de poursuivre sa vision. Ils savent bien que cette mise en scène n’est pas hasardeuse. Elles justifient aussi l’existence d’un lien entre le temple et le cimetière.


Aujourd’hui, ma première lecture d’À la recherche du temps perdu est terminée depuis longtemps, cependant le trajet qui mène au cimetière du Père-Lachaise fait toujours partie de l’itinéraire de mes promenades quotidiennes. Devant la tombe de Proust, sans offrande ni rituel, je lui parle simplement. Une relation intime se noue entre nous. Je me sens très proche de lui, et en même temps très proche de mon pays natal. Ainsi, sous une autre forme, mon pèlerinage continue.

 

 

revoir la vidéo

retour