Éloge de l'amour, film de Jean-Luc Godard, est sorti le mercredi 16 mai 2001.

pour introduire : extraits citationnels de l'article paru dans LE MONDE DIPLOMATIQUE,  
PHILIPPE LAFOSSE | MAI 2001 |http://www.monde-diplomatique.fr/2001/05/LAFOSSE/15180

J.-L. G.: « Ce qui est intéressant, c'est parler du film et non de la personne. Mais qui le fait ? En littérature, c'est possible: souvent, on parle des livres, pas des auteurs. Mais, pour le cinéma, c'est exceptionnel, on parle du budget ou de ce que l'auteur a voulu faire. Les auteurs parlent beaucoup, ils disent ce qu'ils ont voulu faire, et le public les croit alors qu'ils ne l'ont pas fait. Le public ne regarde pas les images, il voit ce qu'on lui a dit qu'il devait voir, il suit l'éloge publicitaire de la télévision qui n'est dicté que par l'exploitation et ne concerne pas le produit. »


Éloge de l'amour : il y est question de quelque chose de l'amour, de l'amour de quelque chose. L'amour de la résistance, de la mémoire, du cinéma, de la langue française, de l'histoire... Edgar, c'est Bruno Putzulu. Et il suffit de le voir, de face ou de dos, droit dans son bureau, ou assis, son imper sur les genoux, ou encore regardant par la fenêtre comme on regarde à travers le temps, communiquant par l'immobilité et le silence, pour comprendre que, pour Jean-Luc Godard, cet homme, c'est « une grande rectitude, l'honnêteté et la probité en tant qu'acteur ». « Il a essayé de tenir et il a tenu. »

quatre moments de l'amour
Edgar a un projet, c'est lui qui le dit : « Ça raconte quelque chose de l'histoire des trois âges : il y a des jeunes, des adultes et des vieux. Et ce quelque chose, c'est un des moments, un des quatre moments de l'amour. » Musique. « A savoir, la rencontre, la passion physique, et puis la séparation, et puis les retrouvailles... Et vous, vous allez faire quoi là-dedans ? Et vous ? »

histoire
Il s'agit de la petite et de la grande histoire. Comment passer de l'histoire à l'Histoire ? Edgar cherche des gens, il enquête, « peut-être pour un film dans la tradition documentaire, mais qui connaît le sens exact de ce mot ? Une thèse sur les catholiques dans la Résistance... »...« Tout le monde parle de devoir de mémoire, explique Godard, mais il me semble qu'on doit parler de droit. C'est en tout cas une hypothèse... Le droit est soit une division, soit une multiplication du devoir. On a le devoir d'être humain, on a le devoir de manger... Le droit, c'est autre chose, c'est l'organisation de ce devoir. »

mémoire
La mémoire, ce sont les lieux et les monuments. Ceux de la grande histoire - qu'Éloge de l'amour montre au présent avec leur charge de passé, leur valeur commémorative - et puis, ceux de la petite - les bancs publics où s'allongent les misérables pour dormir, où s'assoient les autres pour parler ou pour lire, où le temps passe, là aussi. Et, entre la grande et la petite, ou plutôt du côté de toutes les histoires, il y a le cinéma, autre lieu de la mémoire : lieu du temps, de la fidélité et du désir. Éloge de l'amour est un éloge du temps. Il le laisse advenir, le fait apparaître.. « C'est comme la mécanique quantique, explique Godard. On peut avoir la vitesse d'un corpuscule, mais on ne sait pas où il est. Et si on sait où il est, on n'a pas sa vitesse. Le cinéma est fait ou devrait être plus fait pour s'occuper de ça, pour faire surgir. On filme au présent et on projette : on est tout de suite dans le passé. On voit une image et on y repense ensuite. Par conséquent, il s'agit bien de la mémoire. »


Éloge de l'amour
est un film noir dont Edgar serait le détective. Pour apprendre, pour connaître, il faut partir des faits. C'est indispensable pour le cinéma, « si on ne veut pas qu'un film de fiction soit juste une comédie américaine », et pour tout. Pour l'économie, par exemple : « Si vous voulez savoir, poursuit Godard, pourquoi l'économie du Japon va mal en ce moment, alors qu'il y a dix ans on nous a dit que c'était le modèle pour l'avenir, allez tous les matins à 8 heures au coin de l'avenue George-V et des Champs-Elysées : vous verrez les Japonais qui font la queue devant les magasins Vuitton. Pour acheter quoi ? Des valises couleur de caca !... C'est un mystère absolument complet ! (rires)... En voyant cette image et en la décrivant, on peut dire des choses sur l'économie japonaise ou sur l'économie en général... »

J.-L. G.: « Généralement, on ne voit pas les choses. Moi, j'essaie de les voir. Je ne vois pas loin, je suis myope, mais je vois de près. J'essaie de voir... Le titre anglais du dernier bouquin de James Ellroy, c'est The Six Cold Thousand, soit "Six mille dollars froids", et le titre français, c'est American Death Trip. Voilà, c'est ça la mondialisation... » Autre exemple : les Etats-Unis. « Je note simplement que c'est un pays dont les habitants n'ont pas de nom. Américain, ça ne veut rien dire : les Mexicains ou les Brésiliens sont aussi des Américains. Et le Brésil, aussi, ce sont des Etats unis ; le Canada également. Donc, qu'est-ce que ça dit sur eux, sur leur histoire ? Et mon hypothèse, c'est qu'il n'est effectivement pas étonnant qu'un pays dont les habitants n'ont pas de nom ait besoin des histoires des autres. Comme nous, ils cherchent l'origine, mais vu qu'ils n'ont pas une longue histoire, ils doivent la chercher chez les autres : au Vietnam, à Sarajevo... »

J.-L. G.:« Il faudrait se demander pourquoi les gens aiment voir les films américains, interroge Godard... C'est peut-être parce qu'on est comme des enfants, on aime se bourrer. Donc, puisque les gens aiment les films américains, d'accord. Mais, dans ce cas, allons jusqu'au bout, faisons pareil avec les journaux. Que Le Figaro, Libération, Le Monde soient écrits en anglais, puisqu'on veut ça, allons-y, continuons. Et même, que Le Figaro arrête ! Qu'il continue à payer les gens, et qu'il passe un accord avec le New York Times pour publier ses articles en français ! »

J.-L. G.: « Dans le débat presque obscène qui depuis quelques années compare les morts du goulag et ceux des camps, alors qu'il suffit de voir que les trois premières lettres de Lager sont les trois dernières de goulag, et où on ne discute que phrase sur phrase, moi je propose de prendre un film soviétique de la grande époque et un film d'actualités allemand, et on voit alors que les sourires des jeunes gens embrigadés en Russie et en Allemagne étaient différents. Le sourire russe était très différent du sourire allemand. Sur les jeunes filles, c'est incroyable comme ça se voit. Ce n'est pas la même chose. Et sur les morts, c'est pareil. En faisant ça, on ferait un travail sur le terrain, sur le terrain de l'entendement et de la compréhension, on ne serait pas que dans le dire. »


Éloge de l'amour
J.-L. G.: « Le titre d'un film, c'est la note de départ qui indique quelque chose. Les titres ne sont pas des sobriquets : on parle de titres de propriété, d'obligations... »

de l'amour,
il en est constamment question dans le film. De l'amour et de son absence, de la formation du couple et de sa difficulté, de la cohabitation. De tous les couples: présent_passé, noir et blanc_couleurs, mémoire_amnésie, paix_guerre, documentaire_fiction, quelque chose_rien, champ_contrechamp, action_réaction, « le plus vieux couple de l'histoire ». Éloge de l'amour dit quelque chose de tous les couples à travers M. et Mme Bayard, Tristan et Iseult, Eglantine et Perceval, Edgar et... Edgar, qui cherche jusque dans un dépôt de la SNCF une fille qui « a de gros yeux » et qui « avait un vrai discours... A propos de l'État, et de l'impossibilité que l'État tombe amoureux... ».

penser
« On ne peut penser à quelque chose que si l'on pense à autre chose », ainsi que le dit Edgar : « Vous voyez un paysage nouveau ; il est nouveau pour vous parce que vous le comparez en pensée à un autre paysage, ancien celui-là, que vous connaissez. »


Éloge de l'amour
est un film sur la place de chacun dans l'espace et le temps, sur le champ et le contrechamp.

«Le champ-contrechamp,
c'est une photo de quelqu'un puis une autre photo de quelqu'un qui parle, lance Godard. Mais, en fait, si on regarde bien, techniquement, il n'y a encore jamais eu de vrai champ-contrechamp, il n'y a eu que le début de quelque chose qui foire, il n'y a jamais eu les contrechamps qu'il aurait fallu, la vision ou la non-vision, l'absence, l'innommable... Et mon idée, c'est que le fait qu'il n'y en ait jamais eu a pour conséquence que rien n'a changé. Quelque chose n'a pas eu lieu... Quant à la télévision, sur le fond, elle ignore complètement le contrechamp. Elle ne montre pas celui qui écoute. Il y a un plan, puis ils coupent, comme ils disent, et il y en a un autre, et ces plans n'ont pas de rapport humain entre eux. Par moments, il n'y a tellement plus de rapports entre les plans que même l'image toute petite de la télévision, ils la sous-divisent encore, on ne sait pas pourquoi... » Puis, il ajoute : « On pourrait en discuter, si la discussion était possible, mais ce n'est plus le cas. On ne peut plus batailler, les gens ne suivent plus, ils se fâchent. Ils affirment mais ne discutent pas. »

la discussion
Godard essaie pourtant encore de réveiller la discussion, et s'il fait appel à Wittgenstein, Cioran, Matisse, Bresson, Monet, Simone Weil, Georges Bataille, Robert Walser et d'autres, c'est pour faire entendre des idées : « Je mets ces mots pour les garder, pour qu'ils amènent à autre chose. C'est un tableau sonore que je fais, c'est le tableau qui a un sens... J'émets des idées. A partir de là, on réfléchit et on en reparle un jour. C'est à chacun de voir. Si ça ne plaît pas qu'on parle du champ-contrechamp, tant pis... »


Éloge de l'amour
passe du noir et blanc à la couleur
Après une heure, on passe du noir et blanc à la couleur. Et pas n'importe quelle couleur : celle d'une caméra numérique dont les tons rappellent le fauvisme. La mer est rouge, la plage est bleue. Les ondes vermillon sur la mer font écho à l'Orchestre rouge. C'est la seconde partie du film qui commence : deux ans avant, en Bretagne, où Edgar rencontre Jean Lacouture, car il cherche à « se documenter sur le fond ». Deux ans avant, que s'est-il donc passé ?

D'abord, on voit Edgar, seul sur une route bleue bordée d'arbres jaunes et rouges ; un panneau indique « Attention enfants » : Edgar sort de l'enfance, essaie de devenir adulte. Pour le reste, pour savoir, on ira au cinéma.

On y verra qu'Éloge de l'amour est un film d'amour noir, un film politique, historique, sociologique, une quête incessante. Un regard parfois mélancolique - « Chaque pensée devrait rappeler la ruine d'un sourire »... - sur des fragments du néant, qui nous montre et nous fait écouter quelque chose des hommes et du monde, tels qu'ils sont.

« Les choses prennent du sens quand elles finissent : c'est parce que c'est là que l'histoire commence. » Pas votre histoire ni la mienne, ainsi que le dit Edgar. Quoi qu'il arrive : la nôtre.