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En contestant la valeur d'originalité de l'oeuvre attachée au travail d'atelier, le readymade se déclarait soumis aux lois de la production industrielle en série. Le pop art en avait fait sa méthode mais aussi son thème, lui empruntant donc des valeurs plastiques et figuratives. Avec l'art conceptuel, l'esthétique du multiple, de la répétition, de la quantité, se réfère aux schémas de l'investigation scientifique, de l'accumulation des connaissances, du traitement de l'information, voire aux règles administratives ou juridiques. La représentation, l'hégémonie du visuel, contestées par Duchamp, réhabilitées sensiblement par le pop-art, font place aux notions de projet, de programme, de processus. La collection, érigée en principe de désignation, de récurrence et d'archivage, fait oeuvre.
En 1967, Sol LeWitt, en réaction au caractère intensément personnalisé de l'expressionnisme abstrait nord-américain, donne cette définition de l'art conceptuel: "Quand un artiste adopte une forme conceptuelle d'art, cela signifie que tout est prévu et décidé au préalable et que l'exécution est affaire de routine. L'idée devient une machine qui fait l'art. [...] L'art doit engager l'esprit du regardeur plutôt que ses yeux ou ses émotions. [...] Les idées peuvent s'énoncer par des nombres, des photographies, des mots, ou tout autre moyen, peu importe... (15)". "L'artiste sériel ne cherche pas à produire un bel ou mystérieux objet, mais fonctionne comme un archiviste qui catalogue les résultats de ses prémisses. [...] Il doit suivre ses principes prédéterminés jusqu'à leur conclusion en évitant toute subjectivité. (16)"
Sol LeWitt travaille, dès le début des années soixante, à des dessins et collages inspirés de Muybridge, puis à des livres minimalistes, décrivant des variations de grilles, des modalités de localisation de points dans les pages carrées. Même la sculpture peut se produire dans le livre puisqu'elle n'est pas une chose mais la manifestation d'un potentiel d'organisation, d'un système de décision et d'un mouvement mental. La photographie prend ainsi une place grandissante. Brick Wall (17) (1977) rassemble trente photos en noir et blanc de la même surface de briques inégales, prises sous l'éclairage variable du cours d'une journée. Référence est faite à la série Cathédrale de Rouen de Monet, et, ironiquement, à la structure de cubes propre à l'artiste. La trame volumique apparaît cette fois, dans un jeu subtil de redoublement, comme agent d'auto-appréhension d'un réel chaotique. Regardée rétrospectivement à partir de cet emploi, la cellule cubique de LeWitt agit non seulement comme un modèle sculptural mais comme un système d'investigation du réel environnant, comme un instrument de capture d'images "naturelles" par le regardeur. C'est précisément ce processus génératif sériel et géométrique qui fondera les livres proprement photographiques de Sol LeWitt.
(15) Sol LeWitt, "Paragraphs on Conceptual Art", Artforum, juin 1967. (16) Sol LeWitt, "Serial Project n°1", Aspen Magazine, N°5-6, 1966. (17) Sol LeWitt, Brick Wall, New York, Tanglewood Press, 1977.
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Tous sont de format carré, et les photographies s'insèrent, selon une grille normée, dans des pages de quatre ou neuf cases. En l'absence de texte, la matière photographique, brutale, minimale, est soumise à un double mouvement: elle s'ordonne sur la page blanche en images autonomes, ou bien se découpe selon la grille blanche et épaisse surgie au premier plan.Pour From Monteluco to Spoleto (18) (1976) Sol LeWitt applique cette grille au paysage de son propre trajet de marcheur. Les quarante pages, y compris les couvertures de l'ouvrage, sont découpées en neuf. Les 360 vignettes carrées peuvent se lire dans leur simple chronologie, mais parallèlement se percevoir comme des inventaires et des échantillonnages de motifs, couleurs et textures, sols, rochers, murs de pierre, ciels nuageux, arbustes, troncs, feuillages ensoleillés, fragments de panoramas, constructions, portes, etc. Sunrise & Sunset at Praiano (19) (1980) enchaîne semblablement, mais sur des pages à quatre carrés, des photographies en couleurs de paysages marins aux ciels changeants, moments vécus autant que notations météorologiques. Cette logique double du récit et de la classification, est celle d'un auteur, mais c'est aussi le réel qui l'impose. Le dispositif propice à la collection (et en cela il est parfaitement homogène au dispositif général de la photographie) a cette capacité singulière de vérifier la pertinence de ses modèles logiques au moment même où il les découvre. Appliqué au réel, c'est un principe d'auto-organisation de la saisie. La sculpture blanche devenue casier de naturaliste trouve son usage le plus radical avec PhotoGrids (20), (1977). Ce livre est une collection qui appartient en propre à l'univers conceptuel de l'artiste puisqu'elle classe tout ce qu'il a pu recueillir en matière de structures répétitives: croisillons de menuiserie, grilles et grillages, plaques métalliques tramées, jeux de marelle, carrelages, mosaïques. Ces modèles de tracés régulateurs sont très librement relevés, dans une technique ouvertement fonctionnelle de notes prises "en amateur".
Illustration: Sol LeWitt, "PhotoGrids", New York, Paul David Press, Rizzoli, 1978.
(18) From Monteluco to Spoleto, Eindhoven, Van Abbemuseum, 1984. (19) Sol LeWitt, Sunrise & Sunset at Praiano, New York, Rizzoli, Multiples, 1980. (20) Sol LeWitt, PhotoGrids, New York, Paul David Press, Rizzoli, 1978.
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Autobiography (21) (1980) confirme la dimension personnelle mais non subjective de la collecte exercée pour les premiers livres. L'inscription se substitue à l'expression ; ce postulat commun au photographe et au collectionneur se vérifie ici d'autant mieux qu'il s'applique à l'existence même de l'artiste. Sol LeWitt voit son principe littéralement coïncider avec sa vie. Son lieu de travail et d'habitation à New York fait l'objet d'une investigation systématique. L'ordre émerge du désordre. La grille de capture, se fait grille de lecture, musée, mémoire d'un quotidien, lui même accumulateur: ustensiles, outils, objets-fétiches, coupures de journaux épinglées au mur, classeurs à tiroirs, boîtes, photos-souvenirs, piles de papiers et d'images, rayonnages de cassettes et de livres. En offrant un tel inventaire ostensiblement exhaustif, sincère et identifié, de son espace intime, Sol LeWitt trace un diagramme que l'on se plaît à parcourir et à décrypter, qui se révèle d'une intelligibilité ordinairement réservée au texte. C'est le roman de son existence d'artiste. On pense à nouveau à Fox Talbot et à sa collection de livres, soigneusement classés sur des étagères. Parmi les illustrations de The Pencil of Nature (1844) destinées à démontrer les possibilités fondamentales d'une technologie nouvelle, cette image, d'une simplicité rigoureuse, illustre l'effet de présence et de réalité des objets, tout en ouvrant sur la puissance conceptuelle de la photographie: elle fait exister des romans qui n'ont pas encore été écrits (22).
Illustration : Sol LeWitt, Autobiography, New York, Multiples, 1980.
(21) Sol LeWitt, Autobiography, New York, Multiples, 1980. (22) Rosalind Krauss, Le Photographique, Paris, Macula, 1990, p.29. (23) Edward Ruscha, entretien avec John Coplans, Artforum, février 1965.
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