Périmètre critique Rosario Catalbiano, Point critique,------------------------------------------------- --------s

5 octobre 2002. J’avais décidé de déménager de Turin à Paris, dans un joli appartement, sur la butte Montmartre. De ma petite chambre, la fenêtre donnait sur une ruelle, réservée aux piétons, qui monte jusqu’au sommet de la butte, juste derrière l’église du Sacre Cœur. C’est la rue du Chevalier de la Barre.

Au début, de la fenêtre, mon regard était vague, dispersé, divagant, toujours à la recherche de quelque chose de « pas ordinaire ». Mais je n’avais jamais envie de prendre des photos parce que je croyais qu’il n’y avait rien de vraiment « intéressant » à photographier.

Puis, un jour, mon attention s’est arrêtée sur un point de cette ruelle : une tache sur le carrelage, une tache de peinture blanche au milieu de la rue. On voit des taches de ce type un peu partout dans les rues de Paris, je ne sais pas pour quelle raison (mais je crois que c’est la peinture que les ouvriers utilisent pour marquer la signalétique sur le sol, peut être…).

J’ai pris mon appareil photographique et je l’ai monté sur un trépied, face à la fenêtre. J’ai encadré ce coin du monde de manière à ce que la tache soit au centre de l’image.

Qu’est-ce qu’il y avait de spécial dans cette tache ? Rien, absolument rien. C’est là le point ! En fait, il s’agit d’un point, un point de l’univers, que j’ai décidé de fixer, à partir duquel observer et approfondir. Un point de l’univers, qui se contracte comme un trou noir pour rassembler l’univers dans sa totalité. Un point de fuite. Un point de départ. Un point de référence.

J’ai « enregistré », tout simplement, tout ce qui se passait autour et au dessus de cette tache, de temps en temps. Mon défi était clair : garder la conviction que, sur ce point, il y avait la vie entière de l’univers, à chaque clic. Il ne s’agissait pas d’élargir la vue, mais de se concentrer sur un seul point et de l’approfondir.

Pendant cette période, un jour, j’ai écrit ceci : « Des fois, je ne vois rien. Je continue de photographier. Des fois, je regarde la tache avec ennui, haine, rage ou ... Je continue de la photographier. Parfois, je la regarde avec une grande tendresse et je ne sens pas le besoin de chercher quelque chose d’autre. Je continue de la photographier. Je ne veux pas penser à remettre au lendemain une photo de la tache. Et je ne veux pas penser que toutes les photos prises jusqu’à ce moment, de cette fenêtre, étaient nulles. Qu’est ce que je cherche, au juste ? Est-ce que je photographie en attendant une image « spectaculaire » ? Non. Toute image, au fond, est spectaculaire dès qu’il y a un spectateur qui regarde. Ce n’est pas le ‘bon’ moment que je cherche, mais à me rendre compte que c’est juste ceci, l’instant éternel, qui rassemble en soi toute la vie, du plus lointain passé au plus lointain futur. »

A partir de cette expérience (que j’ai réalisée au cours de deux années), j’ai accumulé plus de 1500 clichés. La tache est le protagoniste, au milieu de l’image. Sur elle, autour d’elle, avec elle, de petites histoires se révèlent, racontées par des séquences photographiques. Des histoires des gens du quartier, ou des gens qui passent par hasard par là, ou pour la première fois. Gens pressés, gens lents. Des fois, la rue s’anime, se peuple, se remplit. Des fois, elle se vide. Histoires d’enfants qui jouent sur la rue (il y a encore des enfants qui jouent sur la rue !), de femmes qui font leurs courses avec ou sans leurs enfants, de touristes qui sortent de l’hôtel à côté ou qui y rentrent ou qui attendent le bus avec patience. Histoires de drogue, de petits délinquants, de violence et de police. Histoires de pigeons, qui, parfois, se rassemblent et se substituent aux foules des touristes. Un monsieur avec un imperméable qui donne secrètement de la nourriture, sortie de ses poches, presque à la dérobée, aux pigeons. Histoire de clochards qui s’installent ici pour passer la belle saison. D’une femme qui lave joyeusement ses pieds dans l’eau du caniveau. Histoires des travaux en cours qui menacent de faire disparaître la tache… Et encore, jeux de lumières et d’ombres sur la rue, nuances à chaque fois différentes de la tache et du carrelage. La tache, encore et toujours, obscurcie par la nuit ou cachée sous la neige…

Si, d’un côté de la fenêtre, il y a moi, ma chambre, mon intimité, ma personne, de l’autre côté, il y a l’extérieur, le public, les autres, le monde, le soleil, la lune. L’appareil photographique veut relier les deux mondes. Une chambre qui devient une chambre noire. Une fenêtre qui devient un objectif.
S’obliger à voir plus platement. S’obliger à ralentir le rythme du regard, à voir ce qui n’a pas d’intérêt, ce qui est le plus évident, le plus commun, le plus terne.
« Le problème n’est pas d’inventer l’espace, encore moins de ré-inventer, mais de l’interroger, ou plus simplement encore, de le lire ; car ce que nous appelons quotidienneté n’est pas évidence, mais opacité : une forme de cécité, une manière d’anesthésie. » Georges Pérec, « Especes d’espaces », 1974.