Jean-Louis Boissier_La collection à l'oeuvre

"Cet herbier est pour moi un journal d'herborisations, qui me les fait recommencer avec un nouveau charme et produit l'effet d'un optique qui les peindrait derechef à mes yeux (1)".
De l'île Saint-Pierre où il s'est réfugié Jean-Jacques Rousseau divise le territoire en carrés avec le projet d'y herboriser en chaque saison et d'en extraire la flore absolue, avec surtout ce désir de faire que derrière cette collecte, cette fixation de plantes en icônes d'elles-mêmes, se mettent en mémoire des vues dont l'acuité et la disponibilité dépasseraient, en force de délectation, une expérience du présent toujours trop pauvre au regard de la conscience de soi qu'on en espère. Partout dans le texte rousseauiste filtrent des images qui pourraient bien être des photographies: jalons de l'itinéraire biographique, points de vue et cadrages en pensée, scènes à revisiter, illustrations soigneusement décrites en vue de leur exécution. En désignant quelques petites choses d'élection, une fleur séchée, une oublie, un ruban, un lacet, en les fixant pour qu'elles restent définitivement réminiscence, en les classant en un feuilletage serré, Rousseau pratique un art de la collection homogène à son écriture. L'effet de présence pure est le gage du retour de toute sensation, le viatique de toute fuite dans le souvenir, un miroir de soi à jamais disponible. L'actualité de l'objet transporte dans le virtuel le désir de voir (2). La collection innocente le voyeur mais révèle le fétiche. Un fétiche qui ne se substitue pas cependant à la réalité première. Les choses de collection seront des intermédiaires entre un réel absent et une rêverie en puissance, une manière d'artefact croisé de l'objet et de sa propre image. Autant dire qu'avec ces qualités elles se feront volontiers oeuvre d'art.
Le cabinet de curiosités, ce "lieu de l'appréhension par l'homme des oeuvres de la nature et de l'art", "abrégé de l'univers (3)", est jusqu'au XVIIIe siècle le lieu de tous les doubles. Ce double dont Clément Rosset dit qu'il est "le biais le plus direct - ou si l'on préfère le moins indirect - par lequel il puisse arriver au réel d'être “visible”, appréhendé au plus près de sa réalité en apparaissant dans l'évidence de sa non-visibilité (4)", est composé de tableaux, d'estampes, mais d'abord de fossiles, d'animaux en bocaux ou empaillés, d'herbiers. Tous objets dont la singularité est d'avoir connu la transmutation du vivant à l'artificiel, d'avoir atteint un statut hybride où le réel s'efface derrière l'icône tout en restant là, disponible. Or, au temps de Rousseau, le cabinet de curiosités disparaît. L'esprit encyclopédique le redistribue entre muséum de sciences naturelles et musée des beaux-arts. L'herbier rousseauiste est authentiquement dans la botanique mais il trouvera son sens dans la poésie. Il appelle un nouvel art d'image. Nous dirons que c'est la photographie.

(1) Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire. L'optique est un dispositif de miroir et de lentille renforçant l'illusion de profondeur et de perspective de gravures colorées, les vues d'optique, très en vogue dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. (2) Sur l'exercice du regard chez Rousseau, voir Jean Starobinski, L'oeil vivant, Paris, Gallimard, 1961. (3) Krysztof Pomian, Collectionneurs, amateurs et curieux, Paris, Venise: XVe - XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 1987. (4) Clément Rosset, L'Objet singulier, Paris, Minuit, 1979. p.15

    1_Le passage au photographique (1/2)

 D'emblée la technique d'enregistrement de l'ombre qu'est le photogenic drawing de William Henry Fox Talbot (1839) s'applique aux plantes, coupées et mises à plat comme pour un herbier. L'unification de tous les éléments qu'accumulaient les cabinets de curiosités va se réaliser dans la photographie. Le passage s'effectue, de la collection à la collecte optique. Sous le régime de l'empreinte photographique se réalise un continuum de l'échantillon naturaliste à l'estampe. La collecte, désormais assumée par la photographie, s'exerce sur un monde qui apparaît comme fait d'archives, un fonds d'images latentes. La photographie ayant hérité du traitement indifférencié des oeuvres de la nature et de l'art est fondée à induire une esthétique du document. Puisque les choses semblent désormais à même d'exprimer leur vérité en s'auto-dessinant, il convient à la fois d'entreprendre le grand inventaire photogénique, et de se taire. Car le réel est là, préhensible, autant le laisser parler, même s'il ne dit rien d'autre que lui-même.
Dans le commentaire rédigé lors de la parution de
Formes originelles de l'art (1928) l'ouvrage de Karl Blossfeldt consacré à une flore inconnue sous un tel grossissement, Walter Benjamin écrit: "On louera le silence de celui dont la recherche aboutit au recueil d'images qu'il nous présente ici, [...] cette grande révision de l'inventaire des perceptions qui transformera - sans qu'on puisse encore prévoir dans quelle perspective -, notre représentation de la réalité (5)." Atget lui aussi, en "maniaque, promeneur solitaire qui collectionne des vues comme des pièces de musées (6)", photographie et compile sans relâche, silencieusement. Avec l'alibi du "document pour artiste", puis du "document" tout court, il va développer un art du pur constat, une vision économique et juridique, qui annonce, au delà de sa reconnaissance par les surréalistes, l'attitude des artistes conceptuels.

(5) Walter Benjamin, Die literarische Welt, 23 novembre 1928.
(6) Waldemar George cité par Françoise Reynaud dans Eugène Atget, Paris, Centre National de la Photographie, 1984.

Illustration: Karl Blossfeldt, in "Das Fotografische Werk", Unformen der Kunst 1-120, Schirmer/Mosel.

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Tout collectionneur connaît cela: l'objet recherché, celui qui viendra combler le vide, existe déjà. Le créer soi-même serait tricher. Au besoin, au moment même où il entre dans la collection, on oubliera qu'il a dû être fabriqué et commandé. Il n'y a de vraie place que pour le readymade. La photographie par Alfred Stieglitz de Fountain, l'urinoir signé R. MUTT (1917) dans The Blind Man N°2 en mai 1917, atteste de la complicité du médium photographique avec l'opération readymade: laisser "les regardeurs faire le tableau". Non exposé à l'Independents'Show, non mentionné au catalogue, l'objet fait la preuve de sa réalité par la réalité de l'oeuvre de Stieglitz. Si elle semble faite pour témoigner de cette injustice, cette photographie est d'abord l'oeuvre de Stieglitz, travaillée par un jeu d'ombre raffiné: "Bouddha" ou "Madone de la salle de bain". L'équation de Duchamp, - l'art c'est faire et faire c'est choisir -, sonne la reconnaissance du procès photographique dans le champ de l'art. Comme la saisie photographique, comme aussi le "stoppage", le readymade est l'acte minimal de la collecte. Duchamp en donnera la formule: "En projetant pour un moment à venir (tel jour, telle date, telle minute), d'"inscrire un readymade". - Le readymade pourra ensuite être recherché (avec tous délais). [...] C'est une sorte de rendez-vous (7)." L'oeuvre d'art, "réduite à sa fonction énonciatrice (8), est validée par son inclusion dans une collection, celle conçue par l'artiste comme celle rassemblée par l'amateur d'art. Repéré et transporté, l'objet est simplement élu. Mais il appelle une instance d'enregistrement. "Il vous choisit pour ainsi dire" dit Marcel Duchamp. En écho à cet apparent paradoxe, on se souviendra de Robert Doisneau qui, renversant la métaphore ordinaire, voit dans le photographe non un chasseur d'images mais le lapin, la cible de toutes les images qui le pourchassent (9).

(7) Marcel Duchamp, Duchamp du signe, "La Boîte verte", Paris, Flammarion, 1975. p. 49.
(8) Thierry de Duve, en référence à Michel Foucault dans Résonances du readymade, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1989. p. 12 et 13.
(9) Entretien avec Jean-François Chevrier, France Culture, 1980.