Ange gardien
La relation entre la voix-off et les images, du moins
durant les deux premiers tiers du film, est un oxymore extrême.
Elles sont en opposition de telle façon que l’on dirait
une histoire racontée par quelqu’un atteint de la maladie
schizophrénie. Ou bien elles relatent deux récits parallèles
en attendant leur croisement éventuel. En énonçant
une chose et en en montrant une autre, la narration de ce film trouble
la connaissance et la dénomination des choses comme si l’on
se trouvait dans un dictionnaire mal imprimé, ainsi la définition
de chaque entrée a été décalée ou
dans un monde étrange dans lequel les images ne sont pas synchronisées.
Le travail du spectateur consiste à retrouver la bonne correspondance
entre le nom et le lieu, entre la signification et la représentation
et à restituer l’ordre normal.
En fait, la raison pour laquelle j’ai organisé la structure
de ce film de cette manière est que j’étais le premier
surpris par mon comportement. Ainsi j’ai voulu témoigner
de ce phénomène apparemment artificiel ou exagéré,
mais qui m’est arrivé tout naturellement. Encore une fois,
on découvre la caractéristique d’ici-ailleurs dans
un film sur l’habitude ou sur la mémoire. Je reporte au
plus tard possible le dénouement de cette énigme, mais
en même temps, je donne à voir dès le premier moment
le lieu où cette histoire s’est passée. Il s’agit
d’une compréhension après coup et d’une habitude
qui vient de se former. La conséquence de cet événement
se trouve alors dans les images - dans un lieu présent, au temps
présent, et sa cause, dans la voix-off - dans un lieu absent,
au temps passé. Ma stratégie est de relier sans précipitation
le monde raconté au monde montré et d’arriver à
expliquer mon parcours de façon convaincante.
Ce film parle d’un vécu. Sa narration s’approche
de la prose. Elle ne décrit pas comment une histoire est en train
de se développer comme on le voit souvent dans une nouvelle,
mais pourquoi. Ce film ne vise pas à présenter ce qui
s’est passé en images, mais à solliciter l’imagination
du spectateur selon les informations données, puis à évoquer
sa propre expérience de ce genre. Il n’y a ni flash-back,
ni succession des actions, ni mise en scène des acteurs, mais
des voix, des mots et des mouvements mentaux.
Chercher le pourquoi sur le décalage entre la voix-off et les
images fait partie du jeu dans la vision du film. Car l’occasion
requise pour déclencher un acte à cause d’une ancienne
habitude varie d’une personne à l’autre. J’essaie
d’atteindre l’universalité à partir de l’individualité,
c’est-à-dire à partir de mon histoire personnelle.
Pour comprendre le décalage et entrer dans l’univers du
narrateur, il faut être patient et suivre les indications émises
par la voix-off tout en les comparant avec les images. Bien que la voix-off
et les images partent dans deux sens, grâce aux liens qui se tissent
entre elles durant la promenade à la fois physique et mentale,
les deux espaces se rapprochent, les deux temps aussi. Une fois qu’elles
coïncident, à partir de ce moment, se déroule le
présent qui persistera dans le futur. Le spectateur saisira la
signification du film à condition qu’il garde encore ce
qu’il entend et voit dans sa mémoire. C’est pour
cette raison que la durée de cette épreuve n’est
pas trop longue (3,25 minutes) et que l’histoire racontée
et le lieu montré ne sont pas compliqués. On est surpris
que l’ancienne habitude d’un autre monde puisse se transplanter
dans une situation presque opposée. On se rend compte de sa ténacité
et de son élasticité. Sous son influence, l’être
réagit à un nouvel environnement en modifiant quelques
données comme une mauvaise herbe s’adaptant à toutes
sortes de terrains. La mémoire de cette habitude gravée
profondément dans mon esprit est en fait la cause de ce décalage
entre la voix-off et les images. Ce qui sépare le temple du cimetière
est ma vie antérieure à Taiwan ; ce qui les unit est aussi
ce passé-là.
Lorsqu’une action ou un geste se répète sans cesse,
petit à petit, cela devient une habitude. C’est-à-dire
: une fois qu’une situation similaire se présente, on n’a
plus besoin de réfléchir ou de se rappeler une expérience,
on réagit tout simplement de la même manière. La
situation est tellement identique et fréquente que le processus
de sa réaction devient automatique. Ce saut d’étapes
facilite le déroulement des choses, mais suscite en même
temps un ennui voire un danger. Car on a l’impression de revivre
la même expérience, au bout d’un moment, on n’est
plus vigilant. Par exemple, ma mémoire est au bout de mes pieds.
Si je ne fais pas attention à l’endroit où je vais,
ils me conduisent toujours dans la même direction. Alors, le temps
de me rendre compte et de rebrousser chemin, j’ai raté
mon rendez-vous. À une plus grande échelle, l’habitude
peut être accumulée d’une génération
à l’autre comme la coutume ou la religion. Chez les animaux,
parfois, il n’est plus nécessaire d’apprendre pour
acquérir un certain savoir, il est inné et fait partie
du patrimoine génétique pour la survie de leur espèce.
Il suffit de lui obéir, sans avoir besoin de poser aucune question.
Si le temple et le dieu appartiennent au ciel, le crématorium
et un être mort font partie de la terre. Entre le temple et le
cimetière, existe-t-il vraiment un clivage infranchissable ?
La réponse est non. En fait, la différence se trouve dans
la forme et non pas dans l’essence. Un point commun réunit
ces deux polarités. On y ressent la même ambiance solennelle.
Le fait de commenter la scène dans un cimetière avec un
épisode qui s’est déroulé dans un temple,
n’a pas pour but d’ironiser sur la circonstance ou de blasphémer
sur les lieux, mais de révéler la sincérité
et le respect qui réconcilient ces deux mondes. Certes, le temple
appartient à la divinité, mais selon notre culture asiatique,
après leur mort, les êtres humains de grande envergure
peuvent atteindre ce niveau aussi. D’une certaine façon,
notre temple équivaut au Panthéon consacré aux
grands hommes de France. Et on peut dire aussi que chacun a son panthéon.
Chaque métier a son maître. Chaque restaurent chinois à
Paris a son dieu vénéré dans un temple miniature.
Le geste de poser le talisman sur la tombe de Proust par réflexe,
amorce en moi une série de rappels. À partir de ce geste-clé,
l’histoire de mon passé rarement évoqué s’ouvre
devant moi. Je me rends compte de l’amour que je reçois
de ma mère depuis toujours. Cet amour doux me soutient à
chaque instant de ma vie. On dit que si quelqu’un est à
peu près équilibré à tous points de vue,
il a dû être suffisamment aimé pendant son enfance.
Si j’ai une estime assez juste de moi-même, c’est
majoritairement grâce à ma mère. J’ai de la
chance. Le talisman est en fait ma « madeleine » ou mon
« sésame ». À sa vue, un monde lointain dans
l’espace et dans le temps me revient :
Étudier est la seule chose que je sache bien faire. Quand j’étais
petit, on se moquait souvent de moi en m’appelant grosse tête.
Mes camarades ne m’aimaient pas, car j’étais toujours
le chouchou des professeurs. Dans la famille, particulièrement
aux yeux de mon père, les facultés intellectuelles n’étaient
pas considérées comme une qualité, mais le prétexte
de la paresse. Selon lui, aider la famille à faire le ménage
est plus important que faire les devoirs et réviser les leçons.
Mes bonnes notes à l’école ont creusé un
fossé entre mes frères et moi, car ils trouvaient peu
d’intérêt pour les études et qu’ils
devaient partager le travail que l’on m’a assigné
à cause de ma maladresse et de ma désobéissance.
Heureusement, au contraire des idées de mon père qui favorisaient
l’habileté manuelle, la force physique, et l’esprit
débrouillard, ma mère, n’ayant pas reçu beaucoup
d’éducation, croyait que le seul moyen pour changer de
statut social était la voie éducative. Je me trouvais
ainsi constamment dans le conflit des idéologies. Ma mère
ne savait pas comment m’offrir une ambiance plus favorable pour
mes études, elle m’amenait donc au temple et me confiait
à Confucius : maître modèle de dix mille générations.
De cette façon, elle participait au moins à mes études
à sa manière. Ainsi l’habitude d’aller vénérer
Confucius et de parler avec lui devient d’abord un accord tacite
entre ma mère et moi, puis notre secret et enfin notre religion.
Je considère ces visites au temple comme un jeu, un jeu avec
moi qui me force à être persévérant. Car,
ce que l’on veut faire est moins bien défini et paraît
moins sérieux, si on l’a raconté seulement dans
le carnet ou dans le journal intime, surtout quand on l’a noté
sous l’empire de l’émotion et de la rêverie.
Mais lorsqu’on doit le présenter à un maître,
à un dieu, alors il ne s’agit plus d’un simple souhait,
mais d’un engagement qui est soumis à un contrôle
final ou à une évaluation continue. Ainsi avant de déclarer
ce que l’on a envie de faire, il faut réfléchir
profondément à son but et le formuler clairement. Quand
on est uniquement responsable de soi, l’enthousiasme risque de
se refroidir au fil du temps et l’on peut s’arrêter
au beau milieu du chemin une fois rencontrée la difficulté.
Mais lorsqu’on présente un vœu à Dieu, on signe
un pacte avec lui. On ne peut plus l’annuler à son gré.
Il devient une résolution. Ainsi Dieu joue le rôle de surveillant,
un surmoi, qui nous encourage, et nous ordonne à continuer sans
lâcher prise. Dieu existe ou non, ce n’est pas important.
Ce qui compte, c’est d’établir les règles
de jeu avec soi, pour s’obliger à avancer.
Concernant le talisman, au lieu de dire qu’il s’agit d’une
superstition, je préfère employer le terme « le
pragmatisme ». Ma mère l’a obtenu en se prosternant
devant la statue de Confucius. Elle me l’a donné ensuite
pour me protéger des péripéties pendant mon voyage.
Je suis conscient que ce que ma mère fait est pour mon bien.
Pour lui montrer ma gratitude, je me laisse mener au temple et accepter
le talisman. De ce fait, ma mère a l’impression d’avoir
contribué à mon progrès. Et sous la protection
de Confucius, elle peut soulager un peu son inquiétude à
mon égard. À travers le talisman, une sorte de capteur
de GPS (Le Global Positioning System que l'on peut traduire en français
par « système de positionnement mondial » ou encore
Géo-Positionnement par Satellite), elle sait où je suis.
Elle a toute l’information sur mon déplacement en temps
réel. C’est donc pratique pour tout le monde.
Depuis que j’habite à Paris, loin de ma ville natale, Confucius
se détache un peu de sa fonction d’origine et devient le
support de ma nostalgie pour ma mère et inversement. À
Taiwan, quand on pense à la famille à l’autre bout
du monde, on regarde la lune et on lui parle. De cette manière,
nos proches ressentiront ce regard et entendront cette parole à
distance. À la différence de la lune dont la métaphore
est bien connue, la statue de Confucius a une connotation partagée
seulement entre ma mère et moi. Elle fait office d’un satellite
à travers lequel ma mère peut exprimer tout son manque
de moi et lui adresser ses prières. Ensuite, en regardant et
en touchant le talisman, grâce à la télépathie,
sous la forme d’une chaleur aux oreilles ou de clignements des
paupières, je peux peut-être recevoir ses messages. Tout
dépend de la puissance de ce signal et de ma sensibilité
à le détecter. Lorsque la voix-off parle de talisman,
on ne le voit pas dans l’image. On se souvient peut-être
des feuilles jaunes avec des écritures rouges tremblant dans
le vent au début du film. Vu son absence dans l’image,
on comprend que ce n’est pas la première fois que le narrateur
est venu voir Proust, mais la deuxième, ou la troisième
fois. En fait, pour la première fois, il s’agit d’une
découverte : à la fois découverte de lieu et découverte
de moi. Pour les fois suivantes, il s’agit des retrouvailles,
avec Proust et avec mon ancienne habitude.
Mais pourquoi Proust ? À la recherche du temps perdu est un livre
incontournable pour mon travail sur la mémoire. À cause
de la difficulté et de la lenteur de ma lecture en français,
j’ai dû y renoncer plusieurs fois. C’est dans ce contexte
que lorsque j’ai découvert la tombe de Proust au cimetière
du Père-Lachaise, j’y ai tout de suite posé le talisman
que j’avais gardé sur moi et lui ai demandé d’éclairer
mon esprit pour pouvoir comprendre son œuvre. Cette conduite me
paraît normale, car j’ai une culture de longue date avec
Confucius. Il ne s’agit que d’une prolongation de mon ancienne
habitude. Proust ne remplace pas Confucius. Il est son représentant
en France. Je ne me sens pas déloyal envers mon vieux maître.
Quelque temps après, j’ai trouvé une version d’À
la recherche du temps perdu en chinois, mais elle ne m’a pas vraiment
aidé comme je l’avais espéré. C’est
encore du chinois pour moi. Car cette œuvre a été
traduite en un chinois francisé dont beaucoup de phrases ont
plus de cinquante caractères sans ponctuation. Non seulement
la beauté du style a disparu, même son contenu a été
soit déformé, soit rendu incompréhensible. La partie
dont j’ai eu de la difficulté à saisir la signification
en français m’échappe davantage en chinois. N’ayant
trouvé d’autre remède, j’ai poursuivi ma lecture
en deux versions parallèlement.
Cependant, le simple acte de poser le talisman sur la tombe de Proust
a son effet. Il la transforme en un relais qui renforce le réseau
confucéen affaibli à cause de la distance. Elle sert aussi
de cabinet psychanalytique. Lorsque j’ai besoin de m’encourager
ou j’ai envie de partager des leçons que j’ai apprises,
je vais au cimetière du Père-Lachaise. En rendant visite
de temps en temps à sa tombe, ma lecture avance, le manque de
ma famille s’allège, j’ai l’esprit plus tranquille
pour me concentrer sur mon travail, et je suis plus en paix avec ma
culpabilité de ne pouvoir m’occuper de mes parents. Petit
à petit, aller devant la tombe de Proust devient un rituel et
j’ai apprivoisé ma nostalgie du pays. Au bout de six mois,
j’ai enfin terminé tant bien que mal ma lecture. Bien que
je demande de l’aide à Confucius depuis mon plus jeune
âge et à Proust aujourd’hui, je n’oublie jamais
de travailler assidûment. Ils sont en fait mon appui spirituel.
Grâce au travail de Proust, ses idées et les modèles
(par exemple, Les mille et une nuits) de son livre, je comprends mieux
la complexité de la mémoire et vois plus clairement comment
représenter ma mémoire personnelle. À travers l’acuité
de ses descriptions, j’apprends à observer les choses autour
de moi et m’observer. Je peux ainsi mieux analyser mes émotions
et décrire plus précisément mes sentiments. Par
exemple, sur l’effet optique que j’éprouve souvent
dans la rue qui me rappelle le fameux épisode des trois cloches.
Dans le mouvement du corps qui entraîne le mouvement du regard,
le reflet sur les verres des immeubles modernes devient une beauté
éphémère qui mute sans cesse, même le mouvement
du caméscope a du mal à la saisir. Mais si l’on
veut s’arrêter afin de l’apprécier lentement,
elle disparaît aussitôt. J’ai oublié déjà
comment était cette beauté et quel était son contenu,
mais je me souviens toujours de cet instant d’émotion et
du vertige que j’ai éprouvé. Parfois, le mouvement
des nuages sous le vent violent, ajoutant à mon mouvement de
piéton, donne l’impression de la chute d’un haut
bâtiment. Je dois m’enfuir. Mais plus vite je bouge, plus
vite le bâtiment s’écrase sur moi. Je suis dans un
cauchemar. D’après ces deux expériences, on peut
probablement en déduire que seulement par le biais du voyage
– le mouvement de la vie, on pénétrera dans une
nouvelle dimension. Mais, j’ai trouvé quand même
des pages très ennuyeuses dans ce livre, peut-être parce
qu’elles étaient trop personnelles, qu’elles ne me
concernaient pas, et que je voulais acquérir sa quintessence
tout de suite. Cela m’a donné un avertissement sur mon
travail qui est fait sans le spectateur ou le lecteur en vue.
À travers ce que j’ai écrit, notamment « Les
plans de ma vie », « Feuilles vertes, poussière rouge
» et « Le chant d’un vagabond », je me suis
rendu compte que la vie est en fait la mémoire. Elle est composée
des souvenirs différents qui possèdent des liens entre
eux. À chaque fois qu’on tire un bout de ficelle, on obtient
un récit avec des nœuds qui mènent à d’autres
récits. L’endroit où plusieurs fils se croisent,
se mêlent, indique un point important : le cœur de tous les
problèmes. À partir de là beaucoup d’événements
surgissent. C’est l’anecdote qui a été citée
dans plusieurs récits, mais sous un angle, une profondeur, un
aspect, ou un thème différents. Ainsi, la vie est un roman-fleuve
comprenant plusieurs branches qui forment un vaste réseau. En
l’occurrence, le sujet traité de ce court-métrage
est les études, l’amour maternel et la langue hakanaise.
Ils composent trois points d’entrée de la mémoire
de ma vie.
Ce film est intitulé « Ange gardien ». Cela montre
qu’il occupe une place importante dans cette histoire. «
Ange gardien » en chinois désigne un dieu mineur qui est
protecteur d’un individu pour certains besoins. Dans la hiérarchie,
il est plus fort qu’un simple ange, mais moins puissant que Dieu.
C’est la raison pour laquelle lorsque la voix-off prononce le
mot « divinités », on voit défiler des anges.
Dans une église, l’homologue d’un temple, des anges
décorent en général la voûte, volent dans
les nuages, ou entourent Dieu et des saints. Dans le cimetière,
on voit aussi toutes sortes d’anges avec des ailes. Ils surveillent
les tombes, tiennent compagnie aux morts et protègent leur âme.
Par leur intermédiaire, un lien a été établi
entre le ciel et la terre, entre la vie et la mort. Et grâce à
eux, il n’y a pas d’interruption durant le parcours d’une
vie, il n’y a pas non plus de séparation avec les êtres
aimés, tout continue même dans l’au-delà.
Leur présence ressuscite la mémoire de celui qui est absent.
En me promenant dans le cimetière, inspiré par leur forme,
j’ai fait une chasse des anges avec mon caméscope. Dans
le film turc, Des temps et des vents de Reha Erdem, à chaque
fois que l’on prend une photographie avec un flash, un enfant
dit qu’il voit un ange. Lorsqu’on constate un bref silence
dans une conversation, on dit qu’un ange passe. Dans ma prise
de vue silencieuse, en songeant à communiquer avec des âmes
dans le cimetière, j’ai capturé des passages des
anges dans mon appareil. En fait, en faisant un long travelling, j’ai
cherché aussi mon propre ange gardien. Ainsi, Proust, décédé
il y a quatre-vingt-sept ans, a été l’élu.
De ce fait, sa tombe devient un double lieu de mémoire : le lieu
pour se remémorer Proust et ses œuvres ; le lieu pour me
souvenir de Confucius et de mon passé. Grâce à Confucius,
en passant par Proust, non seulement je peux poursuivre ma quête
sans trop de soucis, la distance qui me sépare de ma mère
semble aussi avoir disparu, je reçois ainsi son amour tout le
temps. Ils sont tous les trois mes anges gardiens. Bien que la voix-off
n’ait pas mentionné cette conclusion explicitement, on
trouve cette constatation dans les images. Quand la voix-off dit «
ma mère lui rappelle d’abord … », l’image
d’un ange en fer rouillé aux traits féminins apparaît.
La texture de sa surface, ressemble au sacrifice d’une mère
pour ses enfants. Lorsque l’on entend « Ensuite, c’est
à mon tour de … », on découvre un petit ange
agenouillé regardant vers le haut avec admiration et gratitude.
Ici, je me prends pour un petit ange parce que j’aimerais être
utile un jour à quelqu’un d’autre. Avec toutes ces
organisations, ce film est donc mon remerciement envers leur protection
et leur guide. De façon plus informative, on peut aussi imaginer
le rôle que joue l’ange gardien dans cette histoire pour
maintenir la fluidité de la connexion du réseau. En plus
d’assurer la transmission des courriels entre ma mère et
moi, il traduit aussi simultanément trois langages : hakanais,
mandarin (chinois), et français en les décodant en une
langue universelle.
Les images du travelling de quasiment 360 degrés sont de très
mauvaise qualité. D’abord, à l’époque
où j’ai filmé cette séquence, mon caméscope
n’était pas de haute définition. Puis, là
où j’ai choisi de tourner cette scène, il n’y
avait pas suffisamment d’espaces pour poser mes pieds ou le trépied,
je ne pouvais donc pas bouger librement. En plus, j’ai dû
changer d’angle de vue au fur et à mesure du filmage, cela
a augmenté encore la difficulté. Ici, je montre seulement
la possibilité de faire un film de cette manière. Car,
il s’agit d’un essai. Mais, pour obtenir un meilleur résultat,
il faut être équipé un bon caméscope et avoir
une bonne maîtrise du mouvement de caméra. En dehors de
tout cela, il faut quand même admettre que le tournage du film
est un travail d’équipe. À part le doublage du commentaire
avec lequel j’ai déjà eu de la difficulté
à trouver une voix adéquate (rythme, intonation), je n’ai
jamais travaillé avec les autres. La collaboration sera une aventure.
J’ai encore beaucoup d’espace pour m’améliorer.
La lecture difficile est à l’origine de mon geste de poser
le talisman sur la tombe de Proust. Au début, on voit tourner
des pages d’un livre avec une écriture verticale de gauche
à droite. À la fin, les pages d’un autre livre écrit
horizontalement ont été tournées de droite à
gauche. Il s’agit d’un même livre, celui de Proust,
mais en deux langues différentes. Ces deux livres ont été
feuilletés non pas par les mains, mais par le vent, ou plutôt
par la volonté et par l’esprit, tel est le cas pour le
talisman. Entre les deux scènes, vers la fin du film, un exemplaire
du livre en chinois avec les fleurs de la couverture sur fond jaune
a été placé au pied de la tombe de Proust. D’abord,
ces fleurs dessinées font écho avec le titre du tome À
l’ombre des jeunes filles en fleurs et aussi avec les vraies ou
fausses fleurs sur la tombe. Ensuite, on voit sept fleurs, mi-fanées,
mi-transparentes comme un verre cathédrale. Elles représentent
pour moi les sept tomes d’À la recherche du temps perdu
et sa structure de type cathédrale. Alors, c’est sur sa
tombe que le livre est changé en version française et
le vent d’ouest rencontre le vent d'est. Ainsi, deux courants
de pensée me traversent et j’incarne cet échange
dans le générique à la fin du film. On voit défiler
les deux versions de mon nom dans des directions opposées sur
un plan fixe où des visiteurs se croisent en accélération.
Mais cette fois-ci, j’envoie mon nom en chinois de droite à
gauche et celui en français de gauche à droite (en sens
inverse de la lecture). Cela signifie que j’ai pris conscience
de la valeur de ma culture asiatique à travers mes études
dans un pays européen.
À cause de la couleur de ses plumes, dans ma culture, on lie
le corbeau à la mort, ou à un mauvais augure. En lisant
À la recherche du temps perdu, à la fin, j’ai éprouvé
le même degré d’urgence vis-à-vis de l’œuvre
que je devais réaliser. Puisque j’ai commencé à
poursuivre ma vocation tardivement, il est logique que je sois pressé
aussi. La menace qui se cache quelque part est justement la mort : la
mort des parents, ma propre mort. Étant fragile et vulnérable
comme tout le monde, je dois me dépêcher dans ma tâche.
Ainsi on entend des cris de corbeaux durant le déroulement du
film. Ces créatures noires forment le décor du paysage
du cimetière. Elles nous guettent et nous avertissent à
chaque instant de notre vie. Ne dit-on pas : « Ars longa, vita
brevis. » ? Heureusement, on entend aussi des chants d’oiseaux.
Ils symbolisent de simples joies dans la vie, par exemple, après
avoir lu un livre stimulant, créé quelque chose d’artistique,
ou concocté un plat savoureux.
Bien que la voix-off et les images soient constamment en décalage,
leur superposition n’est pas pour autant aléatoire. Leur
liaison se trouve dans une analogie subtile :
1) Un couple avec un bébé dans une poussette se promène
dans les allés du cimetière comme s’il « retournait
chez ses parents ».
2) Un groupe de jeunes qui ne connaît pas ce lieu, hésite
entre les directions à prendre. Ainsi, ils s’arrêtent
pendant quelques secondes au carrefour. Leur geste coïncide aux
mots « passer un court séjour ».
3) Lorsque la voix-off dit « départ », dans les images,
on voit une voiture passer dans l’autre sens.
4) En même temps que le mot « pépé »
tombe, les images montrent un vieux monsieur en train de « lire
». Cette image relie beaucoup d’idées ensemble :
Confucius, ma lecture, mon âge avancé pour un étudiant.
5) De même que le temple occupe la place centrale du village,
de même que le crématorium est le symbole du cimetière.
Leur fonction dans leurs mondes respectifs permet de nommer le crématorium
« Temple ». D’ailleurs, c’est avec le même
sentiment sincère et respectueux que l’on entame le chemin
qui mène au temple et celui qui mène au cimetière.
6) L’image des bougies posées sur des tombes renvoie à
celle similaire décrite dans la voix-off : de simples offrandes
à l’autel, des bâtonnets d’encens dans les
mains. Ainsi, l’utilité des objets illustre le propos de
la voix-off.
7) Quand la voix-off dit « Chaque divinité s’occupe
d’une tâche différente », l’image montre
d’abord deux souches d’arbres fraîchement découpées,
puis une autre découpée depuis longtemps en forme de «
tache » excentrique. Ensuite, on voit des bûches par terre.
Quelqu’un a terminé sa tâche. Il est parti.
8) La bribe de phrase « j’habite trop loin » a été
illustrée par une barrière élastique de couleur
rouge qui empêche les gens d’accéder à la
ruelle. Et loin derrière elle, deux hommes sont en train de travailler.
9) À la fin du film, en accélération, des images
enregistrées sur pied avec toujours le même cadrage représentent
la fuite du temps et une visite répétée, «
Ainsi, commence une nouvelle habitude. » Cette condensation du
temps dans les images qui s’écoule du présent au
futur, trouve son pendant dans la voix-off qui relate presque quarante
ans de passé en moins de quatre minutes.
Ce sont ces analogies qui permettent au spectateur de poursuivre sa
vision. Ils savent bien que cette mise en scène n’est pas
hasardeuse. Elles justifient aussi l’existence d’un lien
entre le temple et le cimetière.
Aujourd’hui, ma première lecture d’À la recherche
du temps perdu est terminée depuis longtemps, cependant le trajet
qui mène au cimetière du Père-Lachaise fait toujours
partie de l’itinéraire de mes promenades quotidiennes.
Devant la tombe de Proust, sans offrande ni rituel, je lui parle simplement.
Une relation intime se noue entre nous. Je me sens très proche
de lui, et en même temps très proche de mon pays natal.
Ainsi, sous une autre forme, mon pèlerinage continue.
revoir la vidéo
retour