Anne Cauquelin. Petit Traité d'art contemporain, 1996. Conférence-débat à Paris 8, 28.01.1997. |
Petit traité d'art contemporain, La Couleur des idées, Seuil, 1996. Les questions sont posées par Françoise Agez (FA), Véronique Delannay (VD) et Claire Fagnart (CF).
1. Présentation de l'auteur et de l'ouvrage
Françoise Agez: Vous présenter Anne Cauquelin, n'est pas chose facile tant vous possédez de titres et de fonctions multiples: professeur émérite de philosophie, Agrégée de philosophie, Peintre, Rédactrice en chef de la Revue d'esthétique (ce qui vous a valu de publier un numéro spécial sur les technimages, néologisme et mot-valise fabriqué pour nommer ces images créées à partir d'ordinateur), Auteur de romans, auteur d'essais, d'écrits pédagogiques; La Ville, la nuit, PUF, 1977, L'Invention du paysage, Plon, 1989; Aristote, le langage, PUF, 1990. L'Art contemporain, Que sais-je?, PUF, 1992, 1996 pour la quatrième édition. Vous y expliquez le passag couleur e de l'art moderne à l'art contemporain, le passage d'un régime linéaire à un régime en réseau, du régime de la consommation (un artiste, un intermédiaire, un spectateur-consommateur) au régime de la communication (dont la figure de proue est Marcel Duchamp). Votre Petit Traité d'art contemporain s'appuie sur les réflexions établies dans L'Art contemporain et les poursuit: c'est une étude de la perception de l'art contemporain par le public (un public élargi qui comprend les théoriciens de l'art, les critiques, les esthéticiens, les amateurs, etc.), et de son incompréhension. Pourquoi ne comprend-t-on pas l'art contemporain? Ou pourquoi en a-t-on une compréhension limitée? On a souvent tendance à dire que nous comprenons "jusqu'à", jusqu'à un mouvement, jusqu'à un artiste. À qui la faute? À cette question, Anne Cauquelin répond: c'est la faute de la doxa.
Qu'est-ce que la doxa? Un ensemble de croyances et d'opinions communes qui sont transmises et qui disent comment doit être un objet d'art, un objet esthétique. Alors, la doxa se réduit à quelques préceptes. Dès lors, face à une oeuvre, si nous ne la comprenons pas c'est qu'il nous manque des traits ou des signes de reconnaissance. Pour mettre en évidence ces traits, Anne Cauquelin s'appuie sur Kant et en particulier sur ses quatre moments de La Critique du jugement: le désintéressement, la neutralisation, l'unique et le "communiquer". Cela constitue la première partie du livre. Dans la seconde partie, Anne Cauquelin confronte la doxa à cet art qui se bute aux préceptes de la doxa, cet art fait sur ordinateur, à ces fameuses technimages. Les différents préceptes de la doxa butent contre cet art technologique. La doxa, au lieu de remettre en cause ses préceptes, préfère ignorer cet art, le classer hors site artistique. Cet art contemporain et cet art technologique donnent lieu à des objets déceptifs. Le concept de décept est un concept positif chez Anne Cauquelin, elle nous l'expliquera. Face à ces objets déceptifs qui contredisent tout les traits de l'art et des attentes de la doxa, Anne Cauquelin, forte de ces constatations, propose de rompre avec cette doxa, à son sens caduque, et d'approcher les oeuvres par un classement en usant du nominalisme, en particulier celui de Guillaume d'Ockham. Elle nous propose de jouer, de créer nos propres catégories, de créer notre "boîte à outils" pour classer l'art contemporain. Alors, sur ces boîtes de rangement elle appose des étiquettes qui sont des performatifs, des actes de langages, des "actes de faire" en utilisant des injonctifs tels que par exemple: "inscrivez!", "enveloppez!", "dehors!".
FA: Pourquoi avoir choisi le terme "traité"? et pourquoi avoir choisi d'illustrer votre ouvrage par ce photogramme issu d'une vidéo de Mike Oldfield, Let There Be Light?
Anne Cauquelin: Le traité, c'est mon amour pour l'Antiquité. Mon amour ironique pour tous les traits qui représentent la vieille Sorbonne, par exemple la vieille Université. J'aime bien avoir une référence un peu révérencieuse-ironique. Traité, c'est: "la somme", "le traité des poids et mesures". Il y a un côté: "Je fais le point sur la question", "Je traite la question". Cet ouvrage est un traité, il ne faut pas avoir peur des mots. Je ne vais pas dire que c'est un essai, je veux faire une oeuvre pédagogique, donc c'est un traité. Pourquoi, je me cacherais que je suis professeur? Un professeur traite une question. Il y a un côté qui m'énerve assez, c'est d'entendre dire qu'on ne doit pas, qu'on ne peut plus être prof, parce que l'institution etc. On l'est, alors pourquoi faudrait-il le cacher. Mon titre officiel est "professeur émérite". Cela fait rigoler tout le monde. Mais ça veut dire simplement "à la retraite". Ça n'a rien à voir avec le mérite ni avec l'immérité. Simplement quand on est à la retraite, on devient émérite, parce qu'on a supporté les étudiants pendant tellement de temps. La seconde question, on rentre dans le vif du sujet. Je ne me soucie jamais de savoir qui a fait quoi, ça me plaît, c'est tout. Je ne sais même pas comment ça s'appelle.
2. La notion de site esthétique
Véronique Delannay: Pouvez-vous développer votre observation: "Le travail du critique semble l'emporter de beaucoup sur l'autre, celui de l'esthéticien, condamné à suivre les événements décrits par le premier".
Anne Cauquelin: Cette remarque que vous citez me semble valable dans notre actualité. il est vrai que c'est la critique qui tient la place importante. C'est le critique d'art qu'on lit dans les colonnes des journaux. C'est lui qu'on lit dans une monographie, dans une présentation, dans un catalogue. C'est celui qui parle de l'art qui se fait, qui présente les choses, qui est écouté, qui est entendu. Ce n'est pas un hypothèse théorique, c'est une constatation: qu'il y a le pouvoir des médias. Il est bien évident, qu'il est beaucoup plus facile de lire les bêtises qu'écrit. Une présentation dans un catalogue, c'est plus facile à lire qu'un traité d'esthétique. Ces choses-là se lisent plus facilement, et elles dirigent le goût. Constater simplement que le critique tient une place importante dans le dispositif du site artistique contemporain, une place, qui jadis était réservée aux esthéticiens, c'est à dire aux gens qui traitaient philosophiquement (puisque l'esthétique est de la philosophie) des problèmes. Il y a là comme la perte d'une écriture esthétique proprement dite, ou alors elle est devenue tellement élitiste que personne ne la lit. Il y a donc un poids de la critique bien supérieur au poids de l'esthétique. D'autre part, les esthéticiens -pour parler des choses contemporaines- sont à la traîne des critiques, étant donné que leur propre culture ne les envoie pas directement dans les galeries contemporaines. L'esthéticien est toujours un peu derrière, à vouloir reprendre ce qui se fait pour en faire une théorie. L'esthéticien théorise après coup. Le critique d'art ne théorise pas, mais au moins il est sur le coup. Il y a là une histoire de balance difficile à régler. On constate que les bouquins d'esthétique -réflexion philosophique, théorie, etc.- s'arrêtent au contemporain. Il y a un arrêt extraordinaire, et par exemple il n'y a pas un mot sur les technimages. Vous pouvez lire Goodman, vous pouvez lire tout ce qui se fait en ce moment: il n'y a rien. Les derniers exemples dépassent à peine Beuys. Après, c'est fini. On voit très bien que l'esthéticien rame derrière. Dans vingt ans, peut-être que l'on retrouvera quelque chose à dire sur ce qui se fait maintenant. Il y a cette sorte de non-adéquation du temps de l'esthéticien avec le temps de l'art, et au contraire une adéquation du temps du critique au temps de ce qui se fait en art.
La culture des esthéticiens est déconnectée des pratiques contemporaines; l'esthéticien théorise après coup. D'autre part, à un autre niveau, l'esthétique proprement dite -c'est à dire ce que l'on appelait l'esthétique- qu'est-ce que c'était? J'ai répondu vite là dessus, en disant les esthéticiens d'un côté, les critiques de l'autre. Mais, pour affiner ma réponse, je dirai que l'esthétique en général comprend aussi les critiques. Il ne faudrait pas dire les esthéticiens, il faudrait, pour être précis, dire qu'il y a des théoriciens de l'art, puis il y a des critiques d'art, et puis il y a des historiens de l'art: ce sont des parties différentes d'un même ensemble, que j'appelle le site esthétique. Il ne faut pas dire critique d'un côté, esthéticien de l'autre. Il y a un emboîtement de concepts, ou un emboîtement de définitions et de positions dont il faudrait tenir compte, et dont on ne tient pas assez compte. Qu'est-ce que l'esthétique? C'est l'ensemble. En revanche, à l'intérieur, vous avez des historiens, des critiques, des écrivains, des journalistes, et je dirai des artistes eux-mêmes qui écrivent sur ce qu'ils font. Alors, comment allez-vous appeler ces derniers? Ce sont des critiques de leur propre oeuvre, une sorte d'accompagnement de leur travail.. Vous avez à l'intérieur du site esthétique une quantité de petites régions et d'emboîtements qui constituent l'ensemble.
3. Qu'est-ce que l'on comprend de l'art? La notion de doxa
Claire Fagnart: Comme vous l'abordez dans votre livre, la question du décept est équivalente à la question de savoir pourquoi, en général, le public ne comprend pas l'art contemporain. La réponse que vous proposez à cette question me semble être celle d'un déplacement du sens. Les signes de reconnaissance de l'objet étant absents, le regard doit nécessairement se déporter de l'oeuvre comme objet, sur d'autres éléments. De sorte qu'il y a un passage d'un premier degré de sens à un second, voire un énième degré. Je voudrais savoir si vous pensez qu'il existe une limite à ce déplacement du sens, au-delà de laquelle plus aucun sens ne pourra surgir? De même que ce déplacement de sens induit une généralisation de la signification des oeuvres d'art, la réponse que vous proposez à cette question de la non-reconnaissance des oeuvres d'art par le public ne tend-elle pas à être univoque, trop générale, et peut-être à faire de l'art un simple révélateur de la société?
Anne Cauquelin: Je n'ai, à mon sens, jamais parlé de sens.
CF: Oui, mais vous avez tout de même parlé de "comprendre".
Anne Cauquelin: J'ai parlé de "comprendre", mais la question est: que veut dire comprendre? Je n'ai jamais dit que comprendre est comprendre le sens. Vous avez fait exactement ce que je décris, vous êtes passé de l'un à l'autre, parce que c'est une mécanique qui est dans la tête. Quand on dit comprendre, on pense au sens. Il n'est peut-être pas du tout question de sens. Ça m'intéresse justement beaucoup ce que vous me dites. Vous attaquez le problème exactement là où il faut. Je me suis posé la question suivante, et c'est le point de départ de tout. Les gens que vous voyez dans les expositions vous disent: "Ça, je ne comprends pas". Puis, vous vous dites, que veut dire comprendre? Qu'est-ce que comprendre? Là justement, j'évite la question du sens. Je dis, comprendre, c'est reconnaître. Reconnaître, c'est donc connaître quelque chose, et le reconnaître là où je le revois. Autrement dit, la compréhension n'est pas du tout la découverte d'un sens. "sens", n'a jamais eu de sens pour moi ; c'est de l'herméneutique, de la métaphysique: c'est le sacré de l'art, le sens. Je l'ai évité soigneusement. Je me dis comprendre veut dire reconnaître. Reconnaître, veut dire connaître. Qu'est-ce que je connais de l'art, et donc qu'est-ce que je comprends de l'art quand je le vois? Je comprends de l'art ce que je connais déjà. Je projette ce que je sais. Si c'est là, c'est bien: c'est de l'art. Si ça n'y est pas, c'est pas bien: ce n'est pas de l'art. Ou bien, c'est un art qui me pose des problèmes, parce que toutes les marques n'y sont pas.
Qu'est-ce que l'on comprend de l'art et que l'on veut trouver dans les objets que l'on voit? C'est une série de traits, effectivement comme vous l'avez très bien dit, ce sont des traits qui sont très marqués, mais dont l'ensemble est flou. On veut, par exemple, que l'art soit le fait d'un génie. On a un peu abandonné le génie. On dit quand même un auteur. On veut que ça représente son intention, qu'il ait un projet. On veut que sa proposition soit achevée, que ce soit un objet que l'on puisse regarder, mais qu'en même temps on puisse discerner derrière une sorte d'esquisse de processus, on veut que ça délivre un message, mais pas trop parce qu'à ce moment là c'est mauvais, c'est du réalisme socialiste. On veut que cela soit totalement désintéressé, comme dit Kant, mais qu'en même temps il y ait de la valeur, sinon on ne l'achète pas. Que l'art ait de la valeur financière, et qu'en même temps, il n'en ait pas, et que ce soit hors prix. Vous avez une quantité de petites marques, et quand on va voir une exposition, on attend tout cela. On attend un auteur, on attend une oeuvre originale. On peut s'interroger sur, qu'est-ce qu'une oeuvre originale? Que ce soit un vrai, et pas un faux. Qu'il représente une unique pensée d'un unique auteur. Ensuite, on imagine que ce soit quelque chose qui n'excite pas notre désir, ni pas trop intellectuel, parce que cela doit s'appréhender par la sensibilité et non par l'intellectualisme. Il faut que l'objet soit entre les deux, que je puisse l'appréhender, par l'un, par l'autre, par rien du tout si c'est possible. Ensuite, il faut qu'il communique quelque chose, quoi? On ne sait pas, qu'il communique quelque chose, mais pas un message.
Tout cela fait un paquet que j'ai ramassé et dont j'ai attribué la paternité à Kant. Kant a fait le point à un moment donné en disant: l'attitude esthétique, c'est ça et pas autre chose. Et puis, c'est resté là. Alors, cela a été un peu "raturé", caviardé, reconstruit par une quantité de gens qui s'en sont mêlés. N'empêche qu'il reste là, comme un impératif catégorique. L'attitude esthétique, c'est celle-là, et à l'attitude esthétique doit correspondre un objet qui permet au spectateur d'avoir cette attitude, donc contemplation etc. J'ai pris ce Kant, mais j'aurais pu (ce qui m'aurait fait un traité en douze volumes, je peux le faire, mais ça ne m'est pas tellement utile) commencer depuis Platon, et puis continuer en accumulant les marques qui ne vont pas toujours ensemble, mais qui s'accumulent, et qui font une espèce de pâté, un peu contradictoire, un peu flou, et en même temps très injonctif. C'est cela que j'appelle la doxa. La doxa pour moi, ce n'est pas quelque chose de mauvais, c'est le paquet de tradition que nous avons dans la tête, et qui se trimbale comme il peut en s'habituant aux choses, en s'accoutumant. Il est d'ailleurs très malléable, parce qu'il attrape au fur et à mesure ce qui se passe, il les enfile dans une espèce de sac qui est remué. Ce que nous pensons de l'art, c'est ça. J'appelle cela une vulgate. Ce qui n'est pas du tout un terme péjoratif. C'est le mot pour désigner ce que nous avons le plus communément dans la tête quand il s'agit de l'art. C'est ce avec quoi, devant les objets, nous réagissons. C'est extrêmement prégnant. Il est vrai que je dis: il faudrait s'en séparer. Il faudrait faire autre chose, mais moi comme vous, comme le plus savant des historiens de l'art, et le plus pointu des critiques d'art contemporain, on a toujours les mêmes réactions devant les mêmes objets, et il n'y a rien à faire. C'est quelque chose de solidement ancré, très difficile à bouger. C'est cela comprendre.
Comprendre, cela veut dire que tout ce que j'ai là dans ma tête, je dois le trouver, je dois le comprendre, c'est-à-dire l'objet doit le comprendre. Je prends cela au sens topologique du terme, topographique même, d'une manière bête. Il faut que ma projection rentre dans le tableau, qu'elle y colle. Si elle ne colle pas, alors je dis: je ne comprends pas. Il n'est pas question de sens. Rien n'est plus compliqué à définir que le sens. Si j'avais vraiment voulu faire un portrait de la vulgate, il aurait fallu écrire douze tomes de Platon, jusqu'à maintenant. Mais, si je veux faire le portrait du sens, alors j'en ai vingt-quatre. Entre les sémanticiens, les logiciens, les herméneutes, etc., je n'en sors jamais. Et, cela ne servirait à rien parce que c'est extrêmement compliqué de dénouer le sens du sens. Il y a d'ailleurs un bouquin qui s'appelle Le sens du sens de Steiner et il ne parle pas de cela. Voilà la réponse à la première question: "qu'est-ce que c'était que comprendre"? Pour moi comprendre, c'est reconnaître.
Et, reconnaître c'est savoir ce que je sais, et pouvoir le mettre sur une oeuvre qui est en face de moi, d'où le décept si l'oeuvre n'y correspond pas. À ce moment-là, je ne comprends pas. Ne pas comprendre, ce n'est pas ne pas comprendre le sens, c'est que mes marques ne collent pas dessus. C'est un peu comme si j'avais une idée de ce qu'est un homme ou une femme, et que j'ai cette idée, alors c'est flou, mais elle fonctionne généralement. De temps en temps, j'ai des hésitations. Si par exemple, au milieu de vous tous, il y avait quelqu'un qui ne nous ressemblait pas du tout, ou sur lequel je ne pouvais pas apporter mes marques de "homme" et "femme", et bien je dirais, "je ne sais pas ce qu'il fait là celui-là. Qu'est-ce que c'est? Je ne comprends pas". C'est cela, sens ou non sens, c'est l'organisation de l'ensemble. Tant que je peux organiser ce que j'ai dans la tête de telle manière que ça colle à peu près, alors je fais un effort. Puis à un moment donné, c'est la limite dont vous parliez, je ne peux plus faire l'effort.
4. Le décept. Trois modalités de l'objet déceptif
FA: Alors l'épreuve de force: c'est l'art qui implique les nouvelles technologies.
Anne Cauquelin: Oui, parce qu'alors là presque tout est déçu. Le décept, c'est cela. Je n'arrive pas à coller ça, donc je suis déçue. Je peux l'être un peu, beaucoup. C'est un peu comme la marguerite. Un peu beaucoup, à la folie, déçu. Un peu déçu, je m'en arrange. Beaucoup déçu, c'est dur. Tout à fait déçu, j'arrête, et je dis je ne comprends pas. Le décept me sert à cela. L'idée de décept est intéressante parce qu'elle me fait le portrait des deux choses à la fois. C'est bi, ça a bi-face. D'un côté cela me fait le portrait de ce que j'attends, puisque je suis déçue, puisque ce n'est pas là donc j'ai un portrait de ce que j'attends. En même temps, cela me donne la marque de ce qui est dans la chose, et me trace un portrait positif de ce qui est devant moi. J'ai donc un portrait en plein, et en même temps, j'ai un portrait de ma propre attente. Il y a deux effets. C'est assez intéressant, c'est comme une porte. Le décept est une sorte de porte à double battant qui est tout le temps en train de bouger. De temps en temps, elle s'ouvre, de temps en temps elle se ferme, c'est cela la limite. Cette limite bouge tout le temps. Comme la doxa bouge, c'est-à-dire l'idée que nous nous faisons des choses. Maintenant, Duchamp après avoir fait un drame épouvantable est accepté partout, on en fait même des cours du soir. Alors, la doxa bouge. Elle attrape au fur et à mesure des choses. Elle met un peu de temps, mais elle les attrape, alors c'est déjà un peu moins décevant.
FA: L'art contemporain serait donc un peu mené par cet art des nouvelles technologies qui est un peu à l'écart.
Anne Cauquelin: Il donne un bon portrait de la vulgate. Ses productions sont ce que j'appelle objets à notice. Danto dit: "banal". Je trouve que "banal" est un mot faible qui ne veut pas dire grand chose. Je préfère dire à notice, c'est à dire avec mode d'emploi. Le téléphone, c'est avec un mode d'emploi. Ce n'est pas banal, c'est avec mode d'emploi. Un réfrigérateur, c'est avec mode d'emploi. Un urinoir, excusez-moi, mais c'est avec mode d'emploi. Ce sont des objets à mode d'emploi. Ces objets à mode d'emploi sont chassés par la vulgate, ils y sont interdits de séjour. La doxa nous dit en effet que l'objet d'art ne doit pas être "ustensilaire", que ça ne devait pas être un objet quotidien comme un téléphone, une table, etc. Naturellement, pas un urinoir non plus. Or, avec les technimages, vous avez un objet à mode d'emploi, c'est-à-dire à notice. Des notices que l'on ne peut pas traiter de banal. Cette chose là vient gêner terriblement la vulgate.
Le second impératif de la doxa est que vous ayez cette espèce de neutralisation de la sensibilité, de l'intérêt ordinaire, et puis du concept. Il ne fallait surtout pas être conceptuel pour entrer dans un tableau, avoir besoin d'une explication en vingt-cinq mille pages. Il ne fallait que l'art soit intellectuel. Il fallait que ça touche autrement. Et que cette suspension, entre le jugement intellectuel et le jugement d'intérêt, produise justement le plaisir esthétique. Or, ici vous avez besoin de votre intelligence, de calculs, etc. Ici, vous êtes à la fois utilitaire, et conceptuel: exactement ce qu'il ne fallait pas, on ne peut pas être plus déceptif.
Le troisième impératif est le critère d'unicité de l'objet qui réclame que l'objet soit stable devant vous, c'est-à-dire que vous puissiez le cerner. Or ici l'objet n'existe pas, c'est le processus qui compte. Vous n'avez rien à vous mettre sous la dent. Si vous êtes un critique d'art, vous ne pouvez pas le décrire. Pour le décrire, il faudrait décrire le processus. Vous ne pouvez pas dire simplement, je vais décrire l'image qui est devant moi, parce que ce n'est pas le propos d'une technimage que de vous donner une image. On ne voit pas le résultat, on voit le processus. On ne peut pas décrire le processus, sinon on est déjà un praticien. C'est extrêmement difficile pour un critique par exemple, d'en parler. On comprend très bien qu'ils ne veulent pas en parler, et qu'ils n'en parlent pas. En même temps, on a cette idée qu'il n'y a pas d'objet. Alors, c'est quoi? Moi, j'ai besoin d'un objet pour le voir, pour le contempler, si je n'ai pas d'objet à contempler, je ne suis pas dans la contemplation. Si je ne suis pas dans la contemplation, je suis où? Je suis hors site esthétique.
La communication, c'est cette histoire de sens dont vous parliez tout à l'heure. Les gens pensent qu'il y a du sens dans un tableau. Ici quel serait le sens? Le sens est que je suis devant quelque chose qui est un processus, qui communique, qui est en train de communiquer. Je suis dans une attitude où je constate que, je ne contemple pas. Je suis privée d'interprétation, ce qui est extrêmement désagréable pour les gens. Je ne peux rien en dire, dans la mesure où je ne connais pas la fin. Je suis dans un processus. Ce processus s'interprète lui-même, si je puis dire. Ce que je vois s'interprète. Si par exemple, j'ai une image qui se transforme au fur et à mesure que je m'approche, que je m'en vais, etc. ou si son logiciel est aléatoire, l'image s'interprète elle-même, je n'ai rien à interpréter du tout. Je suis hors sens pour reprendre votre expression. Je ne peux plus attribuer de sens. Je suis privée de mon interprétation dont je suis si fière. Je suis réduit à l'état de constatateur. Pour la doxa, vis-à-vis de l'art, c'est épouvantable. C'est ce que j'appelle un objet parfaitement déceptif. En me décevant à ce point-là, je fais le portrait en positif de ce qu'il y a en face de moi.
C F: Finalement, en ce qui concerne les technimages, le décept résulterait d'une transposition de cette attente que l'on a vis-à-vis des oeuvres traditionnelles, transposition stricte sur ces technimages. Mais ne serait-il pas plus constructif de s'interroger directement sur les spécificités de ce faire-là? Autrement dit, la question des technimages ne relève-t-elle pas plus simplement d'une autre manière de faire de l'art sur laquelle il y a tout lieu de réfléchir.
Anne Cauquelin: Les esthéticiens, ou théoriciens de l'art voudraient arranger les choses, agrandir le site de l'esthétique pour accueillir de nouveaux objets. Comme ce sont les principes mêmes qui sont en cause, agrandir le site, ça consiste à mettre d'autres principes à côté des premiers, cela n'arrange rien du tout. Je pense simplement à Shusterman avec son rap. Il dit: "c'est très bien". Tout le monde le pense effectivement. Il veut absolument que le rap rentre dans les hautes sphères de l'art. Il ne veut pas que ce soit traité comme un art mineur. Il dit, c'est dégueulasse de le traiter ainsi, comme la cuisine ou je ne sais pas quoi. C'est un art à part entière, il faut que l'Université accueille le rap. Il faut faire des thèses sur le rap. Il faut le mettre au niveau des autres. Ce faisant, il détruit le rap, et il ne fait rien. Il prend les choses, et il les remet au centre. On ne peut pas ouvrir un site en prenant les objets, et en les mettant dedans. Il faut détruire le site. Ce n'est pas mettre les objets du dehors à l'intérieur du site en disant, vous allez voir le rap c'est très bien, parce que c'est aussi fort que de la poésie de Mallarmé. On prend des critères à l'intérieur du site qui sont les plus durs. On dit le rap c'est pareil, il faut le mettre dedans. C'est le contraire de ce qu'il faut faire. C'est la critique du site lui-même qu'il faut faire, de façon à avoir d'autres critères, d'autres principes pour juger les choses.
5. Cette histoire de décept est applicable à tout public
Véronique Delannay: Dans son livre, Le principe de cruauté, Clément Rosset introduit son chapitre intitulé "L'inobservance du réel", par la description d'un film de Buster Keaton, intitulé Les trois âges: "On voit un personnage singulier, mi astronome mi météorologue, plongé dans des calculs compliqués destinés à déterminer le temps qu'il fait au-dehors. S'étant décidé pour le "beau fixe", il grave l'information sur une tablette [.] et sort afficher son avis. Mais il rentre soudain, surpris par une tempête de neige, et grave un avis de "forte neige" qu'il affiche aussitôt, cette fois sans aucun calcul préalable. [.] la réflexion de cet astrologue [.] semble faire preuve en la circonstance d'une remarquable liberté d'esprit: faisant passer le fait avant son opinion " (p. 59).
Vous parlez de l'opinion, de ceux qui disent ne rien comprendre à l'art contemporain. Vous dites qu'ils sont en quête de sens, d'une façon de s'y retrouver (p. 7), vous dites que ce qu'exclut le plus la vulgate est "l'art sur ordinateur". Vous parlez de croyance générale, d'attente, de déception, et de déception du public. Pensez-vous que votre "thèse" du décept peut être appliqué à tous types de publics? Pensez-vous qu'il soit possible de faire ici l'impasse complète des méthodes offertes par les sciences sociales? Notamment la sociologie: savoir de qui on parle, validation auprès de certains types de publics. Auprès de quels types de publics avez-vous validé votre hypothèse qui demanderait une expérimentation et des conditions de validité?
Anne Cauquelin: Bien, bravo. Premièrement, je ne suis pas sociologue, et je ne veux pas l'être, c'est simple et définitif. J'ai lu beaucoup de rapports sur les publics, les entrées, les sorties. Ils sont toujours très partiels, généralisés. Les échantillons, si vous croyez aux sondages, tant mieux pour vous. Moi, je n'y crois pas du tout, et cela encombre horriblement l'esprit, sans arriver à quoi ce soit. Je fais l'impasse totale sur une quelconque méthode de sociologie, de science sociale, c'est une perte de temps ; à ce moment-là, on va vers des complications infinies, parce que l'on peut toujours vous reprocher de ne pas avoir pris en compte ceci, cela.
V D: Peut-être peut-on poser la question autrement. C'est pour cela que je l'ai posée d'une manière un peu double avec la citation de Clément Rosset "l'inobservance du réel", et ce météorologue qui va utiliser le fait pour changer son point de vue. Est-ce que vous pensez, en dehors de faire une enquête de type sociologique, que cette histoire de décept est applicable à tout public?
Anne Cauquelin: Je pense que oui. Je pense que les histoires de doxa ont ceci d'intéressant, vous les retrouvez partout, et à tous les niveaux. Vous les retrouvez même chez les praticiens des technimages, chez les praticiens du décept, chez les peintres qui parlent de leur propre travail, dont le travail est justement de décevoir, et qui pour expliquer ce qu'ils font reprennent des éléments de la doxa. Quand on en arrive là, on imagine bien que c'est complètement général. Je pense que c'est une sorte d'héritage, c'est comme si vous disiez, qui parle français? C'est dans le langage. C'est complètement à disposition, c'est quelque chose qui vient spontanément comme la grammaire, la syntaxe, c'est lié dedans. C'est-à-dire que la sémantique du terme art, la signification du terme lui-même, appelle et tire avec elle les caractères dont je vous ai parlé de manière plus ou moins forte. Cela veut dire que je n'ai pas besoin d'aller faire une enquête.
Je vous conseille de faire la critique, de faire le recueil, la récollection des critiques d'art, et de voir quels rapports et quelles occurrences avaient toutes les choses dont je vous ai parlé dans le texte. Cela serait tout à fait intéressant de voir du plus banal petit commentaire dans un hebdomadaire, à la critique importante, d'aligner et l'unicité, et l'authenticité et la valeur, la non-série et la reproductibilité, la modernité, l'originalité, etc. Dites-moi s'il y a un seul d'entre eux qui échappe à un de ces machins là. Et, je vous passe la sensibilité ou le sens que ça a par rapport à l'histoire, et l'intention, l'intentionnalité. Il n'y a pas un seul qui va y échapper, même le plus pointu de tous. Je n'ai pas besoin d'aller voir les publics pour ça. J'ai tout ce qu'il me faut sous la main, les documents sont là. Il n'y a qu'a les regarder, c'est tout. C'est tout à fait intéressant à voir.
6. Le nominalisme
VD: Vous dites avoir une inclinaison pour le nominalisme de Guillaume d'Ockham. Ce type de nominalisme, vous semblant être adapté à l'art contemporain. Je vous demande ce que vous en avez retenu pour votre ouvrage? Alors que vous demandez: "Pourquoi user de tant de précautions pour parler des oeuvres contemporaines?" Vous dites: "Est-il bien utile d'en passer par le nominalisme, et d' appeler à l'aide une armada de logiciens, de linguistes, de philosophes pour faire cette chose simple, percevoir ce qui est devant soi?" (p. 148). Alors, je me suis demandée: pourquoi dans votre traité le travail descriptif des pièces, tout simple, est-il assez peu présent?
Anne Cauquelin: Pas du tout même. Si je commence ainsi alors pourquoi celle-là, plutôt que l'autre si je le fais alors à ce moment-là, je deviens critique d'art, je fais des monographies. Ma question est autre elle est très pédagogique: comment percevoir? Comment peut-on attraper les oeuvres? Est-ce qu'il est possible de mettre un peu d'ordre, c'est-à-dire d'avoir des catégories qui vous permettent de les attraper ? Si je les avais décrites, cela ne m'aurait rien apporté de plus. Quant à l'utilité du nominalisme, c'est simple. Quand on est devant un fouillis, c'est-à-dire des choses très hétérogènes qui se produisent comme un bouillonnement, sans arrêt, qu'est-ce que l'on peut faire avec ça? C'est comme si vous étiez devant une bibliothèque en désordre, avec des milliers de bouquins et qu'il en reviennent sans arrêt. Vous vous dites: "Comment vais-je les ranger? Par couleur? Par taille? Par nom d'auteur?". C'est un peu ça, on est débordé par tout ce qui se passe, ça se passe un peu en désordre et dans tous les sens.
Il y a plusieurs méthodes. La première, c'est de prendre les auteurs et de faire des monographies. Cela m'apprend quelque chose sur ce que fait un auteur, cela ne m'apporte rien sur ce que font les autres. Dans ces monographies, qu'est-ce que les gens ont répondu? L'interviewé, l'intervieweur sont dans une sorte dialectique où l'artiste est obligé de répondre, sinon il a l'air d'un con. Il est obligé de dire oui, ou non. En fait il s'en fout, de toute façon cela lui fait de la pub. Ce n'est pas très fiable, et n'apporte pas grand chose. Si je fais par mouvement. Tout le monde sait que ce sont les critiques qui captent les mouvements, ce sont eux qui donnent les noms. On demande au type: -Est-ce que vous être intuitionniste? Simulationniste? Je ne sais pas quoi. -Oui -Bien, alors me voilà simulationniste. Pourquoi pas, alors peut-être que je vais être dans la brochure en tant que simulationniste. Si j'avais répondu non, peut-être que je n'y serais pas. Il faut bien que répondre quelque chose. Je n'ai pas très confiance dans ce genre de classement. On sait très bien que ces mouvements s'en vont comme ils sont arrivés, et que les artistes les suivent. Quand vous avez un ouvrage qui vous dit, les mouvements. Vous le lisez attentivement: Arte Povera, avec untel, untel. Puis, vous retrouvez les mêmes artistes un peu plus loin dans d'autres mouvements. Au bout d'un moment, vous abandonnez la lutte. Je ne crois pas que par mouvement ça soit intéressant. Je ne crois pas que par auteurs ça soit intéressant. Alors qu'est-ce qui reste? Par dates. Les dates, c'est bien aussi, mais ça ne vous apprend pas grand chose. C'est nouveau, ce n'est pas nouveau, parce que. Alors, les post, les anté-post. C'est extrêmement difficile.
Je me suis dit, quand on est devant des séries pareilles, on peut faire des séries, c'est-à-dire, tel, tel et tel, sans tenir compte des étiquettes, sans tenir compte des auteurs et de leurs intentions, mais en tenant compte uniquement des objets. Voyez comme je suis constative, et hors du sens, et de l'intention, et de tout ce que l'on peut imaginer. J'ai des objets devant moi, je vais faire comme Bécassine: je vais les ranger. Vous savez que la grand-mère de Bécassine lui avait demandé de ranger la chambre. Elle lui avait dit: "range". Encore faut-il avoir un ordre de rangement, c'est-à-dire une injonction quelconque. Alors qu'est-ce que Bécassine avait fait? Elle avait rangé par couleur. C'était intéressant. Ça a donné les édredons avec les pommes, le lait avec les draps, etc. Tout par couleur. Ce qui était une très bonne réponse, mais elle s'est quand même fait engueuler. Ce que je trouve injuste, parce que, la grand-mère, elle avait qu'à dire comment ranger. Alors là c'est pareil, j'ai une série, et je me dis: il faut que je trouve des injonctions telles que ces objets rentrent sous cette injonction-là. À ce moment-là, ces séries peuvent s'ouvrir pour attraper d'autres objets, et puis je m'en fiche de l'auteur. L'auteur n'a plus à mettre des objets à tel, ou tel endroit, et la date n'importe pas non plus. J'ai donc des sortes de boites à objets, qui ont pour point commun un mot d'ordre.
C'est cela que j'ai trouvé dans Guillaume d'Ockham. Le nominalisme, c'est quelque chose qui dit: il n'y a pas de réalité des généralités. Il n'y a de réalité que des êtres individuels, que des individus. Cela est très joli, c'est vrai, car l'existant, c'est lui qui existe. La généralité, c'est-à-dire, "la blancheur de" n'existe pas en tant qu'individu. Vous êtes blanc, donc la blancheur vous appartient comme une qualité. Mais, la blancheur en soi n'existe pas. Il n'y a pas d'universaux. C'était la bataille des universaux du Moyen-Age. Il n'y a pas d'universaux, il n'y a pas de généralités. La généralité, n'a pas d'existence. Il y a que des individus qui ont une existence. C'est très bien, seulement il n'y a pas de science du particulier comme on sait cela depuis Aristote. C'est-à-dire que vous ne pouvez rien faire avec des particuliers. Vous pouvez les accumuler, mais vous n'avez pas de science. C'est un truc de la logique d'Aristote qui est resté valable: il n'y a pas de science du particulier. La science, c'est toujours la science du général, c'est-à-dire la science des qualités, des attributs, et non pas des individus eux-mêmes dans leurs individualités. On a une collection d'individus, mais on n'a pas de science. C'est en cela que la sociologie ne peut pas arriver à faire une science du particulier, elle essaie. Le sondage c'est cela, c'est une "connerie".
En revanche, on peut trouver entre des individus des points communs, c'est-à-dire ce que Wittgenstein appelle: "un air de famille". Quand on trouve un point ou des points communs entre des individus, on peut dire qu'ils appartiennent à une famille d'individus qui présentent ces caractères-là. Je n'ai pas une classe, ni un genre, ni une étiquette, ni une généralité, j'ai pompé une qualité que je retrouve dans plusieurs individus, je fais en somme le lien. J'ai des gens qui vont faire la même chose, qui vont avoir la même pratique, tout au moins les objets vont avoir un point commun. Je dis ça c'est une série, c'est une famille. Cela me permet d'éviter les généralités, de coller aux objets individuels, pas aux individus, mais aux objets existants, et puis de les mettre en série, et de laisser ma série ouverte, de ne pas dire, elle s'arrête en 1990. Cela fait une reconnaissance plus ou moins tâtonnante. Effectivement j'ai dû en oublier certains. Mais cela me permet d'avoir une vision qui est à la fois très diverse, et qui présente des airs de famille par famille. Je trouve cela dans Ockham. Le nominalisme, contrairement à ce que l'on pourrait penser, est le refus que le nom de généralité, que la catégorie soit prise comme existant. Le nominalisme, c'est le contraire, c'est le refus d'avoir des catégories générales considérées comme de l'existant, c'est donc l'affirmation que seuls les individus existent. Ce n'est pas du tout un hasard si le nominalisme revient à la mode en ce moment. Il y a plein d'ouvrages là-dessus, parce que l'on est à une époque où il y a un fouillis de l'individualité et que l'on n'arrive pas à faire des généralités. On a besoin de cette vieille philosophie du Moyen-Age qui est superbe, sur la manière de faire des séries, et sur la manière de penser l'individuel autrement que sous des catégories générales, d'y faire droit, tout en n'étant pas dans un fouillis total.
FA: Et, le choix de ces injonctifs?
Anne Cauquelin: Ils sont complètement arbitraires.
FA: Parce qu'une pièce pourrait très bien entrer dans une catégorie, et rentrer dans l'autre.
Anne Cauquelin: Exactement.
FA: Donc, on en revient un peu au système des mouvements où l'on s'y perd.
Anne Cauquelin: A mon avis, les artistes peuvent plutôt rentrer dans plusieurs séries, mais un objet lui-même si l'on trouve le point commun avec les autres, est un. Il semble, je ne sais pas. Par exemple dans "enveloppez!", j'ai mis des trucs d'architecture. Évidemment, on pourrait faire rentrer toute l'architecture. Actuellement, il y a une espèce de réflexion sur l'enveloppe et la présentation d'enveloppes avec des traits communs que l'on trouve par exemple dans la peinture, les installations, avec les minimalistes. Ce qui est amusant avec les séries est qu'on peut mettre beaucoup d'arts différents, pas uniquement la peinture. Un injonctif comme celui-là, ça ratisse assez large.
FA: Pas trop largement justement?
Anne Cauquelin: C'est à vous de voir. Je vous donne un outil, vous faites ce que vous voulez avec. Ou c'est un râteau à grandes dents, ou c'est un petit râteau.
7. Débat [ndlr: Les questions du public n'ont pu être enregistrées, mais il nous reste les réponses]
Anne Cauquelin échappe à la la fibre métaphysique philosophique
Anne Cauquelin: Vous lisez Catherine Millet, vous lisez que l'art contemporain a débuté en 1991. Je veux bien, pourquoi pas en 1987? C'est plutôt gênant qu'autre chose. Une des choses que je voulais dire tout à l'heure, et que je n'ai pas dite, est que j'ai tout le temps essayé de rester sur le mode du lieu, de la topographie, de la description de lieux, de boîte, d'emboîtement, d'emboîtement de concepts, et de ne jamais faire référence au temps, c'est-à-dire à l'originalité, ou au redoublement ou à la reproduction. Si l'on commence avec le sens et le temps, alors on n'en finit pas. Je crois que ce sont les deux tentations que produit l'art sur les commentateurs, les écrivains, les esthètes, les philosophes. C'est la fibre métaphysique philosophique qui se met à vibrer comme une petite glotte, et ça y est ça part: et le temps, etc. Restons constatif, petit, modeste, et local. Le lieu, c'est encore ce que l'on a trouvé de mieux pour placer, faire des carrés, des flèches, des choses simples. Je me prive de ma dimension de temporalité métaphysique. Je m'en passe très bien. Je pense que c'est ce que Wittgenstein avait tenté de faire aussi.... Je pense que l'art contemporain pour beaucoup, c'est une sorte d'espace comme ça sans haut, bas, valeur, ni à droite, ni à gauche, ni devant, ni derrière. Il faut bien avoir au moins un minimum de petite anse pour attraper. Après, si brusquement vous vous retrouvez devant la révélation de votre vie, devant l'oeuvre qui vous dit tout, alors là vous pouvez la sortir de la boîte, la mettre dans une autre. On ne peut voir que ce que l'on conçoit. Il n'y a pas de perception brutale, c'est tout un travail conceptuel. Il faut des outils conceptuels pour voir. Si je ne sais pas ce que c'est qu'une dame, et qu'un monsieur, je ne vois rien, je vois une collection de je ne sais pas quoi devant moi. Si je ne sais pas que c'est une salle de classe, et que ça c'est une table, je ne vois rien. Tout ça c'est conceptuel, et donc il me faut des concepts pour attraper l'art contemporain, mais il en faut aussi pour attraper du Titien, des impressionnistes, ou du Velasquez. Simplement, les outils de maintenant, il faut les changer. Si on ne les change pas, alors on va continuer à chercher du Titien derrière Beuys.
Le rôle du public
Il y a une analogie entre des règles de jeux et les règles de l'art. C'est un peu du football. Peut-être ce n'est pas tout à fait dans la règle de l'art, mais c'est un très beau coup. Ce qui m'avait frappé est qu'on pense généralement l'art comme quelque chose qui est devant un public. On pense toujours avec les mêmes principes, il y a un producteur (un auteur), une oeuvre, et puis un public pour la voir. En général, les critiques d'art et les esthéticiens pensent que le public est idiot, le producteur se trouve génial, et l'oeuvre elle-même est à disposition du public pour être jugée. Cela m'a beaucoup frappée parce que je me suis dit, le public fait partie du jeu. Autrement dit sans le public, soit disant ignare, il n'y a pas d'oeuvre. Le public joue un rôle très important, comme un public de football ou de rugby joue un rôle par rapport aux joueurs et par rapport à l'ensemble du jeu. Il le qualifie, il sait s'il est bon, ou s'il est mauvais. Il réagit, il compte énormément. Il y a donc une analogie avec le site esthétique, parce qu'il y a vraiment les acteurs qui jouent un jeu que les gens connaissent (doxa). On connaît les règles, ils jouent au football, et si brusquement au milieu du truc, ils se mettent à jouer à autre chose, vous verrez le public. Le public attend ce qu'il sait du jeu de l'art, s'il voit autre chose, il faut qu'il s'habitue petit à petit à ce que les règles changent. Il s'est déjà habitué. Il sait déjà que les règles ne sont pas strictes, que ce n'est pas du football. Dans l'ensemble, c'est un peu du football.
L'arbitre juge le jeu, mais le public s'en fiche de l'arbitre. De temps en temps il n'est pas du tout d'accord avec lui. Je veux dire que les critiques d'art, qui sont les juges-arbitres, sont écoutés ou pas écoutés. Quelquefois ils se font tabasser sur le terrain. Il y a une sorte d'analogie, et ça m'intéresse parce que le jeu c'est vraiment cela. On va admettre qu'il y a des coups fumeux, des coups de joueurs, qui vont un peu décaler les règles du jeu. On va admettre qu'on peut faire un tel jeu. Le public va applaudir parce qu'il va trouver que c'est un très beau coup. Peut-être qu'il n'est pas tout à fait dans la règle de l'art, mais c'est un très beau coup. Le jeu peut évoluer. Dans l'art, il est beaucoup moins fixe. Moi qui ne comprends absolument rien au base-ball, je ne sais pas ce que je fais là, parce que je ne comprends absolument rien. Je ne sais pas ce qu'ils font. Je ne peux pas dire si c'est bon, si c'est mauvais, s'il a raté, s'il a réussi. Je ne peux même pas compter les points. Je ne sais pas ce qu'ils foutent là dedans.
Le terme "site", un lieu naturel travaillé par l'homme
Ça m'intéressait de parler du terme site. Quand on dit site, je me demande toujours ce que cela veut dire pour internet On sait que le site est quelque chose de précis, d'ancré, d'enraciné. Avec la transplantation de ce terme "site" pour et sur le réseau, tout se passe comme si internet manquait de racine, on veut le mot pour faire racine. C'est très curieux, de prendre le terme "site" au lieu de dire espace ou lieu. Le site, c'est encore plus marqué, ça renvoie, comme dirait Augustin Berque, à "écoumène". Un lieu naturel qui a été travaillé par l'homme, un paysage. Prendre le terme site avec ces significations là représente quelque chose comme une visée d'ancrage. Je me suis toujours demandé à quoi cela correspondait vraiment, et quel était le travail, quelle était sa nature. Les sites artistiques Internet sont la reprise de X . sur. Y sans que ce soit repensée la nature du travail à faire sur le nouveau support. Il ne faut pas que ce soit de la peinture déjà peinture (tableau) simplement rebalancée telle quelle. Je crois qu'il faut être très précis.
C'est beaucoup plus joli en jaune qu'en vert.
Le vocabulaire. L'orientation dans l'espace et ses implications dans la construction de la langue. Il y a des faits de culture, de langue, mais il n'y a pas de faits bruts.
Anne Cauquelin: Il existe une orientation générale qui fait que votre tête est en haut et vos pieds en bas, (ou le contraire, cela dépend comment vous marchez), et un principe, une droite et une gauche. Cette orientation générale a imprégné le vocabulaire. La langue française est construite autour de ces axes. C'est tout à fait étonnant de voir comment une langue se construit par rapport à des orientations dans l'espace, et ce qu'elle a pour désigner cela. Il y a un petit bouquin très bien là dessus: L'espace en Français. C'est une question de langue. On l'oublie tout le temps. On dit: le fait, c'est le fait, comme s'il n'était pas pris dans la langue et comme s'il n'était pas transporté, transformé et utilisé "comme". C'est pour cela que j'ai dit, non aux couleurs primaires. Ce sont des faits de culture, de langue, il n'y a pas le fait brut. Il y a toute la conceptualisation, la cognition, etc., et la récognition. Par exemple, comment je sais qu'un jaune est plus jaune? Un jour j'étais dans le métro, j'avais mon ticket, à ce moment là il était jaune. D'ailleurs, il était beaucoup plus joli en jaune qu'en vert, je trouve. Il n'est plus jaune? Il est vert maintenant? Alors il était jaune, et je me suis dis bêtement: tiens je croyais qu'il était plus jaune que cela. En me disant ça, j'étais convaincue. Puis, je me suis dit quoi, c'est idiot ce que je viens de dire là. Faites-vous une petite confession intime sur le nombre de fois où vous avez dit des bêtises comme celle-là. Ce n'est pas une question de valeur entre les choses, c'est une question de concepts. C'est exactement comme Lewis Carroll avec la mer, elle était "aussi salée qu'elle pouvait l'être". Mon jaune n'était pas aussi saturé qu'il pouvait l'être.
8. L'injonctif, c'est le faire
CF: Toujours par rapport à ces injonctifs. Pour qu'on arrive vraiment à les utiliser, pour mieux comprendre, ou pouvoir ranger finalement: Est-ce que vous ne pensez pas que la question du faire est une question clef, et plus exactement que la description du faire est tout à fait indispensable?
Anne Cauquelin: Alors, cela rejoint la question d'à côté, il faut savoir ce que l'on fait. Le faire, c'est tout à fait important, puisque l'injonctif, c'est le faire.
CF: D'une certaine manière, cette description du faire manque dans votre livre.
Anne Cauquelin: Comment à partir du moment où l'on a un injonctif, faire que ça existe? C'est un autre livre. C'est d'ailleurs ce que vous m'avez demandé: "Vous ne parlez pas vraiment des oeuvres, vous ne dites pas comment elles sont faites."
CF: Cela revient à cette question.
VD: Tout en vous réclamant du nominalisme, vous semblez attacher une certaine importance aux actes de langage, notamment aux "mots d'ordre". Pouvez vous nous dire ce qui dans votre ouvrage peut être considéré comme énoncé constatif, et ce qui peut être considéré comme énoncé performatif? Vous utilisez le mode impératif de l'indicatif présent dans "Enveloppez!", "Montrez tout!", "Simulez!", "Dissimulez!", "Peignez!", il correspond à ce qu'Austin a nommé performatif. Vous utilisez pour le titre de votre ouvrage le mot Traité, et donc est-ce que l'on ne pourrait pas dire que votre ouvrage est lui-même une sorte de programme performatif?
Anne Cauquelin: Les actes du langage, j'ai toujours trouvé que c'était intéressant. On passe au rapport face à face. Et, quel rapport face à face est considéré comme injonctif? Cela me plaît bien. Vous auriez dû me dire: vous n'avez pas répondu à la question de savoir comment et quand, les artistes entendent l'injonction ? Est-ce que c'est comme les voix de Jeanne d'arc ? Vous auriez pu me dire, ces injonctions, vous les placez là, mais eux? Est-ce qu'ils entendent ça comme ça, par où, par qui? Qui leur donne des injonctions. Après tout, "Enveloppez!" est-ce que personne ne l'a jamais entendu dans le silence de sa chambre la nuit? Comment arrivent les injonctions? Pourquoi ces injonctions là plutôt que d'autres? Moi, je les ai tirés de ce que je vois. Mais eux d'où est-ce qu'ils les tirent? Ce n'est pas dit du tout. Je n'ai pas de réponse. La réponse c'est une réponse idiote: c'est dans l'air du temps. C'est le coup de l'invention qui a été inventée par tout le monde en même temps, au même moment, et qui révolutionne le monde. Alors d'où ça vient? Est-ce qu'il faut croire qu'il y a des Martiens, qui de temps en temps, soufflent des injonctions qui se répandent? En tout cas, je n'ai pas répondu à cette question, ça manque. Ce sont des histoires de mode. D'où vient cette mode d'envelopper tout, de faire des boîtes, d'où ça vient? Qui sait pourquoi? Personne ne répond, et ne je n'ai pas plus répondu. Est-ce que mon livre est constatatif ou injonctif? Je suis assez impérialiste pour dire que je le suis, et dire que je pense que c'est un bon moyen de faire et que c'est comme ça qu'il faut faire, et pas autrement. Et, je ne vois pas très bien comment quelqu'un peut écrire quelque chose en disant, je vous dis cela, mais en fait je n'y crois pas, vous pouvez faire autrement et d'ailleurs cela n'a aucun intérêt. Alors, j'assume ce truc, je dis, c'est cela qu'il faut faire. Quant au mode de la constatation il y a là derrière une injonction forte. D'autre part, ça n'empêche pas maintenant de penser qu'il est nul ce bouquin, ça c'est autre chose, c'est après, c'est post.
9. "L'ouvrage prochain"
FA: Je crois que l'on va pouvoir remercier Anne Cauquelin.
Anne Cauquelin: L'ouvrage est fini.
FA: Donc l'ouvrage prochain, il sortira?
Anne Cauquelin: A l'automne prochain. Ce sera un petit truc comme ça, pas cher. Je voudrais dire que c'est plutôt la ligne pragmatique, plutôt philosophico-analytique que métaphysico Heideggerienne.
VD: C'est tout à fait évident, quand vous citez Austin, on comprend bien où vous vous inscrivez.
Anne Cauquelin: Et puis Wittgenstein aussi.
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