CITÉ DES COSMONAUTES>>>>>> jeudi 16 mai 2002 – Election présidentielle française

Dans un bureau d'une cité de Seine-Saint-Denis,
CITÉ DES COSMONAUTES, on constate une désaffection de l'électorat traditionnellement acquis à la gauche, mais pas une montée de Le Pen.
Radiographie du vote des Cosmonautes
Par Céline BRACONNIER, Jean-Yves DORMAGEN


Céline Braconnier est maître de conférences de sciences politiques à l'université de Cergy-Pontoise.
Jean-Yves Dormagen est maître de conférences de sciences politiques à l'université Paris-I ; ils réalisent une étude sur le vote et l'abstention dans la cité des Cosmonautes de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis).


La présence de Le Pen au second tour a sorti la cité des Cosmonautes de sa torpeur politique habituelle. Si bien que les deux tiers de ceux qui ont élu Chirac déclarent se situer «plutôt à gauche» ou «très à gauche» contre seulement 4 % à droite.
Au carrefour de Saint-Denis et de La Courneuve, face aux célèbres «4 000», la petite cité des Cosmonautes appartient à ces anciennes terres rouges de la banlieue nord de Paris.

Dimanche 21 avril, dans cette cité, on a très peu voté. L'abstention y a battu des records pour un premier tour d'élection présidentielle : 43 % des inscrits contre 29 % en 1995. Bien plus que dans la présence de plusieurs listes concurrentes, c'est dans cette très faible mobilisation d'un électorat traditionnellement acquis à la gauche qu'ont été perdues les quelque 200 000 voix qui manquaient à Lionel Jospin au soir du premier tour. Les chiffres sont d'autant plus inquiétants qu'ils masquent l'ampleur réelle de la non-participation. Dans les cités de banlieue, le vote tend à devenir une pratique marginale. Au premier tour, seuls 292 des 2 000 habitants de la cité des Cosmonautes (environ 15 %) sont passés par l'isoloir. Une telle situation s'explique, pour une part, par la jeunesse de la population : aux Cosmonautes, le tiers des habitants a moins de 19 ans. Elle s'explique également par l'importance de la population étrangère : le quart des habitants de la cité est privé du droit de vote. Mais elle s'explique aussi par le nombre élevé de non-inscrits, que l'on peut estimer à plus de 15 % des Français en âge de voter. D'ores et déjà, les abstentionnistes et les non-inscrits sont, ici, plus nombreux que les votants. Au-delà des Cosmonautes, cette situation est caractéristique des territoires de banlieue et participe d'une restructuration profonde du marché électoral national assurant une forte surreprésentation des classes moyennes au détriment des milieux populaires.

Dans ce contexte de rejet et plus encore d'indifférence pour le personnel et l'offre politiques, seuls 292 habitants sont donc allés voter dimanche 21 avril.

L'électorat, comme dans toutes les cités, est évidemment populaire : les employés dominent (42 %) et constituent avec les ouvriers (12 %), les retraités (7 %), les chômeurs (5 %) et les femmes au foyer (3 %) plus des deux tiers des votants. Les étudiants représentent à eux seuls près d'un électeur sur six (15 %). Les autres se définissent comme «cadres, artisans ou commerçants» (15 %). Les revenus sont homogènes et peu élevés : seuls 16 % des votants déclarent gagner plus de 1 500 euros (10 000 francs) par mois alors qu'ils sont 57 % à gagner moins de 1 140 euros (7 500 francs).

Le résultat le plus frappant, en contradiction avec la tendance nationale, c'est le très net recul de Jean-Marie Le Pen dans la cité : en sept ans, le leader du Front national a perdu près des deux tiers de ses électeurs (43 voix en 2002 contre 116 en 1995). Il subit un recul de plus de 10 points (15,6 % en 2002 contre 26,2 % en 1995) et perd sa prééminence dans les urnes. Ce résultat s'inscrit dans un mouvement de recul notable de l'extrême droite sur l'ensemble du département de la Seine-Saint-Denis où le candidat du FN a perdu près du quart de ses électeurs (23 %).

La cité des Cosmonautes ne fait donc qu'accentuer une tendance observable à l'échelle de ce département. Malheureusement plus qu'à des raisons politiques, l'évolution des résultats est à rapporter aux mouvements démographiques qui affectent les Cosmonautes et probablement l'ensemble des territoires de ce type. Dans la cité se superposent clivages ethniques et générationnels : l'électorat le plus jeune est composé principalement de Français de la deuxième et de la troisième génération tandis que les votants les plus âgés sont, pour la plupart, des Français dits «de souche». Les électeurs du leader frontiste se recrutent en premier lieu parmi ces derniers. Non pas qu'ils l'aient déclaré, puisque seulement 4 électeurs de Jean-Marie Le Pen sur 43 ont accepté de répondre à notre questionnaire, alors que 77 % des électeurs de Lionel Jospin ou 82 % de ceux d'Arlette Laguiller, par exemple, ont eux accepté de le faire. Mais en confrontant les résultats du scrutin avec le profil des votants ayant refusé de répondre, il est possible d'établir grossièrement les caractéristiques des électeurs frontistes : des Blancs (80 % de ceux qui ont refusé de répondre) relativement âgés (environ 20 % seulement de ceux qui ont refusé de répondre ont moins de 40 ans tandis que 60 % ont plus de 50 ans). Cela confère à ce vote une dimension quasi ethnique en adéquation avec la représentation imaginaire d'une communauté assiégée sur son propre territoire, si présente chez les électeurs de Jean-Marie Le Pen. Or ce «vote blanc» diminue inexorablement par départs ou décès dans une cité où les nouveaux arrivants sont très majoritairement d'origine étrangère. Un phénomène accentué ici par le départ de gendarmes logés jusque-là dans une caserne située en face de la cité. En sept ans, le nombre des inscrits a diminué de 127, dont beaucoup votaient pour le Front national. Les électeurs frontistes n'ont pas changé leur vote, ils sont tout simplement partis.

Aux Cosmonautes, l'électorat est très jeune : plus de la moitié des votants a moins de 40 ans. Et parmi ceux-ci, les Français de la deuxième et de la troisième génération sont, de loin, les plus nombreux. Ce sont leurs votes qui assurent la prééminence de la gauche (57,3 %) et de l'extrême gauche (10,2 %).

Ici, plus encore que dans le reste de la France, Lionel Jospin a beaucoup perdu en sept ans : le tiers de ses voix par rapport à 1995. Ces pertes s'expliquent pour une part par la diminution du nombre des inscrits, mais aussi et surtout par l'abstention massive. Dans ce contexte de très faible mobilisation, il réalise cependant, avec 26,9 % des voix, un score honorable. C'est, en effet, le candidat socialiste qui a le plus attiré un électorat jeune (les deux tiers de ses électeurs ont moins de 38 ans) et peu politisé. Ce que n'a pas su faire le Parti communiste, qui a vu son audience considérablement décliner : en sept ans, Robert Hue perd près des deux tiers de ses voix et n'obtient que 7,2 % des suffrages exprimés (contre 19 % en 1995). Un score très faible, qui indique une dynamique de marginalisation, y compris dans ces terres traditionnellement rouges où l'organisation communiste a physiquement disparu (il n'y a plus de cellule depuis le milieu des années 90) et où nombre de jeunes électeurs ignoraient, à la veille de l'élection, jusqu'au nom du président du PCF. Le bilan est sans appel : le Parti communiste s'est révélé incapable de conquérir les voix de ce nouveau prolétariat postfordiste qui peuple désormais les cités de l'ex-ceinture rouge.

Tout à fait inattendue, la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour a sorti la cité des Cosmonautes de sa torpeur politique habituelle. Une partie de la population a été choquée. On a beaucoup parlé politique et on est même allé manifester : 1 votant sur 5 déclare, en effet, lors du questionnaire sorti des urnes du 5 mai «avoir participé à une action politique entre les deux tours (manifestations, réunions publiques)». Dimanche 5 mai, des jeunes non inscrits sur les listes faisaient même le siège du bureau de vote, cherchant par tous les moyens à participer, eux aussi, à l'élection. Sans gants ni pince à linge, ici le vote était teinté de gravité et avait un caractère plutôt solennel. Comme partout, cette mobilisation a débouché sur une plus forte participation électorale au second tour, 67 % (soit 10 points de mieux), qui reste toutefois net tement inférieure à la moyenne nationale.

Le Front national n'a tiré aucun profit de cette hausse de la participation : il retrouve exactement le même nombre d'électeurs qu'au premier tour (43). La mobilisation du deuxième tour s'est donc réalisée exclusivement au bénéfice de Jacques Chirac, qui obtient 87,2 % des suffrages exprimés. Si le président de la République a fait le plein des voix de droite (environ 15 % des électeurs) et des abstentionnistes du premier tour, il doit son score à un remarquable report des voix de gauche sur son nom. Si bien que les deux tiers de ceux qui l'ont élu déclarent se situer «plutôt à gauche» ou «très à gauche» contre seulement 4 % à droite. C'est bien l'antilepénisme qui a été plébiscité dans cette cité de gauche.

Ce rejet de l'extrême droite apparaît solide et déterminé, comme le révèle le recul des bulletins blancs et nuls (de 17 à 7) et le fait que près des trois quarts (71 %) des votants, malgré leur orientation à gauche, déclarent avoir pris leur décision dès l'annonce des résultats du premier tour. Dans ce territoire profondément marqué par l'immigration, on ne plaisante pas avec Le Pen.